vendredi 4 mars 2022

Combien coûtent le litre et la goutte ?

 Ou : L’introduction de l’eau potable à Valenciennes, chapitre 5 – La mise en route.

 


« Procès-verbal constatant la mise en place et les expériences de bonne marche 1° des pompes pour refouler les eaux des réservoirs inférieurs dans les réservoirs supérieurs 2° des machines à vapeur destinées à mettre les pompes en mouvement 3° des générateurs de vapeur.

 

Aujourd’hui, premier décembre mil huit cent soixante trois, nous soussignés

Bracq-Dabencourt, Maire de la ville de Valenciennes

Leville, adjoint aux travaux

Blondeau

Em. Lefebvre

A Giard

Dutemple

De Warenghien – Membres de la commission des travaux du Conseil municipal

Boudousquié, Ingénieur en chef des mines

Lelièvre ancien Capitaine du Génie

Tous membres de la commission nommée par Monsieur le maire pour la réception des appareils entrepris par Mr Quillacq, constructeur à Anzin,

Avons procédé, en présence de Mr Masquelez, Ingénieur des Ponts et Chaussées, chargé de la direction des travaux de la distribution d’eau, et conformément à l’article 7 du devis, à la constatation de la mise en place depuis plus d’un mois des susdits appareils et du résultat favorable des expériences journalières faites depuis lors … [1]»

 

André Gauvin, dans son livre « Petite histoire des rues de Valenciennes », annonce que la station de pompage a été inaugurée le 20 octobre 1863, et cette information a été reprise à l’unanimité par plusieurs auteurs. Je n’ai pas trouvé de document – ni d’article de presse – qui confirme cette inauguration, ni à cette date ni à une autre ; en revanche, ce procès-verbal – signé par mon aïeul Amédée Giard, à l’époque membre du Conseil municipal – qui constate que la station de pompage fonctionne, est bien daté du 1erdécembre 1863 ; si inauguration il y avait eu, elle n’aurait pu être que postérieure. J’ajoute que la construction des aqueducs ne se termine qu’en mars 1864, et que la réception de la fourniture de robinetterie n’a lieu qu’en avril 1864.

 

Dès le mois de mai 1863, en tout cas, le Conseil municipal prépare les conditions de la mise à disposition de cette eau potable aux particuliers. Les concessions d’eau seront accordées aux habitants qui les demanderont, pour leur usage domestique uniquement. Ils paieront pour cela une sorte d’abonnement annuel, fixé en fonction du nombre de personnes vivant dans la même maison. Les prix s’échelonnent de 9 francs pour une ou deux personnes, à 21 francs pour 6 personnes (les hospices et l’armée demanderont illico un rabais). On pourra abonner son jardin, si je puis dire, à raison de 2 francs par are. Ajoutez encore 5 francs par cheval ou par tête de gros bétail, 8 francs par voiture à quatre roues. Si vous êtes locataire, vous devez présenter le consentement écrit de votre propriétaire. Seules les industries seront soumises à un jaugeage, et devront s’équiper d’un compteur. Les premières concessions seront accordées pour trois ans, jusqu’au 31 décembre 1866 au maximum.

Suit une série d’interdictions, comme celle de revendre son eau à un tiers, ou celle de donner des pourboires aux agents du service des eaux…

Et pour parer à toute éventualité, on prévient que « le concessionnaire ne pourra réclamer aucune indemnité pour les interruptions de service pouvant résulter soit des gelées, des sécheresses, des réparations des ouvrages hydrauliques, soit de toutes autres causes[2]. »

 

Parallèlement, on organise le Service des eaux qu’il faut monter de toutes pièces. Monsieur Masquelez ne manque pas de suggestions. Dès 1861 il prévoit[3] que « il est nécessaire de placer à la tête du service un Ingénieur Directeur » à choisir entre l’Ingénieur des Ponts et Chaussées et les Ingénieurs des Mines résidant à Valenciennes ; il estime la dépense, « d’après ce qui se fait à Dijon », à 1.200 francs. Il poursuit : « Il faudra deux fontainiers sous les ordres du mécanicien », payés 700 francs chacun. Il chiffre aussi la dépense nécessaire pour l’entretien du réseau de distribution, la marche et l’entretien des machines, les réparations des aqueducs, réservoirs, bâtiments, etc. Il conclut en estimant que le total de cette dépense sera couvert par le produit des concessions. Il ne doute pas un instant du succès de l’opération : « On doit beaucoup compter sur les instances que feront, auprès de leurs maîtres, les domestiques qui apprécient bien vite l’avantage de trouver l’eau sous la main dans les cuisines, au lieu d’avoir la peine d’aller à la pompe et de rapporter une lourde charge. » 

En octobre 1863 le Conseil municipal adoptera les grandes lignes de son projet d’organisation.

 

Les Archives de Valenciennes ont gardé des liasses entières des concessions accordées aux particuliers. Ces documents détaillent tous les travaux facturés aux habitants pour amener la conduite d’eau jusque chez eux : les mètres de tranchée, les mètres de “tuyau alimentaire“ (en plomb !), les manchons en fer forgé, les manchons filetés, les rondelles en plomb et en cuir, les joints à bride, les robinets pour l’intérieur, les robinets pour l’extérieur, les heures de plombier, d’aide-plombier, de terrassier, d’appareilleur, on chiffre tout ça et on fait le total. Je vous donne l’exemple de mon Amédée Giard, croisé tout à l’heure, qui habite rue de la Viéwarde :

 

(Archives municipales de Valenciennes)

Pour l’installation de l’eau chez lui, il doit débourser 137 francs et 50 centimes. Son cousin, mon ancêtre Alfred Giard, qui habite rue des Foulons, est facturé 79 francs et 4 centimes. C’est plus cher pour son magasin, place d’Armes : 173 francs et 2 centimes. Les différences semblent étonnantes, mais elles résultent de la configuration de la rue, et des mètres de tranchée et de pose de tuyaux nécessaires.

Au bout de trois ans, comme convenu, les clients renouvellent leur bail. Ainsi Amédée Giard, en 1866, se “réabonne“ pour dix ans, à raison de 28 francs annuels la première année (le prix est fonction du nombre de personnes à la maison).

 

(Archives municipales de Valenciennes)

Et voilà enfin de l’eau propre pour tout le monde ! Je pense que la ville de Valenciennes peut dire un grand merci à Louis Bracq et à Auguste Masquelez, qui ont porté ce projet d’introduction de l’eau potable en ville à bout de bras, et à son terme malgré le nombre invraisemblable d’embûches qui se sont dressées devant eux. Dans son petit livre rédigé pour répondre aux arguments de ceux qui ne voulaient pas de cette eau à Valenciennes[4], le maire, dans un tout autre propos, rend hommage à son Ingénieur des Ponts et Chaussées. Ses lignes gardent ici toute leur signification et plaident pour notre reconnaissance : « Ce projet constitue une œuvre considérable, qui a exigé tant de travail de la part de neuf employés et de leur chef (qui avait d’abord refusé de s’en charger à cause de la multiplicité de ses autres occupations), que deux employés ont été malades et que M. Masquelez était à bout de forces lorsque tout a été fini. »

 



[1] Archives municipales de Valenciennes

[2] Séance du conseil municipal du 2 mai 1863. Archives municipales de Valenciennes.

[3] « Projet d’établissement d’une distribution d’une distribution d’eau. Rapport rédigé spécialement en vue de se conformer à l’art. 2 du règlement en date du 23 août 1835. » Archives Départementales du Nord.

[4] « Question de l’introduction des eaux dans Valenciennes. » Typographie et lithographie de E. Prignet, à Valenciennes. 1861. page 72.

jeudi 3 mars 2022

Qui a remporté les lots et qui est tombé sur des os ?

 Ou : L’introduction de l’eau potable à Valenciennes, chapitre 4 – Les travaux.

Dès que le maire Louis Bracq en a reçu les autorisations, et dès qu’il a signé son emprunt de deux millions auprès du Crédit Foncier (après deux autres vaines tentatives auprès de banquiers privés), son ingénieur des Ponts-et-Chaussées, Auguste Masquelez, a lancé les opérations sur le terrain.

Dans un document daté de janvier 1861[1], Monsieur Masquelez donne tous les détails des travaux envisagés, à commencer par le tracé de la conduite principale d’amenée des eaux en ville. L’aqueduc partira de la source Prouveur à Aulnoy, puis traversera la Rhônelle pour capter les trois sources de Marly ; il descendra ensuite vers Valenciennes en traversant « la route impériale n° 45 … fort au dessous du tuyau de l’éclairage au gaz qui se trouve dans le trottoir de gauche » ; après l’entrée en ville, « la conduite suivra les rues du Quesnoy et de Beaumont, puis traversera (de manière à ménager les arbres) la place Verte et le cours Bourbon, pour finir à l’extrémité de cette dernière promenade où seront placés les réservoirs et le bâtiment des machines élévatoires. »

 

Sur cet extrait de plan de 1891 (par Edouard Mariage) on situe (flèche rouge) l’entrée 

de l’eau en ville (la route 45 est passée du statut d’impériale à nationale), et l’emplacement des réservoirs (rond rouge) dans le cavalier des remparts.

(Document personnel)

 

Le quartier de la Place Verte est réputé pour être l’un des plus élevés de la ville, c’est donc de ce point culminant que partira la distribution. Quant au choix des « grands cavaliers militaires » pour enterrer les réservoirs, il a nécessité bien sûr l’autorisation de l’armée. Celle-ci a en outre exigé « que les réservoirs fussent construits à l’abri de la bombe », l’objectif étant que la population dispose de l’eau de ces réservoirs « si un siège survenait et que l’ennemi détournât l’eau potable en coupant la conduite ». Monsieur Masquelez calcule que la ville pourrait disposer d’eau durant 50 jours, or « le plus long des sièges passés n’a duré que 42 jours ». L’avenir n’est jamais celui qu’on croit !

 

Quoi qu’il en soit, il continue les explications. L’eau des sources arrivera dans le réservoir inférieur, puis des « machines élévatoires » la conduiront dans le réservoir supérieur, « à la hauteur nécessaire pour pouvoir desservir toute la ville à l’étage ». C’est là un confort que Monsieur Masquelez veut assurer à tous les habitants : qu’ils puissent avoir l’eau chez eux, non seulement au rez-de-chaussée, mais à l’étage si besoin est. La distribution de l’eau pour les usages domestiques se fera uniquement et « uniformément pendant les 12 heures du jour » ; l’autre demi-journée sera consacrée à re-remplir les réservoirs pour le lendemain.

 

Le conseil municipal ayant approuvé toutes ces dispositions, il faut passer les marchés avec les entrepreneurs. Cinq lots sont mis en adjudication :

- le lot 1 concerne les travaux comprenant la conduite principale d’amenée des eaux, les aqueducs de prise d’eau des sources, les deux réservoirs, le bâtiment des machines à vapeur et ses puisards. Il est adjugé à Monsieur Gariel, de Paris.

- le lot 2 doit fournir les pompes pour aspirer l’eau dans le réservoir du bas et la refouler dans l’autre, les machines à vapeur destinées à mettre ces pompes en mouvement, et les générateurs de vapeur. C’est Monsieur Quillacq, constructeur mécanicien à Anzin, qui l’emporte.

- le lot 3 se présente en trois parties. La fourniture de tous les tuyaux en fonte est confiée à Monsieur Dallot, de Londres ; les joints pour ces tuyaux seront ceux de Monsieur Delperdange, de Bruxelles ; quant à la pose des tuyaux, elle sera effectuée “en régie“ par des ouvriers employés directement par la municipalité.

- le lot 4 concerne la fontainerie et les robinets. Le matériel fourni par Ernest Mathelin, entrepreneur de travaux hydrauliques demeurant à Tourcoing, sera posé “en régie“.

- le lot 5 enfin, tous les travaux de pavage et de terrassement, échoit à Monsieur Bavay, de Valenciennes.

 

Tous les détails ont été longuement discutés et calculés. L’aqueduc principal, par exemple, réalisé en maçonnerie, doit être assez grand « pour qu’un ouvrier s’y introduise, par des regards ménagés tous les 200 m, à l’effet de rechercher les fuites et d’exécuter rapidement les travaux nécessaires sans interrompre le service[2]. »

 

L'aqueduc principal adopté par Valenciennes
(Archives départementales du Nord)

 

« De petites chutes, ménagées dans le radier, aéreront l’eau et faciliteront les jaugeages ultérieurs », poursuit Monsieur Masquelez. Il précise encore qu’un remblai d’un mètre sera maintenu sur tout le parcours au dessus de la voûte de l’aqueduc « pour avoir de l’eau fraîche en été, sans qu’elle devienne trop froide en hiver ».

 

Autre sujet de discussion : les joints entre les tuyaux en fonte. Une commission de conseillers municipaux décide de se rendre en Belgique pour examiner un nouveau système tout récemment inventé par un ingénieur des chemins de fer belges, Monsieur Delperdange.

 

Les joints Delperdange « consistent en une bague en caoutchouc vulcanisé, 

qu’un collier en fer, fermé à l’aide d’un boulon, serre sur les parties saillantes 

des deux bourrelets terminus de deux tuyaux juxtaposés. 

(image Archives départementales du Nord ; explications de Monsieur Masquelez)

 

Ces joints en caoutchouc, utilisés à Bruxelles sur les conduites d’eau et de gaz, les séduisent par leur facilité et leur rapidité d’installation : « deux ouvriers suffisent à la pose de 500 mètres de conduite d’eau dans une journée[3]. » Leur élasticité prévient aussi tout risque de fuite en cas d’affaissement ou de mouvement de terrain. La seule crainte vient de leur nouveauté : ces joints vont-ils bien vieillir ? Monsieur Masquelez répond à la question en indiquant que des joints en plomb coûteraient 180.000 francs, les joints Delperdange seulement 137.000 francs, et la somme d’argent qui fait la différence, placée chaque année, rapporterait au bout de neuf ans le montant nécessaire au renouvellement de l’installation ! Convaincu, le conseil municipal adopte le moderne système Delperdange.

 

L’adjudication du marché des tuyaux en fonte a été une source de problèmes. Trois tentatives auprès des fondeurs français et belges ont échoué, parce que le système Delperdange demande une fabrication particulière, avec des « bourrelets terminaux réguliers. » Pour finir, Monsieur Masquelez se tourne vers les fondeurs anglais et déniche à Londres un monsieur Auguste Dallot qui accepte de fournir ces tuyaux à un prix convenable, moyennant des comptes d’apothicaire sur le poids et la longueur des objets produits[4]. Un an plus tard, le pauvre Monsieur Dallot sera obligé de constater que le tournage des bourrelets, qu’il vend 25 centimes, lui coûte en réalité 1,50 franc, et la réclamation qu’il portera au Conseil municipal pour rentrer dans ses fonds sera heureusement entendue[5].

Quant à la pose des tuyaux tout au long du parcours, elle est effectuée “en régie“, c’est-à-dire en rétribuant directement des ouvriers sans passer par une entreprise. 

 

Etablissement d’une distribution d’eau. 

Rôle des journées d’ouvriers employés pendant le mois de novembre à la pose des tuyaux.

Archives municipales de Valenciennes.

 

Au fil du temps, Monsieur Masquelez n’a cessé de tomber sur des os, comme on dit, dans les différentes étapes d’exécution de son projet. 

Les tranchées destinées à recevoir l’aqueduc principal ont dû être beaucoup plus larges que prévu, à cause de la glaise et du sable dans lesquels on a creusé, et certaines ont également dû recevoir « des boisages considérables » pour leur consolidation. 

Le captage des sources ne s’est pas fait aussi facilement qu’on pensait, car « toutes les sources n’arrivaient à la surface du sol qu’après un syphonnement plus ou moins élevé » ; il a donc fallu creuser, puis « recouvrir les confluents par des caves » qui les mette à l’abri des convoitises.

L’emplacement choisi pour l’installation des réservoirs en ville s’avère très “mauvaise pioche“ : on avait oublié « l’existence des anciennes galeries d’exploitation de pierres blanches qui s’y trouvaient ». Décision prise de creuser plus profond (jusqu’à 11 mètres !) le réservoir inférieur et d’en étayer les parois, Monsieur Masquelez reconnaît avec des sueurs froides que le chantier était devenu très dangereux pour les ouvriers. Il salue « l’intrépidité d’un surveillant, nommé Boissier, qui entraînait les charpentiers à sa suite partout où il fallait aller étayer avant d’exécuter les maçonneries… Nous avons demandé et obtenu que cet homme dévoué fût dignement récompensé par le Conseil municipal[6]. »

Tout cela bien sûr entraîne des frais supplémentaires pour la ville, assez considérables à vrai dire, mais que Monsieur Masquelez s’emploie, comme à son habitude, à faire disparaître dans des calculs extraordinaires. Il faut toutefois reconnaître que l’homme n’est pas petit ni mesquin. Il termine son rapport par ces mots : « Nous tenons à ne pas toucher les honoraires qui nous sont dus sur les 45.000 F d’augmentation finale, afin d’ôter à quelques esprits malveillants la possibilité d’insinuer qu’un misérable intérêt a pu s’opposer à la réalisation de toutes les économies possibles[7]. » Il connaît bien ses ennemis !



[1] « Projet d’établissement d’une distribution d’eau, rapport rédigé spécialement en vue de se conformer à l’art. 2 du règlement en date du 23 août 1835 ». Archives départementales du Nord.

[2] Auguste Masquelez, « Projet d’établissement d’une distribution d’eau », op. cit.

[3] Séance du conseil municipal du 8 février 1862. Archives municipales de Valenciennes.

[4] Séance du conseil municipal du 25 août 1862. Archives municipales de Valenciennes.

[5] Séance du conseil municipal du 14 avril 1863. Archives municipales de Valenciennes.

[6] Association française pour l’avancement des sciences, compte rendu de la 3esession, Lille 1874 – page 175.

[7] Séance du conseil municipal du 14 février 1863. Archives municipales de Valenciennes.

mercredi 2 mars 2022

Qui sont ces empêcheurs de tourner en rond dans l'eau ?

 Ou : L’introduction de l’eau potable à Valenciennes, chapitre 3 – Les opposants.

Aucun quartier de Valenciennes ne possède de bonne eau : c’est la conclusion de toute une série d’études et d’analyses, qui a conduit la municipalité à opter pour amener de l’eau potable en ville depuis des sources des villages voisins. Ces localités, Marly et Aulnoy, sont situées en hauteur par rapport à Valenciennes, ce qui facilite bien sûr la “descente“ de l’eau vers la ville. Le choix définitif des sources est confié à Monsieur Masquelez, ingénieur des Ponts-et-Chaussées chargé de mener le projet à bien. Il utilise, pour l’aider dans ce choix, un instrument qui vient d’être inventé : l’hydrotimètre, un appareil qui permet de connaître rapidement la nature et la quantité des minéraux et autres sels contenus dans l’eau.

 

Un hydrotimètre
(image extraite du site flickr.com)

Les résultats des mesures effectuées conduisent à sélectionner quatre sources, toutes situées dans la vallée de la Rhônelle. Il s’agit, sur la rive droite, de la fontaine Prouveur à Aulnoy ; puis à Marly, sur la rive gauche la fontaine Bouillon et la Dame-Grosse, et les Fontinettes sur la rive droite.

 

La vallée de la Rhonelle rejoint celle de l'Escaut à Valenciennes,
depuis les “hauteurs“ d'Aulnoy
(image extraite du site fr-fr.topographic-map.com)

La qualité de ces eaux est excellente, mais leur quantité sera-t-elle suffisante ? Monsieur Masquelez effectue des jaugeages compliqués, additionne, multiplie, divise, et arrive au résultat de 11.100 hectolitres d’eau par 24 heures au minimum. A raison de 20.600 habitants intra muros à cette époque, chacun disposera de 54 litres d’eau par jour. Et cette quantité est la plus basse envisagée, calculée après trois étés de sécheresse. Monsieur Masquelez estime qu’en réalité les quatre sources amèneront 25.000 hectolitres, soit 121 litres par habitant, « ce qui constituera une distribution très abondante[1], » se félicite-t-il. Bien sûr, ajoute-t-il, il ne faudrait pas que la population augmente trop – mais il repousse cette hypothèse, vu « la condensation de la population actuelle dans une enceinte limitée pour longtemps et probablement pour toujours. » Comment pourrait-il imaginer, en effet, que les remparts seront rasés trente-cinq ans plus tard ?

 

Quoi qu’il en soit, il faut maintenant acheter les sources aux propriétaires des terrains sur lesquels elles se trouvent, et acquérir aussi toutes les parties de parcelles qui accueilleront les tuyaux et aqueducs pour le transport de l’eau depuis les sources jusqu’à Valenciennes. Mais pour obtenir le classement de son projet en “utilité publique“ (un projet classé d’utilité publique autorise les expropriations, si besoin est), la municipalité doit le soumettre à une enquête.

 

1er décembre 1860
(Archives départementales du Nord)

            

9 février 1861 (difficile à photographier, désolée !)
(Archives départementales du Nord)

 

Un registre est ouvert en ville, où les mécontents et les opposants viennent s’exprimer. Ils seront trente-cinq sur le registre, une quinzaine d’autres enverront des courriers.

Certains ont le mérite d’être très francs dans leur argumentation :

 

"Ge m'oposse au dit projet parce que g'ai de l'eau chez moi"
(Archives départementales du Nord)

« L’eau est excellente chez moi », plus d’un opposant estime que dans ces conditions il est inutile de se lancer dans les grands travaux annoncés ! Un Monsieur Léon Noël pousse la réflexion un peu plus loin et donne un détail jamais abordé : « Si les eaux que l’on utilise dans toutes les maisons étaient si mauvaises qu’on le pense, est-ce que cet homme qui promène en ville de l’eau de la fontaine Famars n’aurait pas un plus grand débit ? Tout le monde sait combien peu il vend de son eau. » Ce monsieur parle là du porteur d’eau, un de ces “petits métiers“ indispensables à la vie quotidienne à l’époque. Il puisait l’eau à la fontaine publique et la vendait aux particuliers, la portant jusque dans les étages au besoin.

 

Le porteur d'eau
Gravure tirée du livre "La houille blanche", sur le site shf-ihb.org

Ces porteurs ne devaient pas être nombreux à Valenciennes, et notre Léon Noël ne mentionne l’existence que d’un seul. Dans la plupart des documents, ce sont les domestiques qui sont indiqués comme effectuant les allers-retours à la fontaine publique, et le “temps perdu“ dans ces déplacements.

Un grand nombre des opposants font référence à la presse, et aux arguments qu’ils ont lus notamment dans L’Echo de la Frontière. Curieusement, leurs formulations sont tellement similaires les unes aux autres qu’on les croirait dictées par un tiers… (mais cette opinion m’est personnelle).

 

"Je m'oppose au projet ci-dessus pour les raisons que j'ai lues dans le journal L'Echo de la Frontière
n° 5880 du 7 février et n° 5886 du 23 février"
(Archives départementales du Nord)

Quoi qu’il en soit, c’est aussi dans la presse, en effet, que la guérilla se déchaine. Des pages entières sont consacrées au sujet, on remonte à l’antiquité romaine pour brandir “le bon exemple“, on s’étrangle devant le coût annoncé des travaux (630.000 francs de l’époque, pris sur l’emprunt de deux millions), on s’offusque de l’étude à l’hydrotimètre qui ne vaut pas une bonne et sérieuse analyse chimique… Deux médecins, les docteurs Branche et Lefebvre, feront de gros dégâts dans l’opinion publique en publiant un opuscule contre le projet[2], leurs arguments reposant sur l’éventuel danger de distribuer de l’eau sans l’analyser à fond. Un de nos citoyens, Monsieur Divuy, amateur de bisbille (c’est un habitué de l’opposition aux projets municipaux), insère même dans la presse une fausse pétition adressée au ministre de l’Intérieur pour faire cesser les travaux. Il va jusqu’à mettre en doute la propreté de l’eau de Marly où, constate-t-il, de nombreux habitants sont affligés de goitres – les goitres étant dus, comme chacun sait, à la consommation d’une eau mal aérée ! Le maire Louis Bracq répondra à tout ce monde en publiant lui aussi un petit livret, reprenant les arguments point par point[3]. Tout cela est très virulent – mais empreint d’une exquise politesse – et le Sous-préfet finira par alerter le Préfet sur le sujet, pour attribuer au plus vite le statut d’utilité publique.

J’en finirai avec les opposants en mentionnant un dernier signataire, mais non le moindre. Il s’agit de Félix Cacheux, meunier, fils de Jérémie Cacheux, l’homme qui exhortait la municipalité, une dizaine d’années plus tôt, à introduire en ville les eaux des sources qu’il avait repérées[4]. Un comble !

 

"Est comparu M. Félix Cacheux meunier à Valenciennes lequel a déposé une opposition écrite
qui a été annexée sous le n° 3 au présent procès-verbal après avoir été signée ne varietur"
(Archives départementales du Nord)

Désormais – l’utilité publique ayant été déclarée et le Conseil général des Ponts-et-Chaussées ayant approuvé le projet de Monsieur Masquelez – il est temps d’acquérir les sources et les terrains destinés à faire passer les tuyaux. L’opération se passe tout d’abord en douceur. Les quatre sources sont achetées, avec un peu de terrain qui les entoure « nécessaire à l’établissement des pavillons destinés à accéder aux regards correspondants », à leurs propriétaires, c’est-à-dire Monsieur Miroux pour la source Prouveur, Monsieur Lehardy du Marais pour la source Bouillon, Monsieur Dupont-Dogimont pour la fontaine Dame-Grosse, et les héritiers Denoyelle pour les Fontinettes. Puis vont défiler toute une série de petits propriétaires, trente-six en tout, à qui Valenciennes va racheter le « sol tréfoncier, sur une largeur de 4 m, pour la construction des aqueducs et pour la garantie de leur conservation. » Songez à la paperasserie : un acte de vente par lopin de terre !

 

Tout semble aller pour le mieux, quand l’un des petits propriétaires décide de faire obstruction : Cyprien Druesne, meunier de Marly, refuse de vendre sa parcelle. Il déclare que la fontaine Dame-Grosse se trouve dans sa propriété et non dans celle de Monsieur Dupont-Dogimont ; qu’en conséquence c’est à lui qu’il faut l’acheter ; et qu’en attendant, il décide de couper l’eau à la ville en détournant le ruisseau. Consternation à la municipalité ! Pour ce qui est de la propriété de la source, ils iront au tribunal. Pour ce qui est de la parcelle où doit passer l’aqueduc, Monsieur Masquelez désespère car il voudrait terminer ces travaux avant l’arrivée des froids de l’hiver. Des décrets obligeront Cyprien Druesne à laisser effectuer la pose de l’aqueduc et la construction du pavillon de la source, mais en 1865 le tribunal civil de Valenciennes lui octroiera 2.000 francs d’indemnités d’expropriation.

D’autres petits propriétaires demanderont des indemnités : untel parce que sa parcelle traversée par l’aqueduc est plantée en osiers, il faut lui payer la perte ; un autre parce que la pose du tuyau a nécessité « l’occupation temporaire d’une surface de trois ares dont la récolte ainsi que la perte du fumier ont été évalués à sept francs par are[5] ». Après l’achat de la fontaine Prouveur à Monsieur Miroux, une de ses héritières, la veuve Baisier-Miroux, constata que l’eau de cette fontaine n’alimentait plus son abreuvoir, d’où elle réclama indemnités. Monsieur Miroux était tout prêt à refiler le bébé à la ville de Valenciennes, désormais propriétaire de cette fontaine ! L’affaire passa devant le tribunal, épargnant notre ville[6].

Plus tard, dans un des nombreux écrits qu’il laissera à propos de la distribution d’eau potable dans les villes, Auguste Masquelez se souviendra de toutes ces déconvenues : « Nous croyons devoir émettre l’opinion que toutes les villes encore dépourvues d’une distribution en eau potable doivent avoir la sagesse d’acquérir discrètement les sources existantes dans leur contrée, ou bien des terrains contigus, pour ne pas éveiller d’avides prétentions.[7] » C’est lui qui souligne discrètement.

 

En même temps que toutes ces affaires se nouent et se dénouent sur la place publique, Monsieur Masquelez travaille activement sur ses plans et démarche les entreprises et les fournisseurs. Cette fois c’est parti, le grand chantier va démarrer.



[1] Archives départementales du Nord. Le dossier concernant l’eau potable se trouve sous la cote 2 O 604 / 87 à 89.

Un opposant au projet, Monsieur Divuy, estime qu’une consommation de 4 litres par habitant et par jour est tout à fait suffisante.

En 2021, selon le service de l’eau de Valenciennes Métropole, la consommation moyenne par “usager“ et par jour s’élève à 246 litres.

[2] « Observations sur l’introduction d’eaux potables à Valenciennes par les Docteurs Branche et Lefebvre. Observations sur l’emprunt de deux millions par Augustin Lefebvre. » Typographie E. Prignet à Valenciennes, 1861. Archives départementales du Nord

[3] « Question de l’introduction des eaux dans Valenciennes. » Typographie et lithographie de E. Prignet, à Valenciennes, 1861. Archives départementales du Nord

[4] Voir dans ce blog mon article « Qui est cet homme qui baigne aujourd’hui dans la reconnaissance post mortem ? », publié en décembre 2021.

[5] Archives municipales de Valenciennes

[6] Séance du Conseil municipal du 7 mai 1864. Archives municipales de Valenciennes.

[7] Association française pour l’avancement des sciences, Compte rendu de la 3session, Lille, 1874. Paris 1875. 

mardi 1 mars 2022

Quel est ce duo qui tint bon face à la tempête ?

Ou : L’introduction de l’eau potable à Valenciennes, chapitre 2 – Les protagonistes.

 

Après une interminable danse deux pas en avant, trois pas en arrière, deux hommes vont prendre le problème de l’introduction de l’eau potable à Valenciennes à bras le corps, et le mener à bien à la force du poignet : le maire Louis Bracq et l’ingénieur des Ponts-et-Chaussées Auguste Masquelez. Deux personnages qui sortent de l’ordinaire.

 

Louis Bracq est un commerçant. Il est négociant en batistes – c’est-à-dire en toiles de lin – comme son père et son grand-père. Dans l’Almanach de 1853 il est cité en tant que membre de la Chambre de Commerce et administrateur de la Banque de France de Valenciennes. Né en 1800, il épouse en 1834 Eugénie Dabencourt, 19 ans, fille d’un “apprêteur de toilettes“ (ce métier consiste à préparer les pièces de toiles de lin pour les confier ensuite aux négociants[1]). Ils auront trois enfants : leur fille Aline épousera un fils d’Honoré Carlier-Mathieu qui fut maire de Valenciennes ; et leur fille Elise sera demandée en mariage par le peintre Jean-Baptiste Carpeaux, tombé raide-dingue amoureux d’elle – mais elle épousera en 1860 un fils d’Emile Lefebvre, lui aussi ancien maire de Valenciennes.

 

Louis Bracq, 1800-1881
(image extraite du site rmngp.fr)

Car Louis Bracq fut à son tour maire de Valenciennes, élu par ses concitoyens puis officiellement nommé à ces fonctions par l’empereur Napoléon III le 4 avril 1857. Il connaissait bien la vie de la cité pour faire partie du Conseil municipal depuis déjà plusieurs années. Sous son mandat, qui prit fin en septembre 1870, seront construits plusieurs “monuments“ que la ville aujourd’hui ne manque pas de vanter aux touristes : le grand bâtiment des Académies (qui abrite de nos jours le conservatoire de musique), la façade de l’Hôtel de ville, l’église Notre-Dame du Saint-Cordon notamment. Il a donné son nom à l’une de nos rues, située tout contre le château d’eau.

Cette géographie n’est pas un hasard (du moins, je présume), car c’est lui, Louis Bracq, qui a décidé de venir à bout du problème des eaux potables à Valenciennes, en lançant de grands travaux malgré l’ardente hostilité d’une étrange partie de la population.

 

Dès le départ, il a eu l’excellente idée de confier la mise en œuvre de ce projet à son ingénieur des Ponts-et-Chaussées, Monsieur Masquelez. Une pointure !

Auguste Masquelez est né à Lille en 1817 ; il est le fils d’un “négociant“ qui meurt brutalement en 1834 au Canada – ou à New-York, ce n’est pas clair ; il a un jeune frère, Alfred, né en 1822 ; leur mère est décédée en 1831, et les deux garçons vivent avec leur tuteur, un frère de la première épouse de leur père. Alfred fera une carrière militaire comme officier chez les Zouaves ; puis il deviendra percepteur, avant de décéder en 1885 à Saint-Cyr-l’Ecole, où il était bibliothécaire des armées. 

Auguste, pour sa part, « fait l’X » comme on dit (il entre à Polytechnique en 1837), et choisit le corps des Ponts-et-Chaussées. Il se marie en 1845 à Guéret, dans la Creuse, « où il demeure depuis plus d’un an » précise son acte de mariage.

Il arrive à Valenciennes en qualité d’Ingénieur des Ponts-et-Chaussées, également en charge du contrôle et de la surveillance des chemins de fer. Le territoire dont il s’occupe s’étend bien au-delà des murs de la ville : il est « chargé du service de l’arrondissement de Valenciennes et d’une partie des arrondissements de Cambrai et d’Avesnes.[2] » 

 

Le Courrier du Nord, 2 novembre 1859
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Les documents qui le concernent parlent tantôt d’Auguste Masquelez, tantôt d’Henri Masquelez (ses deux premiers prénoms), mais le plus souvent il est appelé “Monsieur Masquelez“. Lui-même signait de son seul nom de famille.

Il n’est pas valenciennois au recensement de 1846, mais au suivant, en 1851, on le trouve logé au 13 rue de la Viéwarde (sous le prénom d’Auguste), avec sa femme Léontine, son fils de 4 ans Félix, ainsi qu’une cuisinière et une femme de chambre. La maison sera mise en vente en 1864, et on apprendra au passage qu’il s’acquitte d’un loyer de 980 fr par an.

Après avoir mis Valenciennes en eau, si j’ose dire, il partira à Lille en 1866, nommé directeur des travaux municipaux. Ses grands chantiers seront, à nouveau, la distribution de l’eau potable à Lille, et l’agrandissement de la ville avec ce que cela comporte de vision d’avenir et d’anticipation. Dans ce domaine, son nom a été complètement oublié pour celui de son adjoint et successeur, Alfred Mongy. 

 

L'Echo de la Frontière, 18 avril 1867
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Puis Auguste Masquelez est chargé de réorganiser l’Ecole des arts industriels et des mines de Lille, qu’il transforme en Institut industriel du Nord, dont il devient le premier directeur en 1872. Cette école existe toujours (Ecole Centrale de Lille).

En 1885 il est invité par “le gouvernement du Caucase“ à installer l’eau potable, une fois de plus, dans la ville de Tifiis (aujourd’hui Tbilissi). Cette excursion lui vaudra le titre de “Commandeur du Nicham Iftikar“ en récompense de ses mérites.

 

"L'ordre de la gloire", Nicham Iftiëar
(image extraite du site semon.fr)

Il est mort à Guéret en janvier 1903. Il avait pris sa retraite dans cette ville d’où son épouse était originaire, et où il faisait activement partie du conseil municipal et de la société des sciences. Il avait reçu la Légion d’Honneur en 1859, tout comme Louis Bracq.

 

Ces deux-là se sont lancés dans la bataille de l’eau avec courage et ténacité. Le coup de pouce qui les a aidés, par rapport à leurs prédécesseurs malheureux, fut la facilité donnée aux municipalités de s’endetter, ou plutôt de rembourser les emprunts qu’elles effectueraient, grâce à l’autorisation obtenue par le Crédit Foncier, en 1860, d’accorder des prêts aux collectivités. Louis Bracq n’a pas hésité à “mettre le paquet“. Il contracte (avec l’assentiment de son conseil municipal, bien sûr) un emprunt de deux millions de francs – la somme est titanesque ! – pour lancer dès le début de son mandat six grands chantiers : restauration de la façade de l’hôtel-de-ville ; construction d’un marché couvert ; agrandissement du collège et des académies ; curage des canaux ; achèvement de l’église Notre-Dame ; conduite d’eaux potables dans l’intérieur de la ville. Le 22 juin 1861 il ouvre la séance du Conseil municipal avec ces mots : « La loi qui autorise l’emprunt de la ville de Valenciennes vient d’être votée par le Corps Législatif et approuvée par le Sénat ! »[3]. Cette loi précise dans son “article unique“ : « La ville de Valenciennes est autorisée à emprunter, à un taux d’intérêt qui n’excède pas cinq pour cent, la somme de deux millions, remboursable en trente-cinq ans, à partir de 1862, sur ses revenus…[4] » C’est un grand “ouf“ pour tous ceux qui soutiennent le projet d’introduction des eaux potables en ville ; mais c’est la poursuite effrénée de la guérilla pour les autres.



[1] Voir dans ce blog mon article « Quels sont ces croqueteurs, ces retordeurs, ces fourbisseurs ? » publié en avril 2020.

[2] Almanach de Valenciennes, 1853, page 42.

[3] Archives municipales, registre des délibérations 1D77 (9), page 76.

[4] Idem, page 81.