mardi 6 octobre 2020

Quels sont ces transports d’enfants qui les mènent jusqu’au bout de l’enfer ?

Confinement oblige, empêchée d’accès aux archives du Nord et de Valenciennes, je me suis réfugiée depuis plusieurs mois dans les lectures « à la maison » qui m’ont fourni les quelques sujets présentés ici ces derniers temps. En voici encore un, avant que je ne retrouve « mon rond de serviette », comme dit Guillaume Broekaert, à sa table de lecture.

C’est un sujet qui m’a un peu retourné les sangs : il parle des enfants abandonnés à la naissance par leur mère – et leur famille – et d’un « commerce » qui se pratiquait sous le manteau : le transport de ces nouveau-nés jusqu’à la « Maison de la Couche » à Paris, notamment au XVIIIe siècle qui est la période que je vais aborder ici.

 

Tout commence, dans la chronologie de mes lectures, en 1762 avec l’arrestation à Bruxelles de Jean-Baptiste Bassanet et sa femme Elisabeth Quoquidez. Tous les deux « ont depuis un certain temps fait profession assez publiquement de transporter à Paris, et ainsi hors de la domination de Sa Majesté, tous les jeunes enfans qui leur sont présentés ici à Bruxelles et peut-être ailleurs [1] ». Charles de Lorraine, gouverneur des Pays-Bas autrichiens, est alerté et son jugement sollicité sur cette affaire délicate.

Arrêtée avec son mari, Elisabeth Quoquidez (ou Coquidé) raconte ses antécédents. Elle dit que ses parents sont tous les deux natifs de Valenciennes. Son père, lieutenant de dragons au service de la Hollande, est mort en garnison à Audenarde (ville située entre Tournai et Gand). Perdant ensuite sa mère, Elisabeth entre à 13 ans en pension chez les sœurs noires (sœurs Augustines) d’Audenarde, puis rejoint Bruxelles où elle apprend le métier de dentellière. Veuve d’un premier mariage, elle s’est remariée à l’âge de 30 ans avec Jean-Baptiste Bassani (ou Bassanet, ou Batseny, ou Bassenij, etc.), qui est cordonnier. Il vit de son métier, et elle « travaille à coudre, réparer et laver des linges et choses semblables. [2] »

 

Le couple s’est fait prendre lors du renouvellement de son passeport, une formalité qui jusqu’alors n’avait posé aucun problème. Mais la maréchaussée trouve entre leurs mains le document que voici :

« Messieurs les curés de la ville de Bruxelles et ceux des paroisses sur la route de laditte ville à Paris sont priés de la part de M. Boullanger, conseiller du Roy, commissaire au Châtelet de Paris, de baptiser les enfans qui leur seront présentés par Jean-Baptiste Bassanet et sa femme, de ladite ville de Bruxelles, sans faire difficulté sur les noms des père et mère desdits enfans, attendu qu’ils sont destinés pour être envoyés à la Couche des Enfans trouvés à Paris et que le refus de baptiser lesdits enfans est contraire aux loix ecclésiastiques et qu’il s’ensuivroit un très grand préjudice, attendu que lesdits enfans pourroient mourir le long de la route sans recevoir le batême. Fait et délivré à Paris, le 29 juin 1761. Signé Boullanger, commissaire. » [3]

 

Ce billet apprend aux édiles de Bruxelles que leurs enfants abandonnés sont exportés en France par des passeurs, et que ce commerce est non seulement toléré mais aussi soutenu par les officiels de Paris. Faut-il laisser faire ? se demandent-ils. Prendre en charge les enfants abandonnés coûte très cher aux municipalités, auxquelles cette dépense incombe. La Maison de la Couche (ou hôpital des enfants trouvés), fondée à Paris par Saint Vincent de Paul en 1638, étant organisée pour les recevoir, et acceptant de les prendre quelle que soit leur origine géographique, on peut penser que les bébés y seront mieux soignés que dans un quelconque hospice. Mais d’un autre côté, réfléchissent les édiles de Bruxelles, ce qui fait la force d’un pays c’est le nombre de ses habitants. Il est donc mal venu de laisser partir nos enfants, même abandonnés par leur famille.

 

Pour comprendre comment est organisé le trafic, on interroge Elisabeth Quoquidez. Elle répond aux questions avec une parfaite franchise, n’imaginant pas une seconde participer à une entreprise illégale : au contraire, elle pense sauver la vie des bébés qu’on lui confie. Elle raconte son premier voyage :

Il y avait environ quatre ans (donc vers 1758) le chirurgien Rogge demeurant près des Capucins lui fit demander par sa femme « si elle voudrait bien l’accompagner jusques à Paris pour avoir soin en route d’un enfant qu’il transporteroit d’ici à Paris, à quelle fin elle toucheroit une somme de 24 florins ». Elisabeth Quoquidez ayant accepté, la femme du chirurgien lui apporta une petite fille emmaillotée, de l’âge de 8 jours, et lui dit de se rendre avec l’enfant hors de la porte d’Anderlecht, où son mari viendrait la rejoindre en chaise de poste. Ce qui fut fait. Arrivés à Paris, « la comparante et ledit Rogge ont délivré ledit enfant dans la fondation des Enfans trouvés, avec son baptistaire et y reçu l’attestation du délivrement de cet enfant. Après quoi, elle est retourné à Bruxelles, aiant reçu lesdits 24 florins dudit Rogge » [4].

 

Apparemment, tout cela est très simple, et Elisabeth a dû penser que c’était là une façon comme une autre de gagner de l’argent – bien que j’ignore combien représentent 24 florins de Bruxelles en 1758. Après ce premier voyage « initiatique », elle va en accomplir beaucoup d’autres, contactée soit par les accoucheurs et les sages-femmes, soit directement par les mères sur le point d’accoucher et ne pouvant garder leur enfant avec elles. Elle procédera même à quelques accouchements chez elle, toujours pour rendre service ! Selon elle, les officiers de la ville de Bruxelles connaissaient parfaitement son commerce (et devaient sans doute prélever leurs « honoraires » au passage), l’un d’eux lui ayant même assuré « qu’elle faisoit bien de porter lesdits enfans à Paris et déchargeoit par là cette ville de Bruxelles de l’entretien de pareils enfants » [5].

 

Je n’ai pas eu l’impression, en lisant les interrogatoires d’Elisabeth Quoquidez, qu’elle ait jamais échoué à remplir sa mission par négligence envers son petit fardeau – même s’il lui est arrivé de découvrir le bébé sans vie au cours du voyage. Voici un autre témoignage qui donne de ce transport d’enfants une image beaucoup moins sympathique : 

C’est un homme qui apporte sur son dos les enfants nouveau-nés, dans une boîte matelassée qui peut en contenir trois. Ils sont debout dans leur maillot, respirant l’air par en haut. L’homme ne s’arrête que pour prendre ses repas et leur faire sucer un peu de lait. Quand il ouvre sa boîte, il en trouve souvent un de mort ; il achève le voyage avec les deux autres, impatient de se débarrasser du dépôt. Quand il l’a déposé à l’hôpital, il repart sur le champ pour recommencer le même emploi qui est son gagne-pain. [6]

 

Les descriptions qu’on peut lire sur l’accueil de ces tout jeunes enfants par les institutions parisiennes ne sont pas plus joyeuses. Je cite Claude Delasselle :

Les enfants en bas âge, non sevrés (de beaucoup les plus nombreux) sont envoyés à la Maison de la Couche, située […] face à la cathédrale Notre-Dame. Là ils sont allaités par des nourrices sédentaires en attendant d’être pris en charge par des nourrices venues de province et qui vont retourner immédiatement à leur domicile avec le nourrisson qui leur a été confié. Les enfants plus âgés (plus d’un an) sont envoyés soit dans un établissement dépendant de l’Hôpital des Enfants-Trouvés, soit dans les hôpitaux de la Pitié (les filles)et de la Salpétrière(les garçons), soit enfin directement placés à la campagne. [7]

 

Le problème de cette organisation, satisfaisante sur le papier, c’est le nombre d’abandons qui croît de façon incontrôlable. Le nombre des enfants admis passe de 312 pour l’année 1670, à 7.676 en 1772 ! 

 

Nombre d’enfants trouvés envoyés à Paris en 1778, par ville d’origine. Claude Delasselle.

 

On image facilement la difficulté à trouver assez de nourrices pour tout ce petit monde, et l’éloignement géographique de plus en plus important qui s’en suit. De sorte que s’instaure peu à peu un second trafic : après celui des enfants de province vers Paris, celui des enfants arrivés à Paris vers une autre province. Les historiens appellent les personnes spécialisées dans ce transport des « meneurs ». Ces meneurs recrutent également les nourrices (qui ne viennent donc plus chercher elles-mêmes les bébés), les surveillent, les payent… Isabelle Robin et Agnès Walch expliquent :

 

L’administration s’efforce de faire partir les abandonnés chez les nourrices dès que possible, généralement le lendemain de l’abandon au XVIIe siècle. (Par exemple,) La nourrice (de telle enfant abandonnée le 15 février 1690)a reçu « pour le premier mois commençant le 16 février et finissant le 16 mars, 4 livres. » Par contre, en 1751, les enfants attendent en moyenne quatre jours à La Couche : 2,4 jours en décembre – 5,8 jours en août. [8]

Les conditions du voyage sont aussi épouvantables qu’à l’aller. Le meneur cherche à faire au plus vite car il est payé au voyage. Il reçoit aussi un sol par livre sur les salaires de ses nourrices. Si l’enfant meurt en route, les plus malhonnêtes empochent l’argent des nourrices sans déclarer le décès. Et la mort du nourrisson n’est pas rare : 

La majorité des petits voyageurs sont toujours des nouveau-nés (âgés en moyenne de moins de six jours). Pour éviter le jeûne forcé, le meneur pouvait recourir à des chiffons imbibés de lait ou d’eau et autres « biberons » mortels en usage à cette époque. Si un grand nombre d’enfants survivaient malgré tout à ce transport périlleux, ils mouraient en masse, dans les jours et les semaines qui suivaient, des séquelles de leur malnutrition en cours de route et des conséquences physiques des intempéries qu’ils avaient subies. [9]

 

Sur internet, le site « ancetresetjardins.eklablog.com » raconte en long et en large « Un abandon d’enfant à Valenciennes en 1758 », donc la période où travaillait Elisabeth Quoquidez. L’article insiste sur les efforts de toute une famille pour garder secrète la naissance d’un enfant non désiré, le faire baptiser et le conduire à Paris : « il faut une accoucheuse qui se contente d’une somme modique pour se charger de l’enfant. » A Valenciennes, la famille choisit « Madame Leblanc » (ou Legrand) qui pour sa peine recevra quatre louis [10].

L’excellente revue Valentiana, sous la plume de Catherine Denys, a également abordé cette question des enfants abandonnés et de leur transport à Paris. L’exemple choisi par l’auteur est particulièrement épouvantable. L’affaire se déroule en 1780 – toujours l’époque où Elisabeth Quoquidez pratique son commerce. Un couple de Valenciennes s’est spécialisé dans le transport des enfants abandonnés, mais ses façons de faire s’avèrent bien peu chrétiennes :

La femme est accusée de différer le transport des enfants à Paris, pour en emmener plusieurs en même temps, et dans l’intervalle de laisser les enfants dépérir, faute de soins et de nourriture, tout en buvant avec son mari l’argent donné par les parents. Elle aurait aussi négligé de faire baptiser un des enfants qu’on lui avait confiés. En outre elle faisait enterrer clandestinement les enfants morts dans le cimetière de Saint-Géry, avec la complicité du fossoyeur, sans prévenir le curé, donc sans enregistrement du décès. Elle aurait enfin falsifié un billet de l’hôpital parisien des enfants trouvés, pour dissimuler un de ces enterrements clandestins, en faisant croire que l’enfant avait été reçu à Paris. Pour l’année 1779, sur 54 enfants confiés à cette femme, 30 au moins seraient morts chez elle. [11]

L’article de Catherine Denys, très documenté, entre dans des détails sordides (et très impressionnants) que chacun pourra lire tranquillement en ligne, sur le site de la Bibliothèque municipale de Valenciennes, s’il souhaite en découvrir les horreurs.

 

Pour en revenir à Elisabeth Quoquidez et à son mari, les interrogatoires des témoins se succédant, on apprend « qu’il était de notoriété publique que Bassenij et sa femme transportaient depuis quelques années … des enfants dans la fondation des Enfans trouvés à Paris … avec une âne ou dans les hottes. » L’un des témoins ajoute qu’il avait « aussi ouï dire publiquement qu’il y avoit des femmes de Valenciennes et de Maubeuge qui s’étoient mêlées de venir chercher ici (à Bruxelles) des enfans pour les exporter en France. » [12]

Bref, le couple Bassenet-Coquidez n’était vraiment qu’un pion sur un échiquier bien rempli, mais cette affaire – celle-ci et une suivante, avec une nouvelle arrestation d’Elisabeth en 1771 – aura jeté une sorte de lumière sur des pratiques qui auraient sans doute préféré rester dans l’ombre. 

Au bout du compte, les Pays-Bas autrichiens ont choisi de modifier leur cadre judiciaire en dépénalisant l’abandon des nouveau-nés (qui était un crime chez eux) et de réfléchir à l’éventualité d’envisager la construction d’une « Maison de la Couche » à Bruxelles… 

 

Elisabeth Coquidez est morte le 4 mai 1793 à Bruxelles. Etat-civil de Bruxelles-capitale, paroisse SS Michel & Gudule.



[1] Paul Bonenfant, « Une entreprise d’exportation d’enfants à Bruxelles au XVIIIe siècle » in Annales de la société royale d’archéologie de Bruxelles, t. 35, 1930.

[2] Paul Bonenfant, ibidem.

[3] Paul Bonenfant, ibidem.

[4] Paul Bonenfant, ibidem.

[5] Paul Bonenfant, ibidem.

[6] Louis-Sébastien Mercier, cité par Claude Delasselle, « Les enfants abandonnés à Paris au XVIIIe siècle » in Annales Economies, Sociétés, Civilisations, 30eannée, n° 1, 1975.

[7] Claude Delasselle, ibidem.

[8] Isabelle Robin et Agnès Walch, « Géographie des enfants trouvés de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles » in Histoire, Economie et Société, 1987, 6eannée, n° 3.

[9] Isabelle Robin et Agnès Walch, ibidem.

[10] Site : ancetresetjardins.eklablog.com, « Un abandon d’enfant à Valenciennes en 1758 » par Généalog en Nord – 3 août 2014.

[11] Catherine Denys, « Lectures d’un fait divers : l’affaire Bodechon et les enfants abandonnés à Valenciennes à la fin du XVIIIe siècle » in Valentiana n° 27, daté de juin 2001.

[12] Paul Bonenfant, op. cit.

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