mercredi 28 juin 2017

Qui sont ces Monégasques qui naissent à la maternité ?

Souvenir personnel : dans une entreprise de Valenciennes, deux jeunes femmes, enceintes toutes les deux, échangent des conseils, des tuyaux, des détails pratiques ; puis l’une demande à l’autre :
—Où vas-tu accoucher ?
—A Monaco, répond la deuxième.
—Oui, moi aussi, reprend la première.
Et elles éclatent de rire devant mon air ahuri. Accoucher à Monaco, cela me semble certes d’une classe folle, mais aussi d’un coût invraisemblable. Ils n’ont donc pas de bonne maternité, à Valenciennes, pour que les jeunes mamans choisissent d’accoucher à Monaco ? Mais ces deux-là s’amusent de mon ignorance, car il faut être Valenciennois pour savoir que Monaco est le nom de la maternité, sise avenue de Monaco, tout simplement.

Ce nom ne doit rien à Caroline ni Stéphanie, mais à leurs aïeux. Il faut en effet remonter à la première guerre mondiale pour comprendre les liens qui se sont noués entre la capitale du Hainaut français et la Principauté monégasque. Valenciennes est sortie de cette guerre dans un état de ruine assez impressionnant. Les cartes postales de l’époque ne montrent que maisons éventrées, usines ratissées, ponts explosés, l’étendue des dégâts est encore saisissante à nos yeux un siècle plus tard. Après 1918, l’énorme chantier de la reconstruction de la ville ne peut s’engager qu’avec beaucoup d’argent, par le paiement des dommages de guerre par l’Allemagne vaincue, par des emprunts et par des appels à la solidarité.
Un exemple de l'état de Valenciennes à la fin de 14-18
(photo extraite de la page Facebook de Richard Lemoine)
Entre alors dans notre histoire Paul-Désiré Lajoie, né en 1866 à Anzin. Il était architecte, formé à l’Ecole des Beaux-arts de Valenciennes, installé rue du Grand Bruille. Il a par exemple restauré l’église d’Anzin, fut l’architecte de la société des forges de Denain. En 1895, il est nommé inspecteur des travaux diocésains d’Oran, en Algérie française ; il démissionne de ce poste en 1897. On le retrouve en 1912 à Beausoleil, commune créée en 1904 au voisinage immédiat de Monaco. Il y construit une église, le monument aux morts du cimetière, établit les plans du projet d’extension de la commune. Il y est conseiller communal de 1912 à 1919. Bref c’est un notable local, qui fréquente les personnages importants de Monaco, notamment son premier maire, Suffren Reymond, élu en 1918.

Au nombre des constructions à mettre en œuvre à Valenciennes, figure un nouvel Hôtel-Dieu – c’est-à-dire un hôpital – le projet ayant d’ailleurs été engagé dès 1913 mais stoppé par les événements. Le précédent Hôtel-Dieu, qui a beaucoup déménagé, logeait depuis la Révolution dans l’ancien couvent des Carmes déchaussés (à l’emplacement de l’actuelle résidence des Dentellières), et s’y trouvait bien à l’étroit. Le terrain, dans le quartier Dampierre, est choisi ; ce qui manque, en 1918, c’est l’argent.
Paul Lajoie avait gardé des liens avec Valenciennes et connaissait la situation de la ville (l’un de ses « parents », Achille, était membre de notre conseil municipal). Il savait aussi que la municipalité de Monaco, avec l’assentiment de son prince Albert de l’époque, souhaitait aider une commune française particulièrement touchée à se redresser. Comment s’y prit-il ? Je ne sais pas. Je n’ai pas retrouvé de document révélant la teneur de ses arguments. Mais le résultat est là : c’est Valenciennes qui a été élue « ville filleule » de Monaco (filleule de guerre, s’entend) et qui, à ce titre, a reçu la généreuse somme de 500.000 fr. – à peu près l’équivalent de 500.000 € actuels – pour « aider à son relèvement. » Le premier versement, de 100.000 fr., aura lieu en mars 1921, mais la décision a été votée et approuvée par le Prince sans doute fin 1919.
Albert Ier de Monaco
(photo Wikipedia)
S’ensuivent entre les deux municipalités des échanges d’amabilités à n’en plus finir. Par exemple, lors du mariage, le 19 mars 1920, de la duchesse Charlotte, future mère du prince Rainier, le conseil municipal de Valenciennes envoie un télégramme de félicitations ; la réponse du père de la mariée s’accompagne d’un beau cadeau : il prie «  le Maire de Monaco de vouloir donner en souvenir du mariage de sa fille, une somme de 500 francs à une jeune fille de Valenciennes qui aurait été particulièrement éprouvée pendant la guerre et dont le mariage aurait eu lieu dans la même semaine que celui de la Duchesse (sa fille). » Cette somme, précise le maire de Valenciennes lors du Conseil municipal suivant, a été donnée « à un ménage d’honnêtes ouvriers » marié le même jour que la duchesse[1].
Le 8 octobre 1920, un télégramme de Paul Lajoie apprend au maire de Valenciennes le décès subit de Suffren Reymond. La ville présente ses condoléances aux Monégasques, met le drapeau de son Hôtel de Ville en berne pendant 24 heures, et décide « de donner à l’un des quartiers de la ville le nom de Monaco » rapporte le Journal Officiel de Monaco le 9 novembre (en réalité, juste une avenue).
En juillet 1921 encore, les édiles de Monaco sont invités à venir à Valenciennes participer aux festivités organisées pour le bicentenaire de la mort de Watteau. Visites, inaugurations, cérémonies, galas se succèdent et les discours se suivent à la queue-leu-leu. Celui d’Alexandre Médecin, le nouveau maire de Monaco qui succède à Suffren Reymond, est repris in extenso par le Journal de Monaco. Il se termine ainsi : « Partout l’envahisseur avait semé des ruines ; les cités qui n’avaient pas souffert adoptaient leurs sœurs mutilées ; Valenciennes reconstruisait l’Hôtel-Dieu ; nous avons voulu contribuer à cette résurrection, et c’est à cet acte de solidarité que nous devons l’honneur d’assister à ces fêtes inoubliables qui sont la preuve de la vitalité indestructible de votre glorieuse Cité, que la Municipalité Monégasque est heureuse et fière de saluer comme une Ville Sœur. » Le séjour des Monégasques s’est terminé par une visite de « l’hospice des vieillards » de Valenciennes, au cours de laquelle, à nouveau, « les délégués monégasques ont versé une somme pour être distribuée aux hospitalisés » précise le Journal Officiel. Leur générosité était décidément sans borne.

"L'avenue de Monaco et le nouvel Hotel-Dieu"
(photo Patrimoine Numérique de la bibliothèque de Valenciennes)
Les travaux du nouvel hôpital, quartier Dampierre, dureront de 1926 à 1936. Paul Lajoie décèdera en 1940. Et dorénavant les bébés valenciennois naîtront à Monaco, comme des princes.



[1] Petit souci : le 19 mars 1920, on ne trouve dans les registres de Valenciennes que le mariage de Frédéric Mauro, ingénieur des Ponts et Chaussées, avec Anne-Marie George, sans profession. Pas vraiment un « ménage ouvrier »… Le lendemain, 20 mars 20, se sont mariés à Valenciennes : Henri Despinoy, mécanicien, et Berthe Steffe, sans profession ; Kléber Taches, doreur, et Jeanne Lebon, couturière ; Jean-Baptiste Lancel, couvreur, et Léontine Flamant, confectionneuse ; René Rémy, tourneur, et Victorine Willefert, ménagère. L’un d’eux a-t-il gagné le cadeau princier ?

mardi 20 juin 2017

Quelle est cette épine qui s’élance sur la place ?

Photo J.B. Metais & J.Y. Boureau
sur le site jbmetais.com
L’aiguille, la flèche, l’épine… les Valenciennois ne savent pas trop comment nommer la chose qui se trouve désormais posée à l’extrémité sud de la Place d’Armes, phallus municipal censé exprimer la fierté des habitants de vivre en cette ville. Ils savent, parce que c’est écrit dessus, que cette sculpture est l’œuvre de Jean-Bernard Métais qui l’a baptisée sobrement « Valenciennes ». Ils savent aussi, parce qu’ils y étaient, qu’elle a été inaugurée en grande pompe le 21 décembre 2007, l’événement figurant au nombre des festivités organisées pour la clôture de l’année « Valenciennes capitale régionale de la culture ». Ils savent tous que la chose est gravée de deux mille mots, sélectionnés par le sculpteur parmi les sept mille qu’il a recueillis auprès de la population, des paroles de Valenciennois que l’artiste a rassemblées sous le titre de « Litanie » (vous en trouverez le texte in extenso sur le site internet hainautpedia.vallibre.fr). Les plus géomètres des habitants savent encore que la chose mesure quarante cinq mètres de haut et deux mètres quarante de diamètre ; les plus baladins, qu’on peut, lorsqu’on s’approche et qu’on fait abstraction de la circulation automobile, entendre le mur rond murmurer les paroles dont il est orné.

Croyez-le ou non, officiellement, cette sculpture est le nouveau beffroi de Valenciennes. Elle a été érigée, nous dit-on, à l’emplacement même où s’élevait le précédent beffroi, le vrai, l’unique, l’historique, celui dans lequel on pouvait grimper pour surveiller les alentours. Le beffroi est un monument typique de nos régions de la France septentrionale et de la Belgique. Il affirme l’autorité de la cité, il asseoit sa puissance – et accessoirement il donne l’heure. Valenciennes possédait donc un beffroi, une tour construite avec la permission de sa Comtesse Jeanne dans les années 1240. Cette tour médiévale a été rehaussée plusieurs fois – en 1546 pour que le guetteur puisse y voir plus loin, en 1647 pour relever la flèche, et en 1784 pour faire encore plus que plus – ce qui a fini par entraîner sa perte. Le dernier rehaussement pesait trop lourd, et la tour s’est effondrée en 1843, événement dramatique qui causa plusieurs morts.

L'ancien beffroi de Valenciennes en 1842
(aquarelle, document personnel)
La plupart des beffrois sont généralement construits au-dessus des hôtels de ville. Pas celui de Valenciennes. Ici, le beffroi faisait bande à part. Il a d’abord surplombé la « bourse aux marchands », puis des maisons d’habitation qui servaient aussi d’échoppes et qu’on connaissait sous le nom de leurs enseignes : le Dromadaire, la Sirène, le Castor, et autres charmantes appellations. Au tout début du XIXe siècle, on installa à ses pieds les bureaux de l’octroi et le cercle du commerce. Dans les mêmes années, en 1811, on le munit d’un paratonnerre, le premier jamais planté à Valenciennes.
Le beffroi était le perchoir du guetteur. Un second guetteur se trouvait dans un clocher d’église, place Verte, jusqu’à la démolition de l’église par les Autrichiens en 1793. Les deux postes de vigies avaient été créés en 1347.
Le beffroi contenait aussi un carillon et quatre cloches municipales : celle dite du Prévôt, qui se trouve maintenant dans le clocher de la basilique ; celle des ouvriers, qu’on appelait la curiande ; celle du couvre-feu, qui annonçait la fermeture des portes de la ville ; et celle des incendies. De sorte que, non seulement le beffroi donnait l’heure (une horloge avait été installée en 1625), mais il sonnait aussi les fêtes, les assemblées, les exécutions capitales, la foire, l’arrivée de la garnison, tout ce qui faisait la vie d’une petite ville autrefois.
Enfin, et on a du mal à le croire aujourd’hui, le beffroi offrait matin et soir un petit concert aux promeneurs : quatre joueurs de hautbois, installés au balcon, étaient chargés de ces aubades et sérénades. L’orchestre des Museux a tenu bon de 1428 à la Révolution. Il avait été créé par un bourgeois de Valenciennes, Jacques le Vayrier, qui avait fait don à la ville de quatorze hectares de terre dont les revenus devaient servir exclusivement à rémunérer les quatre musiciens.

Aujourd’hui, l’épine, l’aiguille, la flèche continue à enchanter la population, mais différemment. Non seulement la sculpture chuchote, mais elle s’illumine dès le soir tombé et lance dans la nuit sa silencieuse litanie. Un spectacle poétique sinon féerique. Le jour, elle est censée servir de cadran solaire – donc donner l’heure – sauf qu’on n’a jamais tracé de cadran à ses pieds.
Quant au meilleur point de vue pour juger de l’élégance de la sculpture et de sa pertinence artistique, il se trouve dans l’axe de la rue de la Paix, à hauteur de l’avenue d’Amsterdam. Essayez : allez-y et regardez, vous allez comprendre.


* Une petite vidéo pour voir la création et l’installation de l’œuvre :
https//vimeo.com/197406942

mercredi 14 juin 2017

Qui sont ces Peaux rouges au pays des Gueules noires ?

5 juillet 1905. Depuis une heure du matin, deux violents orages se succèdent, laissant choir sur Valenciennes des trombes d’eau qui vont causer de nombreux dégâts dans les caves et les rez-de-chaussée de certaines habitations. La foudre tombe dans des jardins, dans la cour du collège de jeunes filles ! Les champs sont inondés, les récoltes perdues. Saleté de météo !

Et c’est sous cette drache à la mode chti qu’accostent à la gare de Valenciennes les trois trains spéciaux affrétés par Buffalo Bill pour trimbaler toute la troupe et le matériel de son célèbre « Wild West Show », en tournée dans toute la région – et dans toute l’Europe. Buffalo Bill, oui messieurs-dames, le seul l’unique, aussi célèbre que Céline Dion de nos jours et déplaçant sans doute les mêmes foules.
Extrait de la "réclame" parue dans le journal "L'Impartial" le 4 juillet

Le Colonel William Frederick Cody, ancien éclaireur de l’armée américaine, chasseur de bisons pour les ouvriers des compagnies de chemin de fer, pionnier de la conquête de l’Ouest, actif dans les guerres contre les tribus indiennes, a découvert le monde du spectacle en jouant son propre rôle sur les planches, aux Etats-Unis. Y prenant goût, il a créé en 1883 un premier show puis, devant le succès rencontré, s’est lancé dans le « grand spectacle » : il décida de présenter la conquête de l’Ouest avec ses vrais protagonistes, de vrais Indiens issus des diverses tribus combattues, de vrais cowboys sur de vrais chevaux, dans des reconstitutions de batailles, des exercices de tir à la carabine, des exhibitions de danses sioux, bref, l’Ouest américain comme si vous y étiez.
En France, plusieurs représentations du « Wild West Show » ont déjà eu lieu à Paris, en 1889, à l’occasion de l’Exposition universelle, et ont suscité un grand enthousiasme de la part des spectateurs. C’est donc auréolé de cette deuxième gloire (et ses affiches précisent : vous verrez « les mêmes numéros qu’à Paris » !) que Buffalo Bill entreprend sa grande tournée européenne (1903-1906) et débarque à Valenciennes.
En 1898, la photographe Gertrude Käsebier put,
dans son studio de New York, tirer le portrait des Sioux
participant au spectacle de Buffalo Bill.
Voir le site mashable.com
 C’est sur la plaine de Mons que s’installent les équipes de Cody. Cet endroit est un vaste terrain situé au-delà des anciens remparts (entre les actuels boulevard Pater, avenue de Liège et rue des Glacis), une plaine que la ville pouvait jadis inonder à l’envi pour se protéger des invasions ennemies lorsque ces messieurs les rois, les comtes et leurs ministres décidaient de guerroyer. Sur ce « terrain vague » sont ensuite plutôt organisées les foires aux bestiaux, mais pour une journée, la plaine va donc retrouver les guerriers !
Après l’orage, l’arène de 15.000 mètres carrés est montée en quelques heures « dans un véritable cloaque », précise L’Impartial. La troupe de « 1.300 hommes et chevaux » va donner deux représentations ce mercredi 5 juillet (comme dans toutes les villes traversées), l’une à 2h de l’après-midi, l’autre à 8h du soir. Prix des places, selon la catégorie, de 1 fr. 65 à 8 fr. 80, moitié prix pour les enfants. Les billets sont en vente chez Giard, place d’Armes.
Un gentil patron

L’Impartial décrit comme il peut l’exotisme du spectacle, les « Indiens dans leur farouche accoutrement », les chevaux « au bruyant galop », « la manœuvre des vétérans, tous stupéfiants d’adresse ».
Après la seconde représentation, tout est démonté, replié, rangé en quelques heures (à la lueur des litières enflammées, précise L’Impartial), et le « Wild West Show » reprend le train pour son étape suivante : Maubeuge.

De nos jours, c’est Disneyland Paris qui propose sa « Légende de Buffalo Bill », avec la présence de Mickey s’il vous plaît. Ce spectacle n’a sans doute plus grand-chose à voir avec celui du Colonel Cody ! On peut se faire une idée de ce qui fut présenté en 1905 en visionnant sur Youtube plusieurs petits films montrant des extraits du « Wild West Show », par exemple celui-ci  https://youtu.be/kjIH5AUglos  où Buffalo Bill salue le public, en personne, à la fin. Comme il a dû le faire à Valenciennes.

*Pour savoir si Buffalo Bill est passé par votre ville, suivez ce lien :