vendredi 16 octobre 2020

Qu'est-ce qui fait basculer le destin d'un ouvrier honnête et travailleur ?

L’enfant qui naît à Valenciennes ce 5 août 1835, chez ses parents rue du Grand Fossart, a tout pour être heureux – ou en tout cas, rien pour être malheureux. Il est le fils aîné d’un plafonneur, petit-fils d’un plafonneur, arrière-petit-fils d’un tailleur d’habits ; il aura deux petits frères, qui naîtront en juin 1837 et mai 1839 ; il fait partie d’une famille implantée à Valenciennes depuis des générations, une famille tout ce qu’il y a de respectable, aux nombreuses branches plus ou moins rattachées à la sienne : la famille Trinquet. Rien n’annonce qu’un jour la France entière entendra parler de lui, Alexis Trinquet, le communard devenu bagnard.

Un premier drame survient pourtant dès sa petite enfance. Le dernier des trois frères n’est pas encore né que leur père Charles meurt, le 23 mars 1839, à l’âge de 28 ans, chez lui, rue Derrière les murs de Bavay. Les obsèques donnent lieu à un curieux entrefilet, publié par L’Echo de la Frontière le 26 mars :

Notre belle compagnie d’artillerie avait encore à rendre avant-hier dimanche les derniers devoirs à un de ses frères d’armes ; en voyant la profonde douleur peinte sur tous les fronts chacun disait que c’était un bon camarade, un homme regretté qui venait de mourir : on ne se trompait pas ; le cercueil, qu’un cortège nombreux accompagnait, renfermait un jeune père de famille, le sieur Trinquet, victime, à ce qu’il paraît, de son courageux dévouement dans un incendie qui a eu lieu, il y a quelque temps, au Quesnoy, où il a pris le germe d’une maladie inflammatoire sous laquelle il a succombé.

Il laisse une veuve de 27 ans, deux enfants nés et un à naître dans les deux mois ; sans profession jusqu’alors, Augustine Mangez veuve Trinquet devient couturière, et elle va vivre avec ses trois petits chez ses parents, rue Saint-Jacques. Alexis va en classe à « l’Ecole des Frères » – du moins trouve-t-on son nom sur une liste des élèves datée du 19 octobre 1840 [1].


Après avoir transité tantôt chez le grand-père Trinquet, plafonneur, tantôt chez le grand-père Mangez, épicier, la petite famille disparaît des recensements de Valenciennes en 1851. C’est l’époque – Alexis a une quinzaine d’années – où les historiens constatent son arrivée à Belleville, qui est alors un faubourg ouvrier de Paris. C’est pile l’époque du Coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte. De son propre aveu, Alexis Trinquet fit alors ses premiers pas sur les barricades : « Républicain dès mon enfance, j’ai été élevé dans l’amour le plus profond de la République et de la Révolution. Au coup d’Etat de 1851 j’ai, tout jeune encore, fait mes premières armes sur les barricades en jurant une haine implacable à l’Empire et aux ennemis de la révolution. [2] »


Le coup d'Etat de 1851
(photo d'une lithographie de la BnF, département des Estampes)

Sa vie professionnelle se partage entre le métier de concierge et celui de cordonnier, qu’il va pratiquer dans une fabrique de chaussures où il rencontre la jeune Adélaïde Depernet, brodeuse, dont il va (apparemment) tomber fou amoureux. Ils se marient le 17 août 1856, elle a 18 ans, lui 21. Leur fils Julien naît en 1858. Lorsque sa mère, Augustine, décède, il hérite d’elle une somme de 1.500 francs en 1859. Toutes ses biographies le décrivent comme un « ouvrier sérieux » et louent son « exactitude au travail ».

Politiquement, Alexis Trinquet est un radical « de gauche », il veut changer la société et je pense qu’il est foncièrement sincère. Aucune méchanceté chez cet homme, qui se montre cependant énergique dans ses convictions. Anticlérical convaincu (il est loin le temps de l’Ecole des Frères !), il est socialiste « pur et dur ». Il faut dire que la vie ouvrière à Paris équivaut alors à une vie de misère, sans aucune loi sociale assurant un minimum de sécurité aux familles.

En 1866, Alexis fait partie de ceux qui fondèrent L’Economie ouvrière, société coopérative installée à Belleville. En 1869, il rejoint le comité qui permettra l’élection d’Henri Rochefort à l’Assemblée nationale. Rochefort lui donnera un emploi dans son journal La Marseillaise, et lui confiera la comptabilité de la souscription lancée pour la tombe de Victor Noir, le journaliste tué par Pierre-Napoléon Bonaparte. Alexis fréquente les réunions publiques, il y prend la parole, un jour avec un enthousiasme tellement virulent qu’il est arrêté le 8 février 1870 pour « cris séditieux et port d’arme », condamné à six mois de prison et 50 francs d’amende. Il est écroué à Beauvais le 18 août… et libéré le 5 septembre, au lendemain de la chute de Napoléon III et proclamation de la République.


"Costumes militaires de la Commune d'après nature", par A. Rafflet

Durant le siège de Paris par les Prussiens, Alexis Trinquet entre dans la Garde nationale. Mais quand le gouvernement commence à pactiser avec l’ennemi, après l’armistice de janvier 1871, il choisit le camp de l’insurrection. Le 16 avril 1871, il est élu pour représenter le XXe arrondissement de Paris au Conseil de la Commune (« J’étais en garnison aux Tuileries, je me suis laissé faire », commentera-t-il). Il siège à la Commission de Sûreté générale.

Au cours de la « semaine sanglante », du 21 au 28 mai 1871, il se bat jusqu’au dernier moment. Là se situe aussi un épisode moins glorieux de son épopée de communard : la mort d’un fonctionnaire de police qu’il aurait « achevé » d’un coup de revolver dans la tête. Il niera en être l’auteur, mais les témoins seront formels. Pourtant, un tel geste de sa part est étonnant. Arrêté chez lui le 8 juin 1871, il est jugé à partir du 16 août par le 3Conseil de guerre, à Versailles, avec 17 autres Communards.

 

 

Les troupes de Versailles rue de Belleville. Photo prise le 28 mai 1871, dernier jour des combats.
(Photo de la Bibliothèque historique de la ville de Paris, extraite du livre
"Regard d'un Parisien sur la Commune", 2006).
Un témoignage raconte, à la date du 27 mai : "Je me dirigeai vers la mairie de Belleville. Il était près de
10 heures du soir quand j'y arrivai. Je n'en sortis que le matin avec Trinquet (…) et quelques autres.
Les culottes rouges descendaient par la rue de Belleville et tiraient sur nous."

Les journalistes vont suivre le procès jour après jour. Selon les tendances politiques du journal, le portrait d’Alexis diffère.

Jules Clère (journaliste et biographe) : « Trinquet est un petit homme trapu, encore jeune, il a le maintien et la mise d’un ouvrier mais son regard manque de franchise. [Il] était un révolutionnaire ardent ; sa réserve et son silence cachaient un esprit étroit fanatique et ambitieux. [3] »

Journal Le Gaulois : « Cet accusé, ex-cordonnier et ex-délégué à la mairie du XXe arrondissement, manque absolument de prestige, en dépit des charges fort graves qui pèsent sur lui. [4] »

Journal Le Constitutionnel : « Moins soigné dans sa mise que deux ou trois muscadins de son voisinage, [Trinquet] n’a point sur le visage la marque d’une sottise plus complète. Il a un teint bistré sous une barbe d’un blond sale ; son linge est blanc et, bien qu’on respire autour de cet accusé un vague parfum de tannerie, il ne porte plus la moindre trace apparente de son ancienne profession. [5] »

Le Journal de l’Ain : « Alexis Trinquet, […] gringalet, chétif et verdâtre, ancien courtier d’élection du comte Henry de Rochefort-Luçay, cordonnier de son état, homme politique par vocation, ayant tout appris en poussant le carrelet et ne sachant absolument rien. [6] »

Le communard Gaston Da Costa : « L’œil gris, avec des reflets bleutés, sous un front large et droit, sillonné de rudes rides horizontales, éclairait la physionomie intelligente et sympathique de ce petit homme trapu. [7] »

 

Alexis Trinquet en 1871
(photo extraite du site wayback.archive-it.org)

Les interrogatoires durent trois jours. On apprend, au long des comptes-rendus de la presse [8], qu’Alexis Trinquet, dans sa mairie du XXe arrondissement, était chargé de célébrer les mariages. On constate qu’il a réponse à tout : « Je n’ignorais pas la loi sur les otages. J’y voyais une garantie, je ne prévoyais pas les exécutions qui sont venues plus tard. » A propos du comité de salut public : « Je n’y voyais qu’une meilleure et plus prompte action exécutive. » A propos des perquisitions chez les prêtres et dans les églises : « C’était pour découvrir des armes et des vivres. » Il écoute l’ensemble des chefs d’accusation, et explose : « On ne m’avait pas élu pour me cacher. J’ai payé de ma personne, reçu deux balles, je reconnais avoir combattu ; oui, j’étais un insurgé allant aux barricades. J’aurais voulu avoir été tué pour ne pas assister ici au déplorable spectacle de collègues répudiant leurs actes politiques ! […] Insurgé, oui ! … Assassin et incendiaire, non ! »

 

La sentence est sévère : le 2 septembre 1871, Alexis Trinquet est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il sera soumis à la « transportation » (et non à la déportation) au bagne de Nouvelle-Calédonie, sur l’île Nou, juste en face de Nouméa. En tant que « transporté », il doit subir son exil parmi les condamnés de droit commun, plutôt qu’avec les exilés politiques qui rejoignaient l’île des Pins et l’île Ducos. 

Le bagne commence pour lui à Toulon. La promiscuité avec ses codétenus, « condamnés pour assassinat, le reste pour vol, incendie et fausse monnaie », lui est insupportable. Le Courrier du Nord donne de ses nouvelles [9] :

Nous recevons de Toulon les détails suivants sur le séjour de Trinquet au bagne. […] Les autres forçats ont déjà pris Trinquet en grippe : ils l’appellent l’aristo, parce que Trinquet, sombre et farouche, s’isole dès que cela lui est possible, et ne répond jamais à leurs plaisanteries. Il semble ne pouvoir se résigner à porter le bonnet vert, qui est le signe distinctif des condamnés à perpétuité. Presque toujours il le tient à la main.

[…] Trinquet, quand il ne se croit pas observé, se parle sans interruption tout seul à voix basse. Il a aussi un singulier tic, c’est de rouler sa manche de chemise autour de son bras pour la dérouler immédiatement. Deux heures durant quelquefois il se livre au même exercice.

L’aumônier du bagne a voulu, à plusieurs reprises, causer avec lui, mais Trinquet l’a accueilli par un : « F… moi le camp, calotin ! » des moins encourageants. Il est, en somme, impossible de savoir si Trinquet conserve des espérances pour l’avenir. C’est certainement le plus silencieux des communards.

 

Il sera un des premiers à quitter la France, le 17 novembre 1871, à bord du Jura. Cinq mois sont nécessaires pour atteindre la Nouvelle-Calédonie, où il débarque le 17 avril 1872. Il restera sur place huit longues années, soumis à toutes sortes de sévices et d’humiliations, et se lamentant sans cesse de l’absence de sa femme qui lui manque énormément. Car Alexis Trinquet a raconté sa vie de bagnard, il l’a écrite de sa main sur des cahiers et des feuilles volantes, sans doute durant le voyage du retour. Le manuscrit, gardé dans les archives du Parti Communiste français, fut découvert et édité par le journaliste Bruno Fuligni en 2013 [10]. On y lit toute la colère de cet homme qui se sent injustement puni, toute l’intransigeance de ses convictions, mais aussi toute son humanité. Une tentative d’évasion, à laquelle il participe avec deux autres bagnards, échoue parce qu’il libère par compassion un de ses geôliers – lequel donne l’alerte ! Au fil du temps, si sa haine des monarchistes (et de Mac Mahon) ne faiblit pas, il voit ses amis communards décéder, il sent sa santé décliner, jusqu’à devenir « tranquille et soumis », selon un rapport de l’administration pénitentiaire de 1879. 

 

Mais pendant ce temps, en France, Alexis Trinquet est devenu « quelqu’un ». Les communards exilés à Londres ont organisé une souscription pour venir en aide à sa femme. Les lettres qu’il envoie à sa famille et à ses amis – celles qui échappent à la censure – sont lues dans les cafés à Paris. En 1879, avec le retour des Républicains au pouvoir (Jules Grévy succède à Mac Mahon), on commence à parler d’amnistie. En quelque sorte pour « hâter » sa libération, sur les injonctions de son fils (Julien a maintenant 20 ans) qui se bat comme un diable pour que son père rentre en France, Alexis Trinquet, toujours bagnard, est élu conseiller municipal du XXe arrondissement, en juin 1880 ! La loi d’amnistie est promulguée dans la foulée, le 11 juillet. Trinquet peut rentrer chez lui.

 

Ce retour se déroule à nouveau sous les yeux des journalistes. Le Navarin, qui ramène les amnistiés, rejoint Brest le 7 janvier 1881, et le train les emmène à Paris le lendemain. Une foule considérable (parmi laquelle se trouve Louise Michel) les attend à la gare Montparnasse, foule au milieu de laquelle Trinquet ne voit qu’une personne : sa femme. Le Petit Journal écrit : « Il repousse tous les amis qui tentent de s’approcher et ne cesse d’étreindre affectueusement sa femme dans ses bras. Il se trouve mal ; un flot de larmes le rend enfin maître de lui. [11] » Puis le reporter suit tout ce petit monde dans un café où les invectives révolutionnaires reprennent… Mais Alexis Trinquet est brisé physiquement, et « déconnecté » (comme on dit aujourd’hui) des contingences de la vie quotidienne à Paris. Lorsqu’il se présente aux élections de 1881, c’est l’échec. Il obtiendra un poste d’inspecteur du matériel de la ville de Paris.

 

Trinquet à son retour du bagne, en 1880
(photo extraite du site Wikipédia)

Alexis Trinquet meurt à Paris le 11 avril 1882, à 46 ans, chez lui boulevard de Belleville. Les obsèques (civiles) se déroulent sous la surveillance de la police et, toujours, de la presse. Ainsi, Le Figaro raconte [12] :

            Hier ont eu lieu les obsèques de Trinquet, ancien membre de la Commune. […]

            Une pluie battante à quatre heures. Trois à quatre cents personnes sur le boulevard.

            Tout le monde a l’immortelle rouge à la boutonnière. […]

Peu de commentaires dans la foule. On se montre l’immense couronne d’immortelles jaunes et noires que l’on vient d’accrocher derrière le char, […] qui porte, détail curieux, cette inscription : A Trinquet, ses amis de la Préfecture de la Seine.[…]

A quatre heures, le cortège se met en marche. Le deuil est conduit par M. Julien Trinquet et M. Depernet. On nous dit que Rochefort est présent dans un des onze fiacres qui suivent l’unique voiture de deuil où Mme Trinquet a pris place.

Sur le passage du char, aucune manifestation. On salue silencieusement. A six heures seulement, on arrivait au cimetière. […] Là, Louise Michel refait l’allocution virulente qu’elle tient toujours en réserve pour ces occasions.

 

A Valenciennes, en 1882, un Monsieur Trinquet siège au Conseil municipal. Il fait partie de la Commission Théâtre et de la Commission Musique municipale. Chacun ses combats.



[1] Dossier des Archives municipales de Valenciennes.

[2] Cité dans la « notice Trinquet Alexis », sur le site maitron.fr

[3] « Les hommes de la Commune : biographie complète de tous ses membres », juin 1871.

[4] Edition du 18 août 1871.

[5] Cité par Le Courrier du Norddu 20 août 1871.

[6] « Profils communards », feuilleton du Journal de l’Ain du 10 décembre 1877.

[7] In « La Commune vécue », Paris 1905, cité dans la « notice Trinquet Alexis », sur le site maitron.fr

[8] Je cite ici Le Petit Moniteur universel, édition du 18 août 1871.

[9] Edition du 8 octobre 1871.

[10] « Dans l’enfer du bagne, mémoires d’un transporté de la Commune », aux éditions Les Arènes. Le texte est accompagné de nombreuses illustrations.

[11] Edition du 10 janvier 1881.

[12] Edition du 14 avril 1882.

mardi 6 octobre 2020

Quels sont ces transports d’enfants qui les mènent jusqu’au bout de l’enfer ?

Confinement oblige, empêchée d’accès aux archives du Nord et de Valenciennes, je me suis réfugiée depuis plusieurs mois dans les lectures « à la maison » qui m’ont fourni les quelques sujets présentés ici ces derniers temps. En voici encore un, avant que je ne retrouve « mon rond de serviette », comme dit Guillaume Broekaert, à sa table de lecture.

C’est un sujet qui m’a un peu retourné les sangs : il parle des enfants abandonnés à la naissance par leur mère – et leur famille – et d’un « commerce » qui se pratiquait sous le manteau : le transport de ces nouveau-nés jusqu’à la « Maison de la Couche » à Paris, notamment au XVIIIe siècle qui est la période que je vais aborder ici.

 

Tout commence, dans la chronologie de mes lectures, en 1762 avec l’arrestation à Bruxelles de Jean-Baptiste Bassanet et sa femme Elisabeth Quoquidez. Tous les deux « ont depuis un certain temps fait profession assez publiquement de transporter à Paris, et ainsi hors de la domination de Sa Majesté, tous les jeunes enfans qui leur sont présentés ici à Bruxelles et peut-être ailleurs [1] ». Charles de Lorraine, gouverneur des Pays-Bas autrichiens, est alerté et son jugement sollicité sur cette affaire délicate.

Arrêtée avec son mari, Elisabeth Quoquidez (ou Coquidé) raconte ses antécédents. Elle dit que ses parents sont tous les deux natifs de Valenciennes. Son père, lieutenant de dragons au service de la Hollande, est mort en garnison à Audenarde (ville située entre Tournai et Gand). Perdant ensuite sa mère, Elisabeth entre à 13 ans en pension chez les sœurs noires (sœurs Augustines) d’Audenarde, puis rejoint Bruxelles où elle apprend le métier de dentellière. Veuve d’un premier mariage, elle s’est remariée à l’âge de 30 ans avec Jean-Baptiste Bassani (ou Bassanet, ou Batseny, ou Bassenij, etc.), qui est cordonnier. Il vit de son métier, et elle « travaille à coudre, réparer et laver des linges et choses semblables. [2] »

 

Le couple s’est fait prendre lors du renouvellement de son passeport, une formalité qui jusqu’alors n’avait posé aucun problème. Mais la maréchaussée trouve entre leurs mains le document que voici :

« Messieurs les curés de la ville de Bruxelles et ceux des paroisses sur la route de laditte ville à Paris sont priés de la part de M. Boullanger, conseiller du Roy, commissaire au Châtelet de Paris, de baptiser les enfans qui leur seront présentés par Jean-Baptiste Bassanet et sa femme, de ladite ville de Bruxelles, sans faire difficulté sur les noms des père et mère desdits enfans, attendu qu’ils sont destinés pour être envoyés à la Couche des Enfans trouvés à Paris et que le refus de baptiser lesdits enfans est contraire aux loix ecclésiastiques et qu’il s’ensuivroit un très grand préjudice, attendu que lesdits enfans pourroient mourir le long de la route sans recevoir le batême. Fait et délivré à Paris, le 29 juin 1761. Signé Boullanger, commissaire. » [3]

 

Ce billet apprend aux édiles de Bruxelles que leurs enfants abandonnés sont exportés en France par des passeurs, et que ce commerce est non seulement toléré mais aussi soutenu par les officiels de Paris. Faut-il laisser faire ? se demandent-ils. Prendre en charge les enfants abandonnés coûte très cher aux municipalités, auxquelles cette dépense incombe. La Maison de la Couche (ou hôpital des enfants trouvés), fondée à Paris par Saint Vincent de Paul en 1638, étant organisée pour les recevoir, et acceptant de les prendre quelle que soit leur origine géographique, on peut penser que les bébés y seront mieux soignés que dans un quelconque hospice. Mais d’un autre côté, réfléchissent les édiles de Bruxelles, ce qui fait la force d’un pays c’est le nombre de ses habitants. Il est donc mal venu de laisser partir nos enfants, même abandonnés par leur famille.

 

Pour comprendre comment est organisé le trafic, on interroge Elisabeth Quoquidez. Elle répond aux questions avec une parfaite franchise, n’imaginant pas une seconde participer à une entreprise illégale : au contraire, elle pense sauver la vie des bébés qu’on lui confie. Elle raconte son premier voyage :

Il y avait environ quatre ans (donc vers 1758) le chirurgien Rogge demeurant près des Capucins lui fit demander par sa femme « si elle voudrait bien l’accompagner jusques à Paris pour avoir soin en route d’un enfant qu’il transporteroit d’ici à Paris, à quelle fin elle toucheroit une somme de 24 florins ». Elisabeth Quoquidez ayant accepté, la femme du chirurgien lui apporta une petite fille emmaillotée, de l’âge de 8 jours, et lui dit de se rendre avec l’enfant hors de la porte d’Anderlecht, où son mari viendrait la rejoindre en chaise de poste. Ce qui fut fait. Arrivés à Paris, « la comparante et ledit Rogge ont délivré ledit enfant dans la fondation des Enfans trouvés, avec son baptistaire et y reçu l’attestation du délivrement de cet enfant. Après quoi, elle est retourné à Bruxelles, aiant reçu lesdits 24 florins dudit Rogge » [4].

 

Apparemment, tout cela est très simple, et Elisabeth a dû penser que c’était là une façon comme une autre de gagner de l’argent – bien que j’ignore combien représentent 24 florins de Bruxelles en 1758. Après ce premier voyage « initiatique », elle va en accomplir beaucoup d’autres, contactée soit par les accoucheurs et les sages-femmes, soit directement par les mères sur le point d’accoucher et ne pouvant garder leur enfant avec elles. Elle procédera même à quelques accouchements chez elle, toujours pour rendre service ! Selon elle, les officiers de la ville de Bruxelles connaissaient parfaitement son commerce (et devaient sans doute prélever leurs « honoraires » au passage), l’un d’eux lui ayant même assuré « qu’elle faisoit bien de porter lesdits enfans à Paris et déchargeoit par là cette ville de Bruxelles de l’entretien de pareils enfants » [5].

 

Je n’ai pas eu l’impression, en lisant les interrogatoires d’Elisabeth Quoquidez, qu’elle ait jamais échoué à remplir sa mission par négligence envers son petit fardeau – même s’il lui est arrivé de découvrir le bébé sans vie au cours du voyage. Voici un autre témoignage qui donne de ce transport d’enfants une image beaucoup moins sympathique : 

C’est un homme qui apporte sur son dos les enfants nouveau-nés, dans une boîte matelassée qui peut en contenir trois. Ils sont debout dans leur maillot, respirant l’air par en haut. L’homme ne s’arrête que pour prendre ses repas et leur faire sucer un peu de lait. Quand il ouvre sa boîte, il en trouve souvent un de mort ; il achève le voyage avec les deux autres, impatient de se débarrasser du dépôt. Quand il l’a déposé à l’hôpital, il repart sur le champ pour recommencer le même emploi qui est son gagne-pain. [6]

 

Les descriptions qu’on peut lire sur l’accueil de ces tout jeunes enfants par les institutions parisiennes ne sont pas plus joyeuses. Je cite Claude Delasselle :

Les enfants en bas âge, non sevrés (de beaucoup les plus nombreux) sont envoyés à la Maison de la Couche, située […] face à la cathédrale Notre-Dame. Là ils sont allaités par des nourrices sédentaires en attendant d’être pris en charge par des nourrices venues de province et qui vont retourner immédiatement à leur domicile avec le nourrisson qui leur a été confié. Les enfants plus âgés (plus d’un an) sont envoyés soit dans un établissement dépendant de l’Hôpital des Enfants-Trouvés, soit dans les hôpitaux de la Pitié (les filles)et de la Salpétrière(les garçons), soit enfin directement placés à la campagne. [7]

 

Le problème de cette organisation, satisfaisante sur le papier, c’est le nombre d’abandons qui croît de façon incontrôlable. Le nombre des enfants admis passe de 312 pour l’année 1670, à 7.676 en 1772 ! 

 

Nombre d’enfants trouvés envoyés à Paris en 1778, par ville d’origine. Claude Delasselle.

 

On image facilement la difficulté à trouver assez de nourrices pour tout ce petit monde, et l’éloignement géographique de plus en plus important qui s’en suit. De sorte que s’instaure peu à peu un second trafic : après celui des enfants de province vers Paris, celui des enfants arrivés à Paris vers une autre province. Les historiens appellent les personnes spécialisées dans ce transport des « meneurs ». Ces meneurs recrutent également les nourrices (qui ne viennent donc plus chercher elles-mêmes les bébés), les surveillent, les payent… Isabelle Robin et Agnès Walch expliquent :

 

L’administration s’efforce de faire partir les abandonnés chez les nourrices dès que possible, généralement le lendemain de l’abandon au XVIIe siècle. (Par exemple,) La nourrice (de telle enfant abandonnée le 15 février 1690)a reçu « pour le premier mois commençant le 16 février et finissant le 16 mars, 4 livres. » Par contre, en 1751, les enfants attendent en moyenne quatre jours à La Couche : 2,4 jours en décembre – 5,8 jours en août. [8]

Les conditions du voyage sont aussi épouvantables qu’à l’aller. Le meneur cherche à faire au plus vite car il est payé au voyage. Il reçoit aussi un sol par livre sur les salaires de ses nourrices. Si l’enfant meurt en route, les plus malhonnêtes empochent l’argent des nourrices sans déclarer le décès. Et la mort du nourrisson n’est pas rare : 

La majorité des petits voyageurs sont toujours des nouveau-nés (âgés en moyenne de moins de six jours). Pour éviter le jeûne forcé, le meneur pouvait recourir à des chiffons imbibés de lait ou d’eau et autres « biberons » mortels en usage à cette époque. Si un grand nombre d’enfants survivaient malgré tout à ce transport périlleux, ils mouraient en masse, dans les jours et les semaines qui suivaient, des séquelles de leur malnutrition en cours de route et des conséquences physiques des intempéries qu’ils avaient subies. [9]

 

Sur internet, le site « ancetresetjardins.eklablog.com » raconte en long et en large « Un abandon d’enfant à Valenciennes en 1758 », donc la période où travaillait Elisabeth Quoquidez. L’article insiste sur les efforts de toute une famille pour garder secrète la naissance d’un enfant non désiré, le faire baptiser et le conduire à Paris : « il faut une accoucheuse qui se contente d’une somme modique pour se charger de l’enfant. » A Valenciennes, la famille choisit « Madame Leblanc » (ou Legrand) qui pour sa peine recevra quatre louis [10].

L’excellente revue Valentiana, sous la plume de Catherine Denys, a également abordé cette question des enfants abandonnés et de leur transport à Paris. L’exemple choisi par l’auteur est particulièrement épouvantable. L’affaire se déroule en 1780 – toujours l’époque où Elisabeth Quoquidez pratique son commerce. Un couple de Valenciennes s’est spécialisé dans le transport des enfants abandonnés, mais ses façons de faire s’avèrent bien peu chrétiennes :

La femme est accusée de différer le transport des enfants à Paris, pour en emmener plusieurs en même temps, et dans l’intervalle de laisser les enfants dépérir, faute de soins et de nourriture, tout en buvant avec son mari l’argent donné par les parents. Elle aurait aussi négligé de faire baptiser un des enfants qu’on lui avait confiés. En outre elle faisait enterrer clandestinement les enfants morts dans le cimetière de Saint-Géry, avec la complicité du fossoyeur, sans prévenir le curé, donc sans enregistrement du décès. Elle aurait enfin falsifié un billet de l’hôpital parisien des enfants trouvés, pour dissimuler un de ces enterrements clandestins, en faisant croire que l’enfant avait été reçu à Paris. Pour l’année 1779, sur 54 enfants confiés à cette femme, 30 au moins seraient morts chez elle. [11]

L’article de Catherine Denys, très documenté, entre dans des détails sordides (et très impressionnants) que chacun pourra lire tranquillement en ligne, sur le site de la Bibliothèque municipale de Valenciennes, s’il souhaite en découvrir les horreurs.

 

Pour en revenir à Elisabeth Quoquidez et à son mari, les interrogatoires des témoins se succédant, on apprend « qu’il était de notoriété publique que Bassenij et sa femme transportaient depuis quelques années … des enfants dans la fondation des Enfans trouvés à Paris … avec une âne ou dans les hottes. » L’un des témoins ajoute qu’il avait « aussi ouï dire publiquement qu’il y avoit des femmes de Valenciennes et de Maubeuge qui s’étoient mêlées de venir chercher ici (à Bruxelles) des enfans pour les exporter en France. » [12]

Bref, le couple Bassenet-Coquidez n’était vraiment qu’un pion sur un échiquier bien rempli, mais cette affaire – celle-ci et une suivante, avec une nouvelle arrestation d’Elisabeth en 1771 – aura jeté une sorte de lumière sur des pratiques qui auraient sans doute préféré rester dans l’ombre. 

Au bout du compte, les Pays-Bas autrichiens ont choisi de modifier leur cadre judiciaire en dépénalisant l’abandon des nouveau-nés (qui était un crime chez eux) et de réfléchir à l’éventualité d’envisager la construction d’une « Maison de la Couche » à Bruxelles… 

 

Elisabeth Coquidez est morte le 4 mai 1793 à Bruxelles. Etat-civil de Bruxelles-capitale, paroisse SS Michel & Gudule.



[1] Paul Bonenfant, « Une entreprise d’exportation d’enfants à Bruxelles au XVIIIe siècle » in Annales de la société royale d’archéologie de Bruxelles, t. 35, 1930.

[2] Paul Bonenfant, ibidem.

[3] Paul Bonenfant, ibidem.

[4] Paul Bonenfant, ibidem.

[5] Paul Bonenfant, ibidem.

[6] Louis-Sébastien Mercier, cité par Claude Delasselle, « Les enfants abandonnés à Paris au XVIIIe siècle » in Annales Economies, Sociétés, Civilisations, 30eannée, n° 1, 1975.

[7] Claude Delasselle, ibidem.

[8] Isabelle Robin et Agnès Walch, « Géographie des enfants trouvés de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles » in Histoire, Economie et Société, 1987, 6eannée, n° 3.

[9] Isabelle Robin et Agnès Walch, ibidem.

[10] Site : ancetresetjardins.eklablog.com, « Un abandon d’enfant à Valenciennes en 1758 » par Généalog en Nord – 3 août 2014.

[11] Catherine Denys, « Lectures d’un fait divers : l’affaire Bodechon et les enfants abandonnés à Valenciennes à la fin du XVIIIe siècle » in Valentiana n° 27, daté de juin 2001.

[12] Paul Bonenfant, op. cit.