jeudi 31 décembre 2020

Quelle est cette cour qui court derrière le roi ?

Début mai 1744, le roi Louis XV se rend dans ses contrées de Flandre et de Hainaut, à l’époque placées sous la gouvernance du duc de Boufflers. Son propos est de visiter la région et ses installations militaires, ainsi que de « ranimer le courage des soldats » en pleine guerre de succession d’Autriche. Valenciennes se trouve bien sûr au nombre des étapes.

Louis XV (1710-1774). Portrait vers 1750 par Van Loo
(image Wikipédia)

 

Louis XV part de Versailles le 3 mai à 4h du matin. « Le marquis de Meuse-Choiseul, lieutenant-général de ses armées, & le complaisant de ses petits appartements partait avec lui, de même que le confesseur & l’aumônier [1] » Il arrive d’abord à Péronne, où il passe la nuit, puis se remet en route pour rejoindre Cambrai où il « fit sa prière à la Vierge dans la cathédrale », et atteint Valenciennes le 4 mai dans l’après-midi.

 

Dès le 1er mai, ces messieurs du Magistrat ont été officiellement prévenus de l’arrivée du souverain. D’ailleurs, résident déjà en ville depuis quelques jours, des lieutenants généraux et maréchaux de camps et une vingtaine de ducs parmi lesquels le duc de Chartres, le comte de Clermont, le duc de Penthièvre.


Louis-Philippe d'Orléans (1725-1785, duc de Chartres jusque 1752.
Portrait vers 1752 par Alexandre Roslin
(image Wikipédia)

Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont (1709-1771).
Portrait par François-Hubert Drouais
(image Wikipédia)

 

Louis de Bourbon, duc de Penthièvre (1725-1793)
(image Wikipédia)


Valenciennes recevant le roi, elle soigne son accueil ! La porte de Tournai étant la plus belle porte de la ville, c’est par là que le souverain entrera (alors qu’il arrive de Cambrai). Le chemin est balisé, si j’ose dire, par les gens en armes : la maréchaussée, les cinq compagnies bourgeoises en uniforme et armées (il s’agit des « serments [2] »), trois escadrons de cavalerie du Régiment de Noailles, et encore trois bataillons du Régiment de Bourbonnais, tous ces soldats placés en haie jusqu’à la ville. Quant aux membres du Magistrat, ils attendent leur royal visiteur dans une tente dressée à côté de la porte.

 

Et le voici ! Vers les trois heures et demie, Louis XV dans son carrosse pénètre en ville, accompagné de toutes les cloches et carillons sonnant à toute volée. Il est précédé, dit la chronique, « des Princes du Sang, de M. le Maréchal de Noailles, de M. le Comte d’Argenson, Ministre de la guerre, des Ducs, Lieutenants généraux, Maréchaux de camp, & elle était escortée (sa majesté) par un détachement des Mousquetaires, des Gardes du Corps & des Carabiniers. [3] » Quelle foule !

 

Adrien Maurice de Noaille, maréchal de France (1678-1766)
(image Wikipédia)

   

Marc-Pierre de Voyer de Paulmy, comte d'Argenson (1696-1764)
(image Wikipédia)


 

Joseph-Marie duc de Boufflers (1706-1747)
(image Wikipédia)

 

Le duc de Boufflers, qui avait été au-devant du roi jusqu’à Péronne, descend le premier de son carrosse pour servir de lien, en quelque sorte, entre le souverain et les membres du Magistrat. C’est devant lui que Louis XV s’arrête, alors que tout le monde met genou à terre. C’est lui qui prend la clé de la ville des mains du Prévost et les remet au roi, et c’est à lui que le roi les rend pour qu’il les rende au Prévost (ce prêté-rendu des clés s’effectuera de la même façon à Lille quelques jours plus tard). C’est Boufflers encore qui présente au roi, par leur nom, les officiers de l’Etat-major.

Cette cérémonie ayant eu lieu, Louis XV entra dans Valenciennes dans son carrosse, accompagné de « Monsieur le Premier » (c’est-à-dire l’officier en charge de la petite écurie à Versailles), du duc d’Ayen et du duc de Richelieu, salué de trois salves d’artillerie.

 

Louis de Noailles, duc d'Ayen (1713-1793)
(image Wikipédia)


Louis de Vigneron du Plessis, duc de Richelieu (1696-1788)
Portrait par Nattier
(image Wikipédia)



Les rues empruntées par le cortège étaient sablées, ornées de tapis et bordées de troupes. Le roi allait loger à l’Intendance, avec toute sa garde composée d’un colonel, d’un lieutenant-colonel, d’un major, d’un aide-major, de six capitaines, six lieutenants, deux enseignes, douze sergents et trois cents hommes y compris les tambours [4] ! Oui, il faut tout ce monde pour « garder » le roi de France !

Le soir, tandis que le roi soupait « à son grand couvert » (je présume que cela veut dire à grands frais !), les habitants ont fait des illuminations sur leurs maisons et des feux devant leurs portes, comme les y avait invités une ordonnance du Magistrat.

 

Le lendemain, 5 mai, le roi dès 10h du matin visite la ville avec les princes, les officiers généraux et les ingénieurs. Faisant le tour par l’extérieur, « il vit des fortifications pour la première fois de sa vie, » s’exclame le duc de Richelieu – fortifications auxquelles il s’intéresse de près et qu’il examine avec soin. L’après-midi c’est l’arsenal et le magasin au blé qui retiennent son attention. Enfin, le 6 mai, le roi est reçu à la citadelle : il s’y rend en carrosse, salué à son entrée (et à sa sortie) par le son du canon.

 

Entrée de la citadelle de Valenciennes, à la fin du XIXe siècle
(image extraite de la page Facebook de Richard Lemoine)


Au chapitre des plaisirs, le 6 mai est donnée une représentation de Zaïre en présence de son auteur, Voltaire. L’écrivain accompagne en effet le déplacement royal, avec la marquise du Châtelet, sa maîtresse depuis une dizaine d’années – tous deux logent à « l’Aigle rouge ». Gabriel Hécart [5] raconte à ce propos une amusante anecdote. A peine arrivé à Valenciennes, rapporte-t-il, Voltaire reçut de nombreuses invitations à dîner. Il en accepta une, mettant les convives dans l’extase à l’idée de mener conversation avec un homme de lettres aussi réputé. Hélas, flairant l’intention, Voltaire garda à table « un silence obstiné », ne répondant que par oui ou par non aux questions qui lui étaient posées. Le repas terminé, il prit congé, plantant là son monde un peu ahuri. C’est donc ça, Voltaire ? firent les convives déconfits. Il n’a aucune conversation ! Forcément : il ne sait pas boire ! (Voltaire était resté très sobre). C’est le vin qui donne de l’esprit ! Et Hécart de conclure son histoire : « il fut décidé qu’on se vengerait sur les bouteilles ». 

 

Emilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet, femme de lettres (1706-1749)
Portrait par Quentin de La Tour
(image Wikipédia)

  

François-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778).
Portrait vers 1737 par Quentin de La Tour
(image extraite du site cosmovisions.com)

 

Je reviens à Louis XV : les trois jours suivants sont consacrés à quelques excursions, telles la visite de Condé, du Quesnoy (deux villes dotées de belles fortifications) et de la manufacture d’armes de Maubeuge.

 

Le 10 mai, de retour à Valenciennes, Louis XV assiste à la messe à Notre-Dame-la-Grande, puis travaille avec ses ministres jusqu’à 9h du soir. « Il tient un conseil de guerre, indique Jean-Pierre Bois [6], et la décision est alors prise de mettre le siège devant Menin, premier objectif de la campagne de Flandre. » 

 

Intérieur du choeur de Notre-Dame-la-Grande,
d'après le manuscrit de Simon Leboucq
(Revue du Nord, n) 245, année 1980)


Façade de l'Hôtel de ville de Valenciennes au XVIIIe siècle
(image extraite de la page Facebook de Richard Lemoine)


Le roi se rend ensuite à l’Hôtel de Ville pour profiter de la fête organisée en son honneur. Ces messieurs du Magistrat l’accueillent en bas du grand escalier, que Louis XV gravit avec ses « princes et seigneurs » pour prendre place au balcon. Là, il est invité à mettre le feu à une mèche qui, en se consumant, va enflammer un grand feu de joie dressé au milieu de la place d’Armes. On dit qu’il resta près d’une demi-heure au balcon, à profiter de l’allégresse ambiante ! Et en effet le bon peuple pouvait être joyeux, puisque « les membres du Magistrat firent couler ce jour-là deux fontaines de vin aux deux extrémités de l’Hôtel de Ville [7] » !

 

Le 11 mai, Louis XV quitte Valenciennes à 8h du matin, destination Douai puis Lille. Il est enchanté de son séjour, de ses rencontres, de ses visites – on sait que c’est à sa demande que sera construit l’Hôpital Général à partir de 1752.

On sait aussi que le roi vivait là ses derniers mois de « Bien Aimé ». En août 1744, tombant gravement malade durant le siège de Metz, Louis XV est obligé de confesser publiquement tous ses péchés (pour aller tout droit au paradis, au cas où tout ça tournerait mal), dévoilant au peuple l’ensemble de ses turpitudes car la confession était lue dans les églises. Il s’est ainsi gravement discrédité, tout en recouvrant une excellente santé.

Sic transit gloria mundi.



[1] Mémoires du maréchal duc de Richelieu, tome 7, chapitre 12 : Les campagnes de Louis XV en 1744.

[2] Voir dans ce blog mon article « Quelle est cette impasse au milieu des jardins ? » posté en mars 2019.

[3] L’histoire est racontée dans l’Almanach de Valenciennes de 1787.

[4] Almanach de Valenciennes, op. cit.

[5] Recherches historiques, bibliographiques, critiques et littéraires sur le théâtre de Valenciennes par Gabriel Antoine Joseph Hécart, chapitre VII, 1816.

[6] Maurice de Saxe par Jean-Pierre Bois, chapitre 8 (1992).

[7] Almanach de Valenciennes, op. cit.

samedi 28 novembre 2020

Qu'ont-elles en commun, ces deux célèbres dames ?

 

















Il y a quelque chose d’émouvant à regarder aujourd’hui cet extrait de l’émission « Discorama », où Marie Laforêt répond aux questions de Denise Glaser, en mars 1966.

https://www.youtube.com/watch?v=NOv8YPGaW3U

 

Quelque chose d’inexprimable, même ; car en 1966 elles ignoraient qu’elles auraient un point commun – tandis que nous, aujourd’hui, nous le savons. Ce point commun c’est Valenciennes.

 

Au cours de leur vie, Marie Laforêt et Denise Glaser ont eu un premier point commun : la traversée des années de guerre. Née à Arras (Pas-de-Calais) en novembre 1920, Denise Glaser était la fille de commerçants qui vendaient des vêtements. Tenu par des juifs, le magasin est confisqué et aryanisé en 1942. Denise est réfugiée à Clermont-Ferrand, elle entre dans un réseau de résistance, elle se dira plus tard très marquée par la réalité des fours crématoires…

Marie Laforêt – ou Maïtena Doumenach, c’est son nom – a quasi vingt ans de moins, née en octobre 1939 à Soulac-sur-Mer en Gironde. Son père, prisonnier de guerre, ne rejoindra sa famille qu’après la libération. Chassées de Soulac, Marie, sa mère et sa sœur se réfugient à Cahors puis en Ariège, où les attend une vie de privations. L’absence de son père dans sa petite enfance vaudra à Marie Laforêt de très mauvais souvenirs…

 

Alors Valenciennes ?

Pour Marie Laforêt, Valenciennes c’est l’école des filles puis le lycée Watteau, une petite parenthèse dans sa vie d’écolière. Elle arrive dans la région en 1945, elle n’a pas encore six ans. Au sortir de la guerre, son père, polytechnicien, a été nommé directeur de la société Franco-Belge qui construit des locomotives à Raismes. Elle raconte, dans son livre Contes et légendes de ma vie privée (Stock, 1981), ses souvenirs de ces années partagées entre école, goûters chez la voisine, et grèves des ouvriers… Elle a vécu ici jusqu’à sa classe de 5e, en 1951-52.

Pour Denise Glaser, Valenciennes c’est … le cimetière. Elle est morte le 6 juin 1983 à Paris, dans une extrême pauvreté et une totale solitude, et fut inhumée dans un caveau familial qui se trouve dans le carré juif du cimetière Saint-Roch. Elle avait côtoyé les plus grands artistes, les avait tous reçus dans son émission diffusée tous les dimanches de février 1959 à juin 1968, puis de manière plus épisodique jusqu’en janvier 1975. On dit que personne n’est venu à son enterrement, sauf les chanteuses Barbara et Catherine Lara.

1983, c’est l’année de la mort du père de Marie Laforêt, elle-même étant décédée fin 2019.

 

Voulez-vous un troisième point commun ? Regardez-les se parler sur les images de « Discorama » : elles ont toutes les deux des yeux extraordinaires. 

vendredi 27 novembre 2020

Qui sont ces maîtres-enchanteurs qui égayèrent la fête ?

Mi-septembre 1852, Valenciennes s’apprête à célébrer sa Fête patronale, à grand renfort d’événements et de récréations destinés à divertir la population. Au nombre des festivités, on annonce l’organisation d’un concert dont la grande vedette sera Gueymard, le ténor lyrique de l’Opéra de Paris, rien moins que le Pavarotti de l’époque !  

L'Echo de la Frontière, 18 septembre 1852
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Louis Gueymard (1822-1880)[1] a été découvert par un chef d’orchestre lyonnais, qui l’entend chanter alors qu’il travaille aux champs avec son père et l’encourage à « quitter la charrue pour la musique ». Après les cours du Conservatoire de Paris, il débute à l’Opéra en 1848 dans le rôle de Robert le Diable (opéra de Meyerbeer), rôle qu’il chantera année après année… 

 

Louis Gueymard en 1864
(photo extraite du site artlyriquefr.fr)

 

En cette année 1852, Gueymard touche à l’Opéra de Paris 45.000 fr pour une saison de huit mois ; ce n’est pas le contrat le plus cher : l’autre ténor de l’Opéra, Gustave Roger, reçoit 60.000 fr pour huit mois. Les critiques admirent Gueymard pour sa voix, « solide et infatigable », « organe magnifique », « grande sonorité et mâle franchise ». Ils sont plus sévères quand ils parlent du chanteur, « médiocre », « laborieux », « un avare qui ménage son trésor ». L’un d’eux prévient : « Une preuve des ménagements qu’il a pour sa voix : jamais Gueymard ne chantera en dehors de l’Opéra. Vous le demandez pour une œuvre de bienfaisance, il trouvera mille prétextes pour refuser de chanter. Rendons-lui cette justice, que ces prétextes seront accompagnés d’un billet de 500 francs, qu’il enverra pour les pauvres. »

 

Autre nom à l’affiche du grand concert du 20 septembre : Zoé Duez. Cette soprano est née à Lille en 1830, et a commencé sa carrière lyrique à Bruxelles en 1850. Elle est engagée à l’Opéra de Paris précisément en septembre 1852. Débutante, elle est mal connue des aficionados ; Meyerbeer, de passage à Valenciennes quelques jours avant le concert, et à qui on demande son avis, avoue que « il ne la connaît pas, mais il assure que des artistes distingués qui l’ont entendue, lui en ont dit le plus grand bien [2]. » Nous voilà rassurés !

 

Zoé Duez
(image extraite du site artlyriquefr.fr)


Le harpiste Félix Godefroy (1818-1897) est lui aussi une grande vedette de l’époque. C’est un instrumentiste hors pair, également compositeur pour la harpe et pour le piano. Né à Namur, c’est à Paris qu’il a suivi les cours de harpe du Conservatoire. C’est un virtuose qui connaîtra une magnifique carrière de soliste. 

 

Félix Godefroy en 1851
(image extraite du site BnF Data)


Voici un exemple d’une de ses compositions pour la harpe (de 1878) : 

https://www.youtube.com/watch?v=cRdzHgCrEww

 

A la tête de l’orchestre de l’Académie de musique de Valenciennes, qui se produira lors du « grand concert » du 20 septembre, on trouve Albert Seigne. Il est né à Tournai en 1822 (fils d’un maître à danser français), et est admis au Conservatoire de Liège en 1831. Il y suivra les cours de solfège et de violon jusqu’en 1837. Au passage, j’aime vous rapporter cette anecodte : « Le 24 août 1832 [il a dix ans], il obtient un second prix de solfège, cité après César Franck qui remporte, lui, un premier prix à l’âge de neuf ans et demi. Le 27 février 1834, Seigne obtient un premier prix de solfège et un accessit au violon, tandis que Franck a un premier prix de violon [3]. » Quand on connaît le destin du grand compositeur César Franck, on constate que Seigne ne concourait pas avec la piétaille ! A quinze ans il est nommé troisième chef d’orchestre au Théâtre royal de Liège, et en 1840 il devient professeur de violon au Conservatoire, toujours à Liège. Il devient ensuite chef d’orchestre à Caen, au Havre, à Brest, à Strasbourg, à Lille… et à Valenciennes.

 

La date approche et les préparatifs vont bon train, notamment au Théâtre qui se trouve alors sur la Place d’Armes, à côté de l’Hôtel de Ville.

 

 

Le joli théâtre de Valenciennes au début du XXe siècle
(photo extraite de la page Facebook de Richard Lemoine)
Tout le bâtiment a disparu, avec le reste de la place, dans le grand incendie de 1940.



























La construction de cette Salle de Spectacles – comme on l’appelle, plutôt que « théâtre » - remonte à 1781. Sa façade, de style ionique, a été dessinée par M. de Pujol alors prévôt de la ville. L’Indicateur de Valenciennes, en 1826, se félicite : « La salle est d’une coupe heureuse, et certainement la plus belle du département. » Les premières peintures intérieures ont été détruites par les bombardements autrichiens en 1793 ; le peintre Adrien Coliez (1754-1824), de Valenciennes, a donc été appelé pour refaire les décorations : il s’était fait une spécialité des décorations de maisons, d’hôtels particuliers, de théâtres… et des décors de scène.

 

Exemple de décoration de Coliez pour un "dessus de porte" d'hôtel particulier
(image extraite du site pop.culture.gouv.fr)

 

La date du concert approche et patatras : la municipalité apprend que Louis Gueymard ne viendra pas ! « Par une circonstance due à une indisposition de Mme Tedesco [4], écrit L’Echo de la Frontière, M. Gueymard est forcé de rester à Paris par suite des exigences du répertoire. » C’est une catastrophe pour les organisateurs (et ça nous rappelle le critique cité plus haut) ! Et l’on apprend que « le professeur envoyé une première fois à Paris (sans doute Albert Seigne), dut revenir en hâte à Paris (le 18 septembre !) pour négocier auprès de quelque autre grand artiste. »

Eh bien, aussi incroyable que cela paraisse, cet autre grand artiste sera Gustave Roger, l’autre ténor de l’Opéra. Monsieur Gueymard avait demandé 1.000 francs pour sa prestation ; Monsieur Roger a cédé à la supplique de Seigne pour 1.500 francs !

 

Gustave Roger (1815-1879) est devenu ténor lyrique contre l’avis de ses parents, qui voyaient en lui un notaire. Après des études au Conservatoire de Paris il fit ses débuts à l’Opéra-comique en 1838, où il connut un grand succès. Engagé à l’Opéra de Paris en 1848, il y chanta les grands rôles mais « sa voix, charmante mais d’un volume trop faible, s’y brisa en peu de temps. » Par-dessus le marché, il fut victime en 1859 d’un accident de chasse qui lui fit perdre le bras droit. Sans son bras, sans sa voix, il tenta de se faire comédien, mais finit comme professeur de chant au Conservatoire en 1869.

 

Gustave Roger
(image extraite du site artlyriquefr.fr)

A l’époque où il vient chanter à Valenciennes au débotté, le ténor est au sommet de son art. L’Echo de la Frontière se fait l’écho, justement, de l’enchantement que « le roi des ténors » produit sur le public en cette matinée du 20 septembre : « Roger a chanté l’air magnifique de Joseph [5]. Noblesse, sensibilité, accent dramatique, tout cela est réuni dans la manière dont ce grand artiste interprète ce chef d’œuvre. » Surtout, Gustave Roger ne manque pas de mettre à son répertoire des œuvres du compositeur valenciennois Edmond Membrée – notamment une ballade intitulée Page, écuyer et capitaine (https://imslp.org/wiki/Page,_%C3%A9cuyer,_capitaine_(Membr%C3%A9e,_Edmond)) ballade que, en vérité, il interprète dans chacun de ses tours de chant car, composée en 1851, elle lui a été dédicacée (« à son ami G. Roger ») par l’auteur.

 

Edmond Membrée (1820-1882), né à Valenciennes, a étudié l’harmonie et la composition au Conservatoire de Paris. Ballades, cantates, opéras, il compose essentiellement des œuvres vocales. On lit dans l’Encyclopédie de la musique et Dictionnaire du Conservatoire qu’il était appelé « l’homme des pièces reçues car, dès qu’un théâtre ouvrait ses portes, il s’y précipitait pour faire agréer une des nombreuses œuvres qui dormaient dans ses cartons [6]. »

 

Edmond Membrée
(photo extraite du site Paris Musées)

 

Dans son compte-rendu paru le 23 septembre, L’Echo de la Frontière nous apprend la présence d’un quatrième artiste : « Un très jeune violoniste, M. Monasterio, a complété ce concert, en déployant un talent que bien des artistes arrivés à l’apogée de leur carrière, lui envieraient. » Il s’agit de Jesus de Monasterio (1836-1903), un virtuose tout jeune en effet en 1852 (16 ans), un Espagnol formé au Conservatoire de Bruxelles, et qui connaîtra dans son pays une gloire sans pareille comme violoniste, comme compositeur et comme enseignant (il aura pour élève Pablo Casals). Sa présence sur la scène de Valenciennes ce 20 septembre montre assez qu’Albert Seigne savait choisir ses artistes interprètes !

 

Monasterio en 1866
(image Wikipedia)

 

Un succès, alors, ce concert ? Bien rattrapée, l’absence du ténor Gueymard ? Satisfaite, la municipalité de Valenciennes ? 

Eh bien, non. Car l’histoire ne s’arrête pas là.

 

Le 7 juillet 1853, la presse valenciennoise diffusait un communiqué repris également par la presse spécialisée dans la musique, qui montre que le maire de Valenciennes (Honoré Carlier-Mathieu, tout juste élu le 18 septembre !) n’a pas du tout apprécié les improvisations du programme.

Le communiqué précise que la représentation du 20 septembre « devait être aussi l’occasion d’une œuvre pieuse » : les pauvres de Valenciennes devaient profiter des bénéfices du concert. Certes, le concert a eu lieu ; mais la nouvelle de l’absence de Gueymard s’était propagée en ville, tandis que la présence de Roger n’avait pas pu être annoncée. « Un grand nombre de personnes, restées dans l’incertitude, s’abstinrent de prendre des billets, si bien que les frais ne furent pas couverts. » Et l’on n’eut rien à donner aux pauvres.

Le maire de Valenciennes a donc décidé – approuvé par son conseil municipal et autorisé par le préfet – d’assigner Louis Gueymard en justice pour exiger de lui « le dédit de 1.000 francs stipulé lors de l’engagement fait par ce dernier de venir chanter. » 

Peine perdue : le tribunal a estimé que le maire, en acceptant Monsieur Roger contre Monsieur Gueymard sans protester, avait ratifié l’échange et qu’il avait ainsi exonéré Louis Gueymard de toute obligation. La demande du maire a été rejetée. 

 

En France, dit-on, tout finit par des chansons. Cette fin-ci ressemble plutôt à une fausse note.

 

 

Pour information, je vous donne le programme entier 

des festivités de ce mois de septembre 1852 :

 

9 au 18 septembre : exposition agricole départementale du Nord, 

à l’Hôtel de Ville.

12 septembre : procession du Saint-Cordon 

en présence de l’Archevêque.

13 septembre : bénédiction de la première pierre 

de l’église Notre-Dame du Saint-cordon

15 septembre : ouverture de la Foire de Valenciennes

16 septembre : ouverture du Congrès des agriculteurs 

du Nord de la France, à l’Hôtel de Ville.

(18 septembre : élection d’un nouveau conseil municipal)

19 septembre à St-Amand : concours agricoles 

(bestiaux, instruments, labourage).

19 septembre et jours suivants, jeu de balle sur la Place Verte.

19 et 20 septembre : tir à l’arbalète sur l’Esplanade ; 

tir à la perche à St-Waast-là-haut.

20 septembre à onze heures du matin : 

grand concert vocal et instrumental à la Salle de Spectacle.

20 septembre à deux heures : distribution des récompenses agricoles, 

à la Salle du Théâtre.

26 et 27 septembre : tir à l’arc à la perche sur l’Esplanade ; 

tir à la cible pour la garnison.



[1] Presque toutes mes informations sur les musiciens cités ici proviennent d’un site internet merveilleux : artlyriquefr.fr

[2] L’Echo de la Frontière, 9 septembre 1852.

[3] J. Muller, « Influence de l’enseignement liégeois sur l’école française de l’alto » in Revue belge de Musicologie n° 47 (1993).

[4] Fortunata Tedesco, contralto née en Italie en 1826, retirée de la scène en 1866.

[5] Composé par Etienne Méhul, l’auteur du célèbre Chant du départ.

[6] Encyclopédie de la musique et Dictionnaire du Conservatoire, par Albert Lavignac et Lionel de la Laurencie, Librairie Delagrave, Paris, 1931.

dimanche 15 novembre 2020

À quelle heure part la diligence ?

Il m’arrive (il m’arrivait, avant le confinement) de choisir de passer la journée à Paris, en prenant le train le matin et idem le soir, moins de deux heures de trajet, tout ça pour trois clopinettes grâce à ma carte « Avantages Seniors ». Le rêve pour un Valenciennois de l’ancien régime ! Voyager, avant la Révolution, c’était quasi la galère. Il fallait prévoir, organiser, et sortir son porte-monnaie. C’était donc réservé (je pense) aux personnes bien portantes, et bien argentées.

Imaginez donc que nous sommes en 1786 (c’est la date de l’Almanach [1]que j’ai consulté) et que nous souhaitons, vous et moi, nous rendre à Paris pour affaires. Depuis que Colbert s’y est intéressé, un siècle plus tôt, l’administration des routes est prise un peu plus au sérieux. Elles ont été classées selon le trafic attendu et un budget a été créé pour leur entretien. Le réseau se développe, même si elles ne sont encore faites que de pierres et de cailloux.

A la toute fin du XVIIe siècle, la diligence a commencé à remplacer le coche, notamment pour les longs déplacements. Aussitôt des entrepreneurs se lancent dans des « services de diligence » à titre privé. C’est le cas à Valenciennes ; l’Almanach cite les noms des directeurs : Messieurs Delcourt et Meurice rue Capron, Bécourt rue Cardon, Martin rue de Cambrai, Nollet puis Lasselin à la Placette, tous s’occupent de vous faire voyager avec autant de régularité que possible.

 

Victor Venner, "La diligence devant l'auberge", sur le site coutaubegarie.com

 

« Les diligences, explique Mireille Pailleux [2], sont vers 1760 des voitures énormes, pouvant transporter seize voyageurs, compartimentées : à l’avant le coupé (trois places de luxe), l’intérieur où l’on trouve deux banquettes de trois places chacune, en vis-à-vis, et à l’arrière la rotonde comprenant deux places. L’impériale comporte trois places, les moins chères, donc exposées aux intempéries. »

Je ne trouve pas, dans mon Almanach valenciennois, de tarifs différenciés selon la place qu’on occuperait dans la diligence. On paye à la distance : pour Valenciennes-Sedan, prévoyez 16 livres et 10 sous ; pour aller à Lille, 10 livres ; Douai et Maubeuge sont plus proches, 3 livres et 10 sous seulement ; pour Valenciennes-Paris il faut sortir une fortune : 40 livres et 4 sous ! Et si vous avez des bagages, vous payez un supplément, toujours en fonction de la distance à parcourir.

Parfois cette distance est assez courte pour que le tarif ne dépasse plus la livre : 30 sous pour aller au Quesnoy, 20 sous pour aller à Condé, ce sont vraiment deux villes voisines.

 

Alors, à quelle heure part la diligence ?

Pour Sedan, on ne sait pas ! On sait qu’elle arrive à Valenciennes le lundi à 11h du matin et qu’elle part tous les mardis. Elle « loge » (comme dit l’Almanach) au Pot d’Etain, 31 rue Cardon. Pour parcourir les quelque 145 kilomètres, la diligence met presque quatre jours, arrivant à destination dans la journée du vendredi. Elle annonce en effet plusieurs étapes, pour dîner (à midi) et pour coucher – et pour s’occuper des chevaux !

C’est au Pot d’Etain aussi qu’on peut prendre la diligence pour Le Quesnoy (16 km), l’après-midi des lundi, mercredi et samedi, à 2h en hiver et à 4h en été.

 

Lille n’est qu’à une cinquantaine de kilomètres, que la diligence parcourt en une journée, passant par Saint-Amand, Orchies et Pont-à-Marcq. Elle part de la Placette (dans le quartier de l’esplanade), chaque lundi, mercredi et vendredi, à 6h du matin. S’adresser à Monsieur Nollet (en 1786), l’année suivante à Monsieur Lasselin.

 

Le Lion d’Argent, au 23 rue de Cambrai, « loge » deux diligences : l’une pour Douai, l’autre pour Maubeuge. Le trajet pour Maubeuge s’effectue via Bavay, un petit 40 kilomètres. La diligence part à 7h du matin, été comme hiver, le mardi et le vendredi.

Pour Douai (environ 35 kilomètres, via Bouchain), on a établi des horaires d’hiver (départ à 8h du matin, arrivée le soir) et des horaires d’été (départ à 5h du matin, arrivée à midi). La diligence part les mardi, jeudi et samedi de chaque semaine.

 

Pour aller à Condé (13 km), rendez-vous au Saumon, 12 rue de Tournai. C’est là qu’arrive la diligence qui fait l’aller-retour les lundi, mercredi et samedi ; elle repart à 3h en hiver, à 5h en été.

 

(Image extraite du site jeanmichel.guyon.free.fr)





















 

Quant à la diligence pour Paris – celle que nous souhaitons prendre, je vous le rappelle – elle fonctionne aussi en horaires d’été ou d’hiver, et part chaque dimanche, mardi et vendredi. Elle « loge » à La Cour de France, 11 rue Capron. 

En été (du 1er avril au 1er octobre), elle part à 6h du matin ; elle s’arrête à Cambrai pour déjeuner, à Péronne pour coucher, le lendemain à Pont (dans l’Oise) à nouveau pour déjeuner, et arrive à Paris à 7h du soir.

En plus des étapes annoncées, la diligence s’arrête, été comme hiver, pour éventuellement prendre des voyageurs (ou les laisser descendre !), à Bouchain, Roye, Gournay et Louvres.

En hiver, le voyage est plus long ! Du 1er octobre au 30 mars, la voiture part (toujours les dimanche, mardi et vendredi) à midi. Elle s’arrête à Cambrai pour coucher, le lendemain à Péronne pour déjeuner, à Pont pour souper, et enfin arrive à Paris à 8h du matin, soit le surlendemain du départ.

Embarquons donc, mesdames messieurs, et traversons la Picardie en souhaitant que la voiture ne verse pas dans le fossé, ni qu’il ne faille en descendre pour la pousser dans les montées, et en espérant que les auberges-étapes seront accueillantes et confortables…


 

L'intérieur d'une auberge au XVIIIe siècle

 



























Sans vouloir vous effrayer, je dois aussi vous prévenir que, dès que nous aurons quitté le Hainaut, nous allons perdre tous nos repères quotidiens.

Ces kilomètres que j’ai utilisés pour vous donner la distance entre les différentes villes, n’existent pas au XVIIIe siècle. On parle en lieues, en pieds, en pouces. Le pied de Paris (dit pied de Roi) se divise en douze pouces ; le pied de Valenciennes (le pied Hainaut) en dix pouces seulement ; il est donc plus court d’un douzième que celui de Paris, méfiez-vous.

Si vous venez à Paris pour vendre les belles toiles de Valenciennes, apprenez à compter « à la française ». L’aune commune de Paris a 44 pouces ; l’aune pour les draps et les étoffes de laine, 43 pouces 10 lignes 2 cinquièmes ; l’aune pour les toiles n’a que 43 pouces 8 lignes ; notre aune de Valenciennes, elle, a 27 pouces 6 lignes. La correspondance est de 5 aunes communes de Paris pour 8 aunes de Valenciennes.

Si votre marchandise est liquide, sachez qu’à Paris on la mesurera en setier. Un setier contient 4 quarts, ou 8 pintes, ou 16 chopines, ou 32 demi-setiers, ou 64 poinçons, ou 256 roquilles. Tandis qu’à Valenciennes, les liquides se mesurent par pot. Un pot vaut 2 demi-pots ou 2 canettes, ou 4 pintes, ou 8 demi-pintes, ou 16 potées, ou 32 demi-potées.

S’il vous faut peser votre marchandise, soyez sur vos gardes : il est d’usage de donner 105 livres poids de Valenciennes pour 100 livres poids de Paris (ou poids de marc). Je vous fais grâce des détails sur les divisions du poids de marc en onces, gros, deniers, et grains…

A propos de grains : venez-vous vendre du grain ? Ne vous trompez pas de mesure ! Le blé se mesure à Paris par muid. Un muid contient 12 setiers, ou 24 mines, ou 48 minots, ou 144 boisseaux, ou 2304 litrons. A Valenciennes, le blé se mesure par mencaud. Le mencaud contient 2 vasseaux, ou 4 quartiers, ou 8 demi-quartiers, ou 16 pintes. Voici les correspondances entre toutes ces mesures, gardez bien ce petit tableau avec vous :

 


Pourquoi faire simple ? Ce qui vaut pour le blé ne vaut pas pour les autres grains. Ainsi, le setier d’avoine fait le double de celui de froment (Paris), et le mencaud d’avoine est d’un tiers plus fort que celui de froment (Valenciennes). Un boisseau de froment « de bonne qualité » pèse environ 20 livres, le mencaud 80 livres, poids de marc.

 

 

(Image extraite du site criollita.fr)

 

Bien sûr, qui dit commerce et bonnes affaires dit aussi espèces sonnantes et trébuchantes. Je vous fais confiance pour ouvrir l’œil. Ici, je donne la parole au chanoine Loridan [3] : « La livre Hainaut se subdivise comme celle de France en 20 sols Hainaut et chaque sol (ou sou) en 12 deniers, avec cette différence que la livre Hainaut ne vaut que 12 sols 6 deniers de France, soit exactement 0 fr 62, attendu que 8 livres de cette monnaie ne font que 5 livres Tournois » (livre Tournois et livre de France sont synonymes). Loridan poursuit – et je vous invite à bien vous accrocher : « De plus, on y compte aussi (à Valenciennes) par florins et patars (ou patards), pistoles et patacons. Le florin étant de 20 patars ou 25 sols, le patar ou sol parisis vaut 15 deniers. La pistole est de 10 livres et le patacon est un petit écu de 3 francs, ou 2 florins 4 patars, car 100 patacons font 240 florins. » L’Almanach de 1786 donne une dernière précision : « Il y a encore une autre manière de compter à Valenciennes, qui est particulière au commerce des toilettes (nos grandes pièces de fine batiste en lin), dont les achats se font par piettes : la piette vaut 30 sous Hainaut ou 18 sous 9 deniers de France. » Et vous voilà armés pour commercer avec un Parisien. 

 

« C’était mieux avant » a-t-on coutume d’entendre chez les personnes nostalgiques de leur jeunesse. Pour les voyages, c’est quand même beaucoup mieux maintenant !



[1] La « bibliothèque numérique » de Valenciennes permet de consulter en ligne toute la collection des Almanach de Valenciennes dont le plus ancien est daté de 1786.

[2] Voir son article « Comment circulaient nos ancêtres », extrait du n° 33 de la Revue du Cercle de Généalogie et d’Histoire du Crédit Lyonnais (nov-déc 2000).

[3] Jules Loridan, « Valenciennes au XVIIIe siècle », 1913.