jeudi 3 mars 2022

Qui a remporté les lots et qui est tombé sur des os ?

 Ou : L’introduction de l’eau potable à Valenciennes, chapitre 4 – Les travaux.

Dès que le maire Louis Bracq en a reçu les autorisations, et dès qu’il a signé son emprunt de deux millions auprès du Crédit Foncier (après deux autres vaines tentatives auprès de banquiers privés), son ingénieur des Ponts-et-Chaussées, Auguste Masquelez, a lancé les opérations sur le terrain.

Dans un document daté de janvier 1861[1], Monsieur Masquelez donne tous les détails des travaux envisagés, à commencer par le tracé de la conduite principale d’amenée des eaux en ville. L’aqueduc partira de la source Prouveur à Aulnoy, puis traversera la Rhônelle pour capter les trois sources de Marly ; il descendra ensuite vers Valenciennes en traversant « la route impériale n° 45 … fort au dessous du tuyau de l’éclairage au gaz qui se trouve dans le trottoir de gauche » ; après l’entrée en ville, « la conduite suivra les rues du Quesnoy et de Beaumont, puis traversera (de manière à ménager les arbres) la place Verte et le cours Bourbon, pour finir à l’extrémité de cette dernière promenade où seront placés les réservoirs et le bâtiment des machines élévatoires. »

 

Sur cet extrait de plan de 1891 (par Edouard Mariage) on situe (flèche rouge) l’entrée 

de l’eau en ville (la route 45 est passée du statut d’impériale à nationale), et l’emplacement des réservoirs (rond rouge) dans le cavalier des remparts.

(Document personnel)

 

Le quartier de la Place Verte est réputé pour être l’un des plus élevés de la ville, c’est donc de ce point culminant que partira la distribution. Quant au choix des « grands cavaliers militaires » pour enterrer les réservoirs, il a nécessité bien sûr l’autorisation de l’armée. Celle-ci a en outre exigé « que les réservoirs fussent construits à l’abri de la bombe », l’objectif étant que la population dispose de l’eau de ces réservoirs « si un siège survenait et que l’ennemi détournât l’eau potable en coupant la conduite ». Monsieur Masquelez calcule que la ville pourrait disposer d’eau durant 50 jours, or « le plus long des sièges passés n’a duré que 42 jours ». L’avenir n’est jamais celui qu’on croit !

 

Quoi qu’il en soit, il continue les explications. L’eau des sources arrivera dans le réservoir inférieur, puis des « machines élévatoires » la conduiront dans le réservoir supérieur, « à la hauteur nécessaire pour pouvoir desservir toute la ville à l’étage ». C’est là un confort que Monsieur Masquelez veut assurer à tous les habitants : qu’ils puissent avoir l’eau chez eux, non seulement au rez-de-chaussée, mais à l’étage si besoin est. La distribution de l’eau pour les usages domestiques se fera uniquement et « uniformément pendant les 12 heures du jour » ; l’autre demi-journée sera consacrée à re-remplir les réservoirs pour le lendemain.

 

Le conseil municipal ayant approuvé toutes ces dispositions, il faut passer les marchés avec les entrepreneurs. Cinq lots sont mis en adjudication :

- le lot 1 concerne les travaux comprenant la conduite principale d’amenée des eaux, les aqueducs de prise d’eau des sources, les deux réservoirs, le bâtiment des machines à vapeur et ses puisards. Il est adjugé à Monsieur Gariel, de Paris.

- le lot 2 doit fournir les pompes pour aspirer l’eau dans le réservoir du bas et la refouler dans l’autre, les machines à vapeur destinées à mettre ces pompes en mouvement, et les générateurs de vapeur. C’est Monsieur Quillacq, constructeur mécanicien à Anzin, qui l’emporte.

- le lot 3 se présente en trois parties. La fourniture de tous les tuyaux en fonte est confiée à Monsieur Dallot, de Londres ; les joints pour ces tuyaux seront ceux de Monsieur Delperdange, de Bruxelles ; quant à la pose des tuyaux, elle sera effectuée “en régie“ par des ouvriers employés directement par la municipalité.

- le lot 4 concerne la fontainerie et les robinets. Le matériel fourni par Ernest Mathelin, entrepreneur de travaux hydrauliques demeurant à Tourcoing, sera posé “en régie“.

- le lot 5 enfin, tous les travaux de pavage et de terrassement, échoit à Monsieur Bavay, de Valenciennes.

 

Tous les détails ont été longuement discutés et calculés. L’aqueduc principal, par exemple, réalisé en maçonnerie, doit être assez grand « pour qu’un ouvrier s’y introduise, par des regards ménagés tous les 200 m, à l’effet de rechercher les fuites et d’exécuter rapidement les travaux nécessaires sans interrompre le service[2]. »

 

L'aqueduc principal adopté par Valenciennes
(Archives départementales du Nord)

 

« De petites chutes, ménagées dans le radier, aéreront l’eau et faciliteront les jaugeages ultérieurs », poursuit Monsieur Masquelez. Il précise encore qu’un remblai d’un mètre sera maintenu sur tout le parcours au dessus de la voûte de l’aqueduc « pour avoir de l’eau fraîche en été, sans qu’elle devienne trop froide en hiver ».

 

Autre sujet de discussion : les joints entre les tuyaux en fonte. Une commission de conseillers municipaux décide de se rendre en Belgique pour examiner un nouveau système tout récemment inventé par un ingénieur des chemins de fer belges, Monsieur Delperdange.

 

Les joints Delperdange « consistent en une bague en caoutchouc vulcanisé, 

qu’un collier en fer, fermé à l’aide d’un boulon, serre sur les parties saillantes 

des deux bourrelets terminus de deux tuyaux juxtaposés. 

(image Archives départementales du Nord ; explications de Monsieur Masquelez)

 

Ces joints en caoutchouc, utilisés à Bruxelles sur les conduites d’eau et de gaz, les séduisent par leur facilité et leur rapidité d’installation : « deux ouvriers suffisent à la pose de 500 mètres de conduite d’eau dans une journée[3]. » Leur élasticité prévient aussi tout risque de fuite en cas d’affaissement ou de mouvement de terrain. La seule crainte vient de leur nouveauté : ces joints vont-ils bien vieillir ? Monsieur Masquelez répond à la question en indiquant que des joints en plomb coûteraient 180.000 francs, les joints Delperdange seulement 137.000 francs, et la somme d’argent qui fait la différence, placée chaque année, rapporterait au bout de neuf ans le montant nécessaire au renouvellement de l’installation ! Convaincu, le conseil municipal adopte le moderne système Delperdange.

 

L’adjudication du marché des tuyaux en fonte a été une source de problèmes. Trois tentatives auprès des fondeurs français et belges ont échoué, parce que le système Delperdange demande une fabrication particulière, avec des « bourrelets terminaux réguliers. » Pour finir, Monsieur Masquelez se tourne vers les fondeurs anglais et déniche à Londres un monsieur Auguste Dallot qui accepte de fournir ces tuyaux à un prix convenable, moyennant des comptes d’apothicaire sur le poids et la longueur des objets produits[4]. Un an plus tard, le pauvre Monsieur Dallot sera obligé de constater que le tournage des bourrelets, qu’il vend 25 centimes, lui coûte en réalité 1,50 franc, et la réclamation qu’il portera au Conseil municipal pour rentrer dans ses fonds sera heureusement entendue[5].

Quant à la pose des tuyaux tout au long du parcours, elle est effectuée “en régie“, c’est-à-dire en rétribuant directement des ouvriers sans passer par une entreprise. 

 

Etablissement d’une distribution d’eau. 

Rôle des journées d’ouvriers employés pendant le mois de novembre à la pose des tuyaux.

Archives municipales de Valenciennes.

 

Au fil du temps, Monsieur Masquelez n’a cessé de tomber sur des os, comme on dit, dans les différentes étapes d’exécution de son projet. 

Les tranchées destinées à recevoir l’aqueduc principal ont dû être beaucoup plus larges que prévu, à cause de la glaise et du sable dans lesquels on a creusé, et certaines ont également dû recevoir « des boisages considérables » pour leur consolidation. 

Le captage des sources ne s’est pas fait aussi facilement qu’on pensait, car « toutes les sources n’arrivaient à la surface du sol qu’après un syphonnement plus ou moins élevé » ; il a donc fallu creuser, puis « recouvrir les confluents par des caves » qui les mette à l’abri des convoitises.

L’emplacement choisi pour l’installation des réservoirs en ville s’avère très “mauvaise pioche“ : on avait oublié « l’existence des anciennes galeries d’exploitation de pierres blanches qui s’y trouvaient ». Décision prise de creuser plus profond (jusqu’à 11 mètres !) le réservoir inférieur et d’en étayer les parois, Monsieur Masquelez reconnaît avec des sueurs froides que le chantier était devenu très dangereux pour les ouvriers. Il salue « l’intrépidité d’un surveillant, nommé Boissier, qui entraînait les charpentiers à sa suite partout où il fallait aller étayer avant d’exécuter les maçonneries… Nous avons demandé et obtenu que cet homme dévoué fût dignement récompensé par le Conseil municipal[6]. »

Tout cela bien sûr entraîne des frais supplémentaires pour la ville, assez considérables à vrai dire, mais que Monsieur Masquelez s’emploie, comme à son habitude, à faire disparaître dans des calculs extraordinaires. Il faut toutefois reconnaître que l’homme n’est pas petit ni mesquin. Il termine son rapport par ces mots : « Nous tenons à ne pas toucher les honoraires qui nous sont dus sur les 45.000 F d’augmentation finale, afin d’ôter à quelques esprits malveillants la possibilité d’insinuer qu’un misérable intérêt a pu s’opposer à la réalisation de toutes les économies possibles[7]. » Il connaît bien ses ennemis !



[1] « Projet d’établissement d’une distribution d’eau, rapport rédigé spécialement en vue de se conformer à l’art. 2 du règlement en date du 23 août 1835 ». Archives départementales du Nord.

[2] Auguste Masquelez, « Projet d’établissement d’une distribution d’eau », op. cit.

[3] Séance du conseil municipal du 8 février 1862. Archives municipales de Valenciennes.

[4] Séance du conseil municipal du 25 août 1862. Archives municipales de Valenciennes.

[5] Séance du conseil municipal du 14 avril 1863. Archives municipales de Valenciennes.

[6] Association française pour l’avancement des sciences, compte rendu de la 3esession, Lille 1874 – page 175.

[7] Séance du conseil municipal du 14 février 1863. Archives municipales de Valenciennes.

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