mardi 14 novembre 2023

Quelles furent les dernières journées de la guerre 14-18 ?

A Valenciennes, les dernières semaines de la première guerre mondiale eurent un goût particulièrement âcre.

La ville avait été occupée par l’ennemi dès le 25 août 1914 – trois semaines après la déclaration de guerre. Occupation signifiait réquisitions dans tous les domaines : logement, nourriture, charbon, couvertures, machines dans les usines, animaux (avec le massacre des pigeons voyageurs), cloches, jusqu’aux grilles des balcons… et aussi réquisition de main-d’œuvre et d’argent. 


(photographié dans le livre de Jules Thiroux)

Aux réquisitions s’ajoutaient les interdictions : celle de circuler, celle d’envoyer des courriers ; les évacuations : les premières, forcées, pour vider la ville des mendiants, prostituées, chômeurs, les suivantes mieux acceptées après avoir vu passer avec terreur les évacués venus d’ailleurs ; et les prises d’otages, y compris des femmes, en guise de “boucliers humains“ ou à titre de représailles.

 

Cette vie sous le joug allait durer cinquante mois ! 

Le commencement de la fin débuta le 10 octobre 1918, avec l’affichage d’une nouvelle injonction : «AVIS. Par suite de la situation militaire, les habitants des communes de Valenciennes seront évacués pour leur propre sécurité dans des régions situées plus en arrière.»


(photographié dans le livre de Jules Thiroux)

L’ordre était bien de vider la ville de ses habitants, provoquant l’affolement dans la population qui comptait alors principalement « des femmes, des vieillards, des malades et des enfants incapables de marcher. » L’ennemi menaçait d’expulser de force tous ceux qui ne seraient pas partis le dimanche 13 octobre à midi. Alors, dès le 11 octobre, commença un grand exode de familles à pied tirant des poussettes trop chargées ou portant des sacs trop lourds, bientôt allégés en les délestant dans les fossés.

Ce que voyant, les Allemands comprirent que l’encombrement des routes gênerait la retraite de leur armée, et annoncèrent la suspension de l’évacuation – trop tard pour tous ceux qui étaient partis. Mais ceux qui vont rester, et ceux qui vont rentrer, vivront eux aussi des heures pénibles « à leurs risques et périls ».

 

Les témoins racontent surtout le tintamarre épouvantable des bombardements, des explosions de mines, des obus sifflant au-dessus de leurs têtes, du fracas des vitres qui se brisent, à toute heure du jour et de la nuit. Ils racontent les descentes précipitées dans les caves pour se mettre à l’abri des écroulements de maisons. Ils racontent le spectacle « grandiose mais plein d’horreur » des incendies allumés par l’ennemi (gare, maisons, immeubles, usines) « pour le plaisir de détruire ». Ils racontent les rues impraticables, encombrées de débris de maisons ou inondées par le Vieil Escaut « dans toutes les parties basses de la ville ». Ils racontent les ponts qui sautent, les bombes qui tombent, les engins inconnus et terrifiants (des « torpilles ») qui passent dans le ciel et dont l’éclatement « produit le bruit que pourrait faire un wagon de mitraille déchargé d’un seul coup à 2 ou 300 mètres de hauteur ».


("Dégats causés par l'explosion d'une mine à l'entrée de la ville" © Marcel Lorée/ECPAD/Défense.
Photo prise le 25 octobre 1918)

("Dégats causés par l'explosion d'une mine à l'entrée de la ville" © Marcel Lorée/ECPAD/Défense.
Photo prise le 25 octobre 1918)

Le 25 octobre, les habitants commencent à entendre le bruit des combats, notamment des fusillades, ce qui indique que « les Anglais » approchent. En effet, ils apprennent le 27 octobre que leurs sauveurs occupent toute la rive gauche de l’Escaut et, le 28, qu’ils ont pris le Mont Houy et se sont installés à Aulnoy. La petite graine de l’espoir est semée et redonne du courage aux familles qui vivent littéralement enfermées dans la ville.

C’est le 2 novembre, après d’ultimes furieux échanges de canonnades, de tirs d’obus, de feu roulant des artilleries, que Valenciennes s’est réveillée presque dans le silence. Les Allemands étaient partis, laissant derrière eux une ville morte, jonchée de débris. Abasourdis, les habitants voient quatre soldats canadiens remonter à pied la rue de Famars, ils sont les avant-gardes des troupes canadiennes, la 4e division du général Watson, qui vont traverser la ville en direction de Saint-Saulve.

Les Allemands laissent derrière eux des amas de ruines. Par exemple, la gare (A2) :

 

("Valenciennes, les ruines de la gare" © Marcel Lorée/ECPAD/Défense)


Sa jolie verrière au-dessus des voies :

 

("Valenciennes, intérieur de la gare" © René Meunier/ECPAD/Défense)

Sa façade :

 

("Valenciennes, façade de la gare" © René Meunier/ECPAD/Défense)

La gare telle qu’elle était avant 1914 (pour comparer) :

 

(image extraite de Wikipédia)

Tous les clochers ont souffert, ainsi que les maisons particulières (photos prises le 3 novembre 1918) :


("Valenciennes, maisons atteintes par le bombardement place du Faubourg de Paris"
© Marcel Lorée/ECPAD/Défense)

("Valenciennes, soldats anglais dans une rue de la ville" © Marcel Lorée/ECPAD/Défense)


Ici on reconnaît l’actuelle Maison des Associations :

            

("Valenciennes, à l'entrée de la ville, troupes anglaises passant à travers les ruines"
© Marcel Lorée/ECPAD/Défense)


Dès le 4 novembre, la vie “officielle“ reprit, avec réunion du Conseil municipal, visite du Préfet du Nord, rencontre avec les autorités militaires britanniques pour organiser les cérémonies de célébration de la délivrance de la ville. Le Prince de Galles fut ainsi reçu en grandes pompes le 7 novembre, et notre Président Raymond Poincaré le 10.

 

("Valenciennes, visite de M. Poincaré, le président passe devant un bataillon de soldats écossais"
© Marcel Lorée/ECPAD/Défense)


La liesse ne pouvait cependant occulter les difficultés auxquelles la municipalité devait désormais faire face : reconstruire la ville, loger la population, et surtout lui trouver de la nourriture, rétablir les moyens de transport, réinstaller les hôpitaux, etc.

 

Le Conseil municipal put réintégrer son Hôtel de Ville. Il avait dû l’abandonner à l’ennemi qui y avait installé ses quartiers, et déménager rue Vieille-Poissonnerie, où cette photo de groupe fut prise le 3 novembre 1918 :

 

("Valenciennes, groupe dans la cour de la mairie" © Marcel Lorée/ECPAD/Défense)

Le 11 novembre à 10h, le Conseil se réunit et décida de donner à la Place de Famars la dénomination de « Place du Canada » et à l’avenue de Cambrai, celle « d’avenue du Général Horne » (du nom de l’officier anglais qui commandait l’ensemble des troupes britanniques).

Le 11 novembre toujours, à 11h cette fois, temps T où l’armistice signé dans la nuit entrait en vigueur, Jules Billiet, qui faisait alors fonction de maire, monta sur une estrade dressée devant l’Hôtel de Ville et leva le drapeau français (celui de la Compagnie des Sapeurs-Pompiers). Les troupes présentèrent les armes, les musiques britanniques jouèrent la Marseillaise et « God save the King ». Une immense acclamation retentit. C’était fini.

 

 


Sources documentaires :

« Valenciennes, L’occupation, l’évacuation, le bombardement, la délivrance. 25 août 1914 – 11 novembre 1918 » par Jules Thiroux. Réédition en fac simile par Le Livre d’Histoire, 2014.

« Vivre à Valenciennes sous l’occupation allemande, 1914-1918 – Journal de l’avocat Maurice Bauchond édité, annoté et présenté par Philippe Guignet », édité par le Cercle archéologique et historique de Valenciennes, Tome XIV, volume I, 2018.

« Evacuation et bombardements de Valenciennes, Octobre-Novembre 1918 » par Marcel Bouillon, 1918.

Sauf exception, les photos sont issues du site « imagesdefense.gouv.fr », elles portent un filigrane parce que je les ai prises sans les payer.

mardi 7 novembre 2023

Quelle était cette église "grande" sur si petite paroisse ?

La première fois que j’ai visité la Sous-Préfecture de Valenciennes – c’était il y a quelques années, au cours d’une de ces “Journées du Patrimoine“ qui permettent d’entrer dans des bâtiments autrement interdits au public – j’ai ressenti une grande émotion en découvrant, au détour d’une marche d’escalier, ce mur orné de deux fenêtres en ogives :

(image Sous-Préfecture, © nord.gouv.fr)


Il fut mis au jour, nous expliquait-on, lorsque des travaux de rénovation furent entrepris, ce mur étant caché derrière un revêtement de lambris.

Les yeux écarquillés, j’ai réalisé que je me trouvais devant un vestige de l’église Notre-Dame-la-Grande, un mur qui datait du début du XIIIsiècle. Bouche bée !

 

Notre-Dame-la-Grande était l’église la “plus mieux“ de toute la ville. C’était une collégiale, une église où donc se réunissait un collège (une assemblée) de chanoines, en l’occurrence les moines de l’abbaye d’Hasnon. Ces religieux avaient reçu des premiers bâtisseurs, la comtesse Richilde et son fils Baudouin, la mission – et les moyens – de desservir l’édifice. Ils vivaient sous la règle de Saint Benoît dans un bâtiment adjacent à l’église, bâtiment qui de fil en aiguille est devenu notre Sous-Préfecture. 

Les moines d’Hasnon n’étaient pas de pauvres prêtres (c’était souvent des fils de familles nobles), et leur réputation n’était pas la meilleure. Ainsi, un article de L’Echo de la Frontière daté du 20 juin 1857 rappelle que « dans une lettre de l’abbé d’Hasnon aux Bénédictins qui desservaient Notre-Dame-la-Grande vers 1325, il est dit que ces religieux sont appelés à juste titre les flâneurs de Notre-Dame, parce qu’ils se promènent toute la journée dans leur église et en font un lieu de débauche. Les choses en vinrent même au point que le Pape fut obligé de s’en mêler. »

 

La paroisse couvrait le territoire le plus petit de toutes les églises de Valenciennes.

 

Carte établie par l'Association Généalogique Flandre-Hainaut.
Le tout petit territoire de Notre-Dame-la-Grande figure en violet.

Elle dépendait de l’évêché de Cambrai, comme toutes celles de la rive droite de l’Escaut – tandis que celle de la rive gauche (St-Jacques) dépendait d’Arras. Mais rien n’est simple, et le journal Les Petites Affiches rappelle, dans son numéro du 31 janvier 1829, ce fait historique : « 31 janvier 1630 : Une importante discussion s’était élevée entre l’archevêque de Cambrai et l’évêque d’Arras sur les processions à faire dans l’église de Notre-Dame-la-Grande de Valenciennes ; un concordat est signé à l’abbaye de Vicoigne (à Raismes) pour terminer cette grande affaire. »

 

La collégiale sur un plan de 1767
(document personnel)

La toute première église, il faut le savoir, a disparu lors d’un violent incendie qui a dévasté la ville en 1171. Lorsqu’on parle de Notre-Dame-la-Grande, il s’agit d’une deuxième église, dont la construction s’est étagée au long du XIIIsiècle et que les historiens, renchérissant les uns sur les autres, décrivent comme la merveille des merveilles, « un des chefs d’œuvre du premier art gothique du nord de la France ».

 

"Essai de restitution" de N.D. la Grande par Louis Serbat (vue "de dos")
(Revue de l'Art Chrétien, 1903 - sur gallica.fr)


Simon Leboucq, dans son Histoire ecclésiastique de la ville et du comté de Valenciennes, en donne la description complète ainsi que des dessins qui valent toutes les photos :

 

Extérieur de Notre-Dame-la-Grande (vue "de face")
(Simon Leboucq, Histoire ecclésiastique… Bibliothèque municipale de Valenciennes)


Intérieur de Notre-Dame-la-Grande
(Simon Leboucq, Histoire ecclésiastique… Bibliothèque municipale de Valenciennes)


Cette église très haute (24 mètres, selon Louis Serbat[1]) n’était pas extrêmement grande. Elle avait été construite pour faire honneur à la Vierge Marie, qui avait protégé les Valenciennois de la peste en l’an 1008 (selon une histoire aujourd’hui gravée dans le marbre[2]) grâce à son “saint cordon“. C’est elle qui est une grande dame, pas l’église. Et la relique du saint cordon, protégée dans une châsse richement décorée (on appelait ces châsses des fiertes), était confiée à cette collégiale considérée comme la plus belle église de la ville.

 

Les architectes et historiens attirent notre attention sur plusieurs caractéristiques du bâtiment.

Tout d’abord, sa “croisée“, c’est-à-dire cette partie de l’église qui forme une croix parce que s’y croisent, précisément, le transept (les bras de la croix) et la nef prolongée du chœur et de l’abside. Louis Serbat écrit : « N.-D.-la-Grande de Valenciennes devait à sa “croisée“, c’est-à-dire à son transept avec croisillons arrondis et semblables à l’abside du chœur, un aspect tout particulier qui frappait les visiteurs. »

 

Plan des toitures
(Louis Serbat, Bulletin Monumental, 1929)

Un voyageur du XVIIIsiècle (cité par Serbat) estime cependant que Notre-Dame-la-Grande « est bâtie dans un ordre gothique très agréable et fort bien éclairée, mais la croisée est un peu trop longue par proportion au chœur. »

Louis Serbat donne les dimensions du bâtiment : au total, « pas plus de 70 mètres de long, estime-t-il, car la nef était assez courte. » Il compte 35 mètres du portail au milieu du carré du transept, 20 mètres de ce point jusqu’à l’extrémité du chœur, 18 mètres toujours de ce point jusqu’à l’extrémité des croisillons (le bout des “bras“).

La construction, poursuit Louis Serbat, est faite d’un mélange de calcaire et d’éclats d’une pierre dure, la pierre de Tournai. A l’intérieur, l’originalité architecturale tient au support des grandes arcades : au lieu de colonnes cylindriques, les piliers sont composés d’un faisceau de colonnettes (Serbat le constate sur le dessin de Leboucq).

Autre caractéristique de l’église : sa tribune, qui fait tout le tour du bâtiment. L’auteur des Délices des Pays-Bas (ouvrage paru en 1743) s’émerveille devant cette église « soutenue par trois rangs de colonnes, qui règnent tout autour, et qui forment deux allées l’une sur l’autre, par où on peut faire le tour de cette église. » De même, au “rez-de-chaussée“ si j’ose dire, un déambulatoire (ou collatéral, le nom change selon la partie de l’église où l’on se trouve) permettait de circuler autour du bâtiment, à l’intérieur.

 

Le carré du transept était surmonté d’une tour-lanterne, ainsi nommée parce qu’elle comportait des fenêtres qui laissaient entrer la lumière dans l’édifice. On l’appelait aussi “le trou d’or“. Un fait-divers dramatique s’est produit dans cette tour, en 1378, restant dans les annales. 

Un certain Daniel Dusse était poursuivi par une foule en colère parce qu’il avait giflé une femme. Celle-ci avait ameuté le voisinage en criant « à l’affoirain ! », c’est-à-dire « à l’étranger ! ». Et il ne faisait pas bon être étranger à Valenciennes au Moyen-âge quand on faisait une bêtise. Daniel Dusse, accompagné par deux serviteurs, se retrouve acculé sous les voûtes de la tour : tous les trois sont alors jetés dans le vide par ceux qui les poursuivaient et meurent sur le coup. On désigna trois coupables, qui « furent osté hors de l’eschevinage » raconte Simon Leboucq. Et un parent de Daniel Dusse menaça de venir venger son cousin avec cinq cents hommes armés, heureusement arrêté par un Valenciennois de haute naissance qui le fit revenir à la raison – et au calme.

En revanche, l’église Notre-Dame-la-Grande, où s’étaient déroulés les meurtres et donc “souillée“ par ces graves péchés, se retrouva interdite d’y célébrer quoi que ce soit. Le crime avait eu lieu un 9 octobre, et il fallut attendre le dimanche suivant le jour des Rois, en janvier de l’année suivante, pour que l’évêque de Cambrai vienne rebénir les lieux. En outre, pour expier « les follies et oultrages » des bourgeois valenciennois, on fit brûler des cierges (des « chirons ardents ») tous les jours devant la statue de Saint-Ghislain, qui était fêté le 9 octobre.

 

Une autre tour apparaît sur le dessin de Simon Leboucq, à l’un des angles du transept ; elle aurait dû avoir une sœur jumelle, en symétrie, laquelle n’a jamais été construite. Elle porte une horloge, installée en 1623, et fabriquée aux frais de la ville par Henry Le Clercq, « orlogeur résident à Cambray » précise Leboucq.

 

Quant à la façade, Louis Serbat la compare volontiers à celle de la chapelle Saint-Pierre, élevée entre 1277 et 1280 et située sur la Place d’Armes : même « mur droit surmonté en son milieu d’un petit pignon et aux angles de deux clochetons, percé d’une grande baie (plutôt que d’une rosace) et décoré à droite et à gauche de deux fenêtres simulées ».

 

À gauche, le portail de Notre-Dame-la-Grande ; à droite, celui de la chapelle Saint-Pierre
(Les deux dessins : Simon Leboucq, Histoire ecclésiastique… Bibliothèque municipale de Valenciennes)

A l’intérieur, Notre-Dame-la-Grande comptait de nombreuses chapelles latérales, au premier rang desquelles la chapelle dédiée à Notre-Dame-de-Hal, construite par la confrérie du même nom en 1431, très fréquentée donc agrandie en 1495. La confrérie des Damoiseaux, gardiens du fameux Saint Cordon, exposait sa belle châsse dans la chapelle de Notre-Dame-des-Miracles. Chapelle de la Conception, chapelle du Sépulcre, puis Saint-Eloi, Saint-Nicolas, Saint-Georges, Saint-Luc et Saint-Ghislain complètent la “collection“, si j’ose dire, chaque chapelle recevant les hommages des diverses corporations d’artisans exerçant en ville.

 

A l’intérieur toujours, Notre-Dame-la-Grande était réputée pour la beauté de son jubé (ou doxal), que Simon Leboucq n’a pas dessiné in situ (le jubé sépare le chœur de la nef) mais qu’il a représenté pour lui-même :

 

(Simon Leboucq, Histoire ecclésiastique… Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Ce jubé était l’œuvre du sculpteur Adam Lottman (1583-1658, dates approximatives), qui l’a réalisé entre 1627 et 1634. Lottman, natif de Coulogne près de Calais, s’était installé à Valenciennes en 1614, y obtenant le statut de bourgeois en 1631. Dès son arrivée, il avait réalisé le jubé de Notre-Dame-de-la-Chaussée (1614-1617), puis celui de l’abbaye de Saint-Bertin à Saint-Omer (1618-1624). Précisément, le jubé de Notre-Dame-la-Grande devait, selon les termes du marché, être comparable à celui de Saint-Bertin, célébré pour sa splendeur. Le devis s’élevait à 20.000 florins, plus 1.000 florins de gratification si le travail était bien exécuté, précise Louis Serbat[3]. La première pierre en est posée le 25 janvier 1628 par l’abbé d’Hasnon, Michel de Raismes.

L’historienne d’art Geneviève Bresc-Bautier[4] le décrit selon le dessin de Simon Leboucq :

« Les grandes statues d’albâtre représentaient saint Rupert, saint Anselme de Canterbury, saint Ildefonse et saint Bernard et, plus haut, la Vierge à l’Enfant entre deux anges tenant des palmes. Les reliefs racontaient l’histoire miraculeuse de la Vierge du Cordon, délivrant la ville de Valenciennes de la peste. Dans les niches du rez-de-chaussée, comme à Saint-Bertin, se dressait d’un côté la statue agenouillée de l’abbé Michel de Raismes, accompagné de l’archange Michel son patron, et de l’autre côté l’image du Christ. Sous les voûtes latérales, les caissons d’albâtre représentaient les péchés capitaux et les vices, et au tympan de la voûte centrale, le Christ confiait l’Eglise à Pierre et à Paul. »

 

(Simon Leboucq, Histoire ecclésiastique… Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Sur l’autre face du jubé, les cinq reliefs racontaient la vie de saint Pierre et saint Marcellin, les deux patrons de l’abbaye d’Hasnon.

Pour Geneviève Bresc-Bautier, « l’œuvre de Lottman s’inscrit dans la tradition des jubés et clôtures des Pays-Bas méridionaux. » Elle explique : « Le jubé était conçu comme un arc de triomphe où les parties architecturées en marbre noir de Tournai, les colonnes souvent en marbre rouge de Rance, faisaient ressortir une abondante sculpture en albâtre, reliefs et statues. » En outre, « un certain style maniériste unit les artistes de jubés et de retables de ces régions. »

 

Au chapitre de la décoration intérieure de l’église, Simon Leboucq n’a représenté que le lustre central, qu’il appelle le candélabre :

 

(Simon Leboucq, Histoire ecclésiastique… Bibliothèque municipale de Valenciennes)


« Le conseil particulier de cette ville, tenu le 9 avril 1638, ordonna de faire un candélabre de cuivre pour pendre au chœur (de l’église) et y poser les chirons (les cierges) durant la neuvaine de la procession de la ville… ; le marché fut fait avec Matthieu Du Moullin, candrelier, demeurant à Soignies, pour la somme de sept cents florins… ». Le candélabre, qui porte « 32 chirons d’une livre chacun », fut livré pour la procession de 1640.

 

Par ailleurs, on sait que Notre-Dame-la-Grande employait un carillonneur et un sonneur, et qu’elle possédait des orgues, entretenues en 1553 par Philippe de Landrecies. En 1610, c’est un certain Pierre Morel qui tient les fonctions d’organiste. La description que donne Etienne Delahaye dans son article sur « Les orgues des églises de Valenciennes » (Valentiana, juin 2010), concerne un instrument plus tardif : 

« On rapporte qu’elle (l’église) abritait un superbe buffet d’orgue, dû au ciseau du maître sculpteur Antoine Pater (1670-1747), ouvrage d’une ornementation riche et compliquée, où l’on voyait des anges en ronde bosse qui ne paraissaient soutenus que par leurs ailes. » 

 

Antoine Pater par Antoine Watteau
(image extraite du site Musenor)

D’autres anges, plus tardifs encore, vestiges de Notre-Dame-la-Grande, sont entrés en 1970 dans les réserves du Musée des Beaux-Arts, à lui légués par la veuve de Maurice Bauchond, grand érudit valenciennois et grand collectionneur aussi. Dans la revue Valentiana de juin 2009, Marc Goutière présente son intérieur :

 


Il indique la présence d’un ange de bois sur le buffet ; le site Musenor le montre de plus près, en compagnie de son “jumeau“ :


« Ces anges, indiquait Maurice Bauchond dans une note retrouvée par l’historien d’art Jean-Claude Poinsignon, étaient placés de chaque côté d’un autel consacré à N.D. du St-Cordon. Leurs bras et leurs mains sont disposés de manière à tenir un cordon. » Exécutés au XVIIsiècle, « vendus en 1864 avec tous les objets anciens recueillis de l’église, ils furent achetés par un entrepreneur de pompes funèbres qui s’en servait pour décorer les chapelles ardentes… ».

Madame veuve Bauchond a également légué au Musée « deux colonnes de pierre provenant de Notre-Dame la Grande », précise-t-elle dans son testament.

 

La décoration intérieure de cette église, sculptures et peintures, était – de mémoire d’historien – de toute beauté. Bien sûr, elle possédait aussi une chaire, dont on ne sait rien, et des fonts baptismaux, situés « dans la croisée de l’église dans le bout ». Les registres des baptêmes (et des mariages et des sépultures) forment d’ailleurs une collection « sans lacune depuis 1618 » se félicite l’Association Généalogique Flandre-Hainaut. Cette association a déchiffré tous les actes manuscrits, et noté quelques curiosités au passage :

« En janvier 1637, une fille trouvée au portail de Notre Dame est prénommée marie du portail. »

« Le 18 octobre 1673, Pierre Le Brun de Stambruge étant en péril de mourir sur notre paroisse de notre dame s’est marié par necessité avec Marie De Paris, paroissienne de Grandglise, avec dispense pour les bans. »

« Le 4 octobre 1708, conformément à la déclaration de la sage-femme, la mère d’un enfant illégitime est appelée Marie Thérèse Leveau. Après l’écriture de l’acte, la sage-femme vient déclarer que la mère s’appelle en fait Delboeuf. »

« Le 27 février 1721, on enterre François Lartesien, pauvre mendiant natif de Soignies, séparé de sa femme depuis plusieurs années sans scavoir ou elle était résidente, il a laissé une fille d’une seconde femme qu’il avait épousé après plusieurs certificats de la mort de sa première. C’est sa déposition. »

« Le 23 juin 1762 décéda un naigre nommé philippe agé denviron vingt et un an s’estant dit africain, appartenant à monsieur Préfontaine qui l’at laissé icÿ malade. »

« Un enfant trouvé baptisé le 15 août 1791 est doté du nom de la Constitution et du prénom Félix Auguste Infortuné. »

« Le dernier acte est un baptême du 14 août 1794. Le parrain n’est autre que Preuvost Herent, ancien officier public. » Cet homme avait remplacé le curé pendant son exil (période révolutionnaire).

 

Dès sa construction, l’église Notre-Dame-la-Grande, la plus belle de toute la ville, reçoit les sépultures des personnes de haute condition. Louis Serbat, dans la Revue de l’Art Chrétien (1906), en mentionne des quantités (p. 244 et suivantes). Simon Leboucq lui-même, ancien prévôt de la ville et auteur de cette Histoire ecclésiastique si précieuse pour les historiens d’aujourd’hui, décédé en 1657, était inhumé à Notre-Dame-la-Grande. Son fils commanda au sculpteur Martin Badar un monument funéraire dont il ne reste plus, aujourd’hui au Musée, que le buste en marbre blanc. 

 

Simon Leboucq par Martin Badar
(image extraite du site Musenor)

C’est dans cette belle église aussi que sont célébrées les obsèques des grands de ce monde, événements historiques répertoriés par les journaux qui en rappellent l’existence à la date anniversaire : 16 décembre 1530, obsèques de Marguerite, archiduchesse d’Autriche, gouvernante de Valenciennes ; 18 juin 1555, service funèbre pour la mère de Charles-Quint ; 28 décembre 1558, obsèques de Charles-Quint ; 20 février 1581, obsèques d’Anne d’Autriche, fille de l’empereur Maximilien ; 9 décembre 1644 : obsèques de la reine d’Espagne. 

Parfois le journal donne des détails, par exemple L’Echo de la Frontière du 16 novembre 1861 : « Le 16 novembre 1598, on célèbre à Valenciennes, dans la belle église Notre-Dame-la-Grande, les obsèques de Philippe II, roi d’Espagne. Les autorités cherchent à mettre beaucoup de pompe dans cette cérémonie funèbre, mais le peuple de Valenciennes ne manifeste aucun regret pour la mort d’un roi qui a fait couler tant de sang dans cette ville. » 

 

C’est en effet Philippe II qui a “maté“ la Réforme protestante à Valenciennes, stoppant dans le sang l’escalade de violences qui se manifestait tant chez les catholiques que chez les huguenots. Ceux-ci sont restés dans l’histoire de Notre-Dame-la-Grande comme les “brise-images“, les iconoclastes, vandalisant l’église le 24 août 1566. « Les hérétiques, après avoir brûlé et pillé les reliques dans presque toutes les églises, portèrent leur sacrilège audace sur la châsse du Saint-Cordon ; le Magistrat et le peuple se portèrent à Notre-Dame-la-Grande pour défendre ce précieux dépôt. Le lieu saint devint un champ de bataille où, après bien des coups donnés et reçus de part et d’autre, les huguenots furent obligés de prendre la fuite[5]. »

Ces événements ont aussi mis un point final à l’allumage des cierges devant la statue de Saint-Ghislain, qui s’était fait sans discontinuer depuis 1378.

 

Construite au milieu d’un lacis de canaux et de riviérettes (notamment le Grand Bruille et le Petit Bruille), Notre-Dame-la-Grande supportait tant bien que mal les inondations qui ne manquaient pas de se produire régulièrement. En 1307, rapporte Louis Serbat, « fut l’eau si haute en la grande rue Notre Dame que la rue flottait en eau. » Hubert Cailleau, enlumineur de grande réputation, représente dans le Recueil des antiquités de Valenciennes une « Inondation à Valenciennes en 1532 », où Notre-Dame-la-Grande est aux premières loges.


(Douai, Bibliothèque municipale, Mss 1183)


Dans les registres paroissiaux, on trouve à la date du 15 février 1709, la mention d’un baptême fait à Notre-Dame-la-Grande plutôt qu’à St-Vaast, en raison des grandes eaux.

Le 8 juillet 1725, se déroulent dans l’église une messe solennelle, prédication et procession pour obtenir la cessation de la pluie…

 

Pour autant ce ne sont ni les inondations ni les huguenots qui vont démolir Notre-Dame-la-Grande, mais la Révolution française. Dès 1790, les habitants ont fait main basse sur les objets les plus beaux ou les plus utiles.

Mais il faut toujours se souvenir que la Révolution ne s’est pas déroulée à Valenciennes comme dans le reste de la France, parce que la ville a été occupée par une “Jointe autrichienne“ qui a réinstallé l’ancien régime – si l’on peut dire – du 30 juillet 1793 au 27 août 1794. Avant cette période, les émigrés étaient partis se mettre à l’abri à l’étranger et certains sont revenus lorsque la Jointe gouvernait ; après cette période, quand les Français ont repris la ville, la guillotine s’est mise en marche et la République a produit son grand nettoyage révolutionnaire.

Ainsi, le dernier curé de Notre-Dame-la-Grande, Louis Joseph Selosse, en religion Dom Benoit, sera arrêté alors qu’il se rendait à Mons pour échapper à la persécution, emprisonné à l’abbaye St-Jean, et guillotiné le 15 octobre 1794 comme déporté rentré suite à l’occupation.

Notre-Dame-la-Grande accueillera une dernière grande cérémonie le 21 janvier 1794, à la mémoire de Louis XVI et de Marie-Antoinette, dans une église déjà bien abîmée et dépouillée d’une grande partie de son mobilier et de ses argenteries. Le 3 septembre 1794 la châsse du Saint Cordon sera même ouverte : on fera appel pour cela à deux orfèvres de Valenciennes, Dufresnoy et Daulmery.

Louis Serbat raconte les tout derniers temps de notre monument : « Après la reprise de la ville (par les Français), Notre-Dame fut transformée en magasin à fourrages. Le 21 octobre 1794 on y avait vendu pour 32.000 livres de mobilier et l’opération se renouvela le 12 mars 1796. Désormais il ne restait plus à vendre que les murs[6]. »

L’église sera vendue en 1798 comme bien national et servira de carrière de pierres pendant de longues années. De nombreuses maisons de Valenciennes construites après la Révolution ont, dit-on, utilisé ses pierres, notamment sur la toute proche place du Neubourg.

 

Carrefour de la rue Notre-Dame et de la place du 8 mai 1945
(photo personnelle)

Plus rien n’indique, à son emplacement en ville, la présence jusqu’à la Révolution de la plus belle église de Valenciennes.



[1] Louis Serbat, Revue de l’Art Chrétien, 1903 – sur gallica.fr

[2] Voir sur ce blog mon article « Quel est ce cordon que porte la Sainte Vierge ? » édité en juillet 2017.

[3] Revue de l’Art Chrétien, 1906, page 245 – sur gallica.fr

[4] Séance du 25 novembre 2009 de la Société nationale des Antiquaires de France.

[5] L’Echo de la Frontière, 16 septembre 1856. Bibliothèque municipale de Valenciennes.

[6] Revue de l’Art Chrétien, 1906, p. 251 – sur gallica.fr

vendredi 22 septembre 2023

Si on chantait ?

Voici ma sélection de chansons signées Claudin Lejeune, interprétées par d’excellents groupes vocaux dont j’ai péché les enregistrements sur YouTube. Je vous indique les liens pour écouter ces interprétations, et je vous ajoute les paroles pour que vous puissiez chanter en même temps !

Revecy venir du Printemps

https://www.youtube.com/watch?v=FeY7heBvE-Q

par Doulce Mémoire

(avec la partition)

 


 

Qu’est devenu ce bel œil

https://www.youtube.com/watch?v=7-0gi0l8-c0

par l’Ensemble vocal Philippe Caillard

(avec la partition)

 


 

Perdre le sens devant vous

https://www.youtube.com/watch?v=gMqW2BfA4Uw

par l’Ensemble vocal Philippe Caillard

(avec la partition)

 


 

Un gentil amoureux

https://www.youtube.com/watch?v=GSTfSmRFj0Y

par les King’s Singers

 


La belle gloire, le bel honneur

https://www.youtube.com/watch?v=n4JZFY7hpRw

par l’Ensemble vocal Bergamasque

 

 


Qui est ce musicien de la Renaissance aussi célèbre qu'inconnu ?

Parmi les personnalités ayant un lien avec la ville de Valenciennes, le site Wikipédia cite 23 sculpteurs et 27 peintres – ceux-là même qui ont fait la réputation de « l’Athènes du Nord » – mais seulement 7 compositeurs. Aucun de ces musiciens n’a d’ailleurs la célébrité d’un Watteau ou d’un Carpeaux, sauf peut-être le plus ancien d’entre eux : Claude (ou Claudin) Le Jeune (ou Lejeune). Et encore « célèbre » est-il un trop grand mot, pour cet homme connu surtout des choristes et des ensembles vocaux amateurs de musique ancienne.

Son unique portrait connu
(image extraite du site Wikipédia)

Alors, qui était Claudin Lejeune (j’adopte cette orthographe), et qu’a-t-il laissé comme héritage musical ?

 

On sait qu’il est né à Valenciennes, parce qu’il signe ses partitions en le précisant : psaumes « mis en musique par Claud. Le Jeune, natif de Valentienne ». Pourquoi cette précision, mystère. Les Valenciennois d’aujourd’hui pensent qu’il était fier d’être natif de cette ville, eu égard à sa prospérité et à sa puissance de l’époque. C’est peut-être s’avancer un peu, car l’époque en question est le XVIe siècle – on pense que Lejeune est né en 1530 – et la ville, qui fait partie des Pays-Bas espagnols (c’est l’époque de Charles Quint et de Philippe II), est au fil de ces années-là ravagée et dépeuplée par les guerres de religion.

 

Valenciennes en 1550, carte de J. van Deventer
(image extraite du site michel.blas.free.fr)

Né à Valenciennes, Claudin Lejeune quitte la ville dès l’enfance ; certains auteurs disent que c’est parce qu’il est protestant (pour échapper à la vindicte catholique), d’autres que c’est parce qu’il a suivi le parcours habituel des musiciens en intégrant une maîtrise d’église – le Hainaut et la Picardie en comptaient de très réputées, nous dit-on. Mais personne ne sait où il a reçu sa formation.

 

En 1552 il publie quatre chansons (chez un éditeur de Louvain), puis il disparaît à nouveau pendant douze ans. L’auteur de l’article consacré à Lejeune dans Wikipédia voit dans ces douze années une période propice à un « voyage en Italie », tel que les artistes le pratiquaient autrefois pour se former aux modus operandides grands noms de la musique, Palestrina par exemple. Aucune preuve, bien sûr. Et aucune hypothèse de ce genre chez Isabelle His, excellente spécialiste de Lejeune, lue et citée par tous ceux qui s’intéressent au personnage (1).

A partir de 1564, on peut mieux suivre les faits et gestes du musicien grâce aux « dédicaces » de ses œuvres. Ses Dix Pseaumes, édités en 1564 donc, sont offerts à François de la Noue et Charles de Téligny, deux gentilhommes de la chambre du Roi (Charles IX, 1560-1574) qui sont également beaux-frères et protestants.



Lejeune se dit « au service » de ces deux nobles personnes ; il enseignera même la musique au fils du premier, Odet de la Noue (né vers 1560), militaire et néanmoins poète, un homme qu’il fréquentera jusqu’à la fin de sa vie.

 

Odet de la Noue en 1592
(image extraite du site Wikipédia)

En novembre 1570, Jean-Antoine de Baïf fonde l’Académie de poésie et de musique à Paris. Il s’agit de permettre aux poètes et aux compositeurs de se rencontrer, d’échanger des idées, de collaborer sur des œuvres et d’organiser des concerts réservés à des mécènes et des nobles. On sait que Claudin Lejeune a été très tôt associé à cette académie, où il a pu côtoyer d’autres compositeurs. Il était proche de Baïf, et tous les deux ont fait savoir (toujours dans les dédicaces et autres avant-propos de leurs publications) quand ils ont collaboré sur telles et telles œuvres. 

Lejeune a-t-il composé pour le mariage du duc de Joyeuse, en septembre 1581 ? Ce personnage était un catholique, archi favori du roi Henri III (on l’appelait, dit-on, l’archimignon), qui épousa une princesse, demi-sœur de la reine. On pense que Lejeune a participé aux festivités, parce qu’il reçoit en janvier 1582 la somme considérable de 1800 livres, conjointement avec Nicolas de La Grotte, organiste et compositeur lui aussi.

 

Anne de Joyeuse
(image extraite du site Wikipédia)

Un autre de ses mécènes, à partir de 1575, est Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, par son mariage duc de Bouillon. C’est un protestant, qui s’est lié d’amitié avec Henri de Navarre (futur Henri IV), et qui vivait entouré de gentilshommes lettrés et cultivés. Lejeune lui offrira de nombreuses compositions, ainsi que, plus tard, à sa seconde épouse Elisabeth de Nassau, une fille de Guillaume d’Orange.

 

Portrait posthume du duc de Bouillon
(image extraite du site Wikipédia)


Le duc d'Anjou vers 1580
(image extraite du site Wikipédia)

On date de 1580 l’entrée de Claudin Lejeune au service du duc d’Anjou, le frère (“rebelle“) de Henri III (le dernier Valois, 1574-1589). Il est son maître de musique. Le duc d’Anjou fréquente la cour de Nérac animée par le couple Henri de Navarre – Marguerite de Valois, une cour qui rassemble artistes, lettrés, musiciens, et où catholiques et protestants vivent en bonne entente.

François d’Anjou s’allie avec Guillaume d’Orange pour combattre les Espagnols mais, en 1583, il échoue à prendre la ville d’Anvers et doit se retirer. Lejeune décide alors de passer au service de Guillaume d’Orange qui réside précisément à Anvers avec sa famille. Il enseigne alors la musique à Louise de Nassau, fille de Guillaume et sœur d’Elisabeth. Malheureusement, ces deux protecteurs, Anjou et Orange, disparaissent en 1584.

 

Claudin Lejeune est à Paris en 1589, lorsque Henri III est assassiné puis que les troupes d’Henri IV font le siège de Paris. Il sauve alors sa tête grâce à l’amitié de Jacques Mauduit, un compositeur parisien collaborateur de l’Académie de poésie et de musique fondée par Jean-Antoine de Baïf. Le huguenot Lejeune est condamné par les catholiques pour une Confession de foy signée de sa main, et emprisonné alors qu’il cherche à fuir Paris. Jacques Mauduit, catholique lui-même, réussit à le faire libérer, et à éviter que ses manuscrits non publiés soient jetés au feu.

 

Jacques Mauduit, 1557-1627
(image extraite du site Wikipédia)

Le roi est désormais Henri IV, premier Bourbon, protestant opportunément converti au catholicisme (on connaît sa phrase célèbre : « Paris vaut bien une messe »). Claudin Lejeune est nommé « Maître compositeur ordinaire de la musique de la Chambre du roi » à une date estimée entre 1594 et 1596. Le poste a été créé pour lui. Pour autant, il ne réside pas à Paris mais à La Rochelle, où ses protecteurs sont par exemple Agrippa d’Aubigné ou Odet de la Noue. La Rochelle était en ces temps une place protestante très sûre, refuge de nombreux huguenots, notamment des imprimeurs qui publieront le Dodécacorde, œuvre majeure de Lejeune, en 1598.

On pense qu’il est mort à Paris, puisque c’est là qu’il est enterré le 26 septembre 1600, au cimetière protestant de la Trinité. Ce cimetière a disparu en 1678.

 

Extrait du plan de Paris de Braun et Hogenberg, publié en 1572
(image extraite du site Wikipédia)

La sœur de Claudin Lejeune, Cécile, se chargera de faire publier l’ensemble de ses œuvres après sa mort. Elle et sa fille, Judith Mardo, feront précéder les volumes des dédicaces qui renseignent aujourd’hui sur les fréquentations de l’artiste.

 

Alors ces œuvres, quelles sont-elles ? 

Claudin Lejeune est auteur de musique sacrée : il compose une messe (Missa ad placitum) et plusieurs motets (chants religieux qui ne font pas partie du déroulé de la messe).

 

(image extraite du site Wikipédia)

Il a mis en musique une quantité extraordinaire de psaumes (des poèmes religieux qui composent toute une partie de la Bible), dont son recueil très connu : "Dodécacorde contenant douze pseaumes de David, mis en musique selon les douze modes, approuvez des meilleurs autheurs anciens et modernes, à 2, 3, 4, 5, 6 et 7 voix, par Claud. Le Jeune, compositeur de la musique de la Chambre du roy". Une réédition, en 1618, s'est permis une "correction" : "… sous lesquels ont été mis des paroles morales", et a remplacé les psaumes originaux par des paroles à la mode catholique.   


La Bibliothèque municipale de Valenciennes possède un exemplaire du Dodécacorde
qui a appartenu un temps à Edmond Membrée, autre compositeur valenciennois (1820-1882)


Enfin et surtout, Claudin Lejeune est l'auteur de centaines de chansons à plusieurs voix, quatre voix sont les plus classiques (soprano, alto, tenor, basse), ou bien "cinq, six, sept et huit parties".

Comme ce sont mes préférées, ce sont elles que je souhaite vous faire entendre. Il faut en effet entendre ce qu'il a écrit pour comprendre quelle était cette musique de la Renaissance, qui précéda la période baroque (Bach est né un siècle plus tard, en 1685). Claudin Lejeune s'est rendu célèbre par sa "musique mesurée" : tout comme les vers latins ou grecs qu'on psalmodiait avec des syllabes longues et des courtes, selon les voyelles utilisées, les chansons de Lejeune reprennent ce rythme long-court, qui les rend tellement modernes aujourd'hui. Le chapitre qui suit ("Si on chantait ?", posté ce même jour) propose quelques liens sonores. 


Aujourd’hui, que reste-t-il de Claudin Lejeune à Valenciennes ? On a donné son nom à un bâtiment de l’Université, sur le Mont Houy ; on l’a donné aussi à une rue, derrière le Jardin de la Rhônelle (il se partage le quartier avec Jean de Bonmarché, autre compositeur de la Renaissance) ; et une chorale porte son nom. Un article paru dans « La Presse de Valenciennes » le 28 décembre 1930, signé Ernest Laut, concluait sa présentation du musicien par ces mots – auxquels je souscris entièrement : « Valenciennes devrait lui élever une statue ».

 



[1] Voir « Claude Le Jeune (v. 1530-1600) Un compositeur entre Renaissance et baroque », par Isabelle His, Actes Sud, 2000.