mercredi 24 juin 2020

Qui est ce cordonnier qui trouva au Québec chaussure à son pied ?

Quelque temps avant de nous quitter pour d’autres cieux, Vincent Hadot, alors directeur du Musée des Beaux-Arts de Valenciennes, présenta une conférence intitulée « André Poutré : l’histoire d’un Valenciennois parti “bâtir pays” en Nouvelle-France au XVIIe siècle »[1]. Le public venu l’écouter étant à l’époque assez clairsemé, j’ai plaisir à donner une seconde chance à cette histoire – et à Poutré de sortir de l’anonymat – en la racontant à mon tour.

 

André Poutré était soldat. Il était né à Valenciennes, paroisse Saint-Géry, baptisé « le dernier novembre » (le 30) 1636 (et non 1639[2]), fils de Pierre Boutrez cordonnier et de Philippe (ou Philipotte) Waroquiez.


(Archives départementales du Nord, état-civil de Valenciennes)
 « Le dernier novembre André fils de Pierre Boutrez et Philipotte Waroquiez ». 

 

On ne connaît la vie de ce Valenciennois que parce qu’il a quitté Valenciennes, vers l’âge de vingt ans, pour entrer dans le régiment de Salières qui, en 1658, fusionne avec le régiment de Carignan. Ces messieurs, marquis de Salières et prince de Savoie-Carignan, étaient des officiers qui guerroyèrent notamment en Italie sous le règne de Louis XIII. C’est Salières qui, après la fusion, prit le commandement du nouveau régiment, nommé Carignan-Salières en 1665. Ce régiment était cantonné en 1663 à Marsal en Lorraine : c’est le pays d’origine de Vincent Hadot, ceci expliquant pourquoi notre directeur de musée s’est intéressé au sujet.

Et c’est de Marsal que 1.300 hommes vont partir, en janvier 1665, d’abord à pied jusqu’à La Rochelle puis en bateau, partir pour le nouveau monde, pour ce qui s’appelle alors la « Nouvelle-France ».

 

Officier portant les couleurs du régiment de Carignan-Salières
(image extraite de Wikipédia)


Il y a plus d’un siècle déjà que les Français ont posé le pied sur ce territoire, exploré d’abord par Verrazano en 1524, sur ordre de François Ier. Ce même roi envoie ensuite Jacques Cartier, qui descend le fleuve Saint-Laurent, baptise le mont et la ville de Montréal, fonde en 1541 le premier véritable établissement français, Charlesbourg-Royal. François Ier abandonne les tentatives de colonisation lorsqu’il comprend que le Canada ne lui procurera ni or ni pierres précieuses… Ce n’est qu’en 1605 que Champlain, soutenu maintenant par Henri IV, va fonder la première colonie française permanente à Port-Royal, puis la ville de Québec en 1608. Mais les Français ont du mal à développer leurs campements : les hivers sont rudes, et les Iroquois ont l’art de harceler ces envahisseurs. En 1642, Montréal ne compte que 240 habitants, en 1660 seulement 2000.

Louis XIV va prendre les choses en main. En 1660, il installe en Nouvelle-France un gouvernement royal. Il nomme un gouverneur, François de Montmorency-Laval (qui est aussi l’évêque) et un intendant, Jean Talon, qui se trouve être alors l’intendant du Hainaut depuis 1655.

(Je dois ici inviter mes lecteurs à consulter les commentaires, notés à la suite de l'article).

 

(images extraites de Wikipédia)

  

Ils prennent une décision fondatrice : celle d’instituer une politique de peuplement. Dans le même temps, ils doivent absolument pacifier le territoire en mettant un terme aux attaques des Iroquois. Pour le peuplement, Louis XIV va envoyer des jeunes femmes – on les appellera plus tard les « Filles du Roy » ; pour la paix, il envoie des soldats : notre régiment Carignan- Salières, quinze compagnies auxquelles on en rajoute cinq autres, en tout 1.300 hommes.

 

André Poutré est donc l’un d’eux. Comme tous les soldats de l’époque, il porte un surnom : on l’appelle Poutré dit Lavigne. Il fait partie de la compagnie Sorel, commandée par Pierre de Sorel (ou Saurel). Le voilà parti pour la grande aventure : le 31 mai 1665, il embarque à La Rochelle pour trois mois de traversée sur le navire « La Paix », l’une des sept frégates qui font le voyage entre avril et juin 1665.


C'est sur ce genre de navire qu'on traversait l'Atlantique au XVIIe siècle
(image de "l'Album dit de Colbert", extraite du site racontemoilhistoire.com)
 

La compagnie Sorel arrive en Nouvelle-France le 19 août. Aussitôt les soldats sont envoyés construire le Fort Richelieu, au nord de Montréal, le premier d’une série d’ouvrages destinés à sécuriser le fleuve Saint-Laurent. 

Illustration de Francis Back
(image extraite du site ici.radio-canada.ca)


L’historien Samuel Venière[3] décrit ainsi les nouveaux venus : « Leur uniforme est inspiré de la dernière mode européenne : par-dessus la culotte et la veste de laine, ils portent un manteau ample qui leur descend jusqu’aux genoux : le justaucorpsUn large chapeau complète l’ensemble. Le régiment de Carignan-Salières est d’ailleurs un des premiers en Europe à imposer le même habit à tout le régiment. L’équipement est particulièrement moderne. En plus de l’épée et des charges de poudre noires portées en bandoulière, 30 % du régiment est équipé du fameux fusil à pierre, une arme révolutionnaire à l’époque. »

 

Soldats et officier du régiment de Carignan-Salières en 1665-1666
(images extraites du site patrimoine-culturel.gouv.qc.ca)

            

Ces soldats, une fois les forts construits, retrouveront un rôle militaire l’hiver suivant, en janvier 1666, lorsque leurs irresponsables commandants les enverront attaquer les Iroquois en les faisant littéralement congeler dans le vent et le froid ! André Poutré dit Lavigne est l’un des survivants de cette première expédition irréfléchie ! D’autres opérations militaires auront lieu à l’automne 1666, qui amèneront les Iroquois à s’entendre avec les Français. La mission de pacification est accomplie.

 

Alors se pose la question du rapatriement des troupes. Louis XIV prête une oreille attentive à son intendant Jean Talon lorsque celui-ci suggère d’utiliser les soldats pour aider au peuplement de la colonie. « Aux capitaines des compagnies qui décident de s’installer sur les bords du Saint-Laurent, écrit Michel Langlois[4], le roi promet une seigneurie. Aux soldats désireux de fonder un foyer, les autorités accordent une somme d’argent et une terre dans les nouvelles seigneuries. » Pierre de Sorel va ainsi devenir Seigneur de Sorel, et André Poutré va recevoir quelques arpents : ils font partie des 400 militaires qui sont restés.

 

 

La Vigne, compté parmi les soldats "qui se sont faits habitants de Canada en 1668"
(images extraites du site bac-lac-gc.ca)

                        

 

Extrait d'une carte indiquant l'emplacement des "Seigneuries
colonisées par les membres du régiment Carignan-Salières"
le long du Saint-Laurent
(image extraite du site ici.radio-canada.ca)

 

Démobilisé, André Poutré quitte ses habits de soldat et se fait cordonnier, comme son père resté à Valenciennes.

En 1667, il se marie. Là encore, Louis XIV a tout prévu : depuis 1663 il envoie en Nouvelle-France des jeunes filles dont la mission est de peupler la province. Elles seront 770 en tout, les voyages prenant fin en 1673. Chacune a reçu une dot de 50 livres de la part du roi, chacune doit trouver un mari et faire des enfants. Ces femmes n'étaient pas des prostituées ni des délinquantes qu'on aurait voulu éloigner, loin de là. Parmi les premières « émigrées », certaines faisaient partie de la petite noblesse : leur installation a échoué parce qu’elles étaient incapables de travailler aux champs. Plus tard, on choisira « des jeunes filles orphelines, écrit Marine Gasc[5], confiées à différents couvents dans toute la moitié nord de la France ». Elles seront appelées plus tard les Filles du Roy. Leur rôle a été fondamental dans l’histoire du Canada français, au point qu’on les appelle aujourd’hui « les Mères du Québec ».

 

En 2013, un groupe de femmes québecoises faisant partie de la Société d’histoire des Filles du Roy, est venu en France refaire le périple de leurs aïeules, à l’occasion du 350anniversaire du premier voyage. Parmi elles, mon amie Maryse Giard – qui n’est pas ma cousine ! – elle-même descendante d’une Fille du Roy originaire de Champagne. Chacune des 36 participantes à ce voyage commémoratif personnifiait une « vraie » fille du XVIIsiècle, en l’occurrence Maryse incarnait Suzanne de Licerace, de Bordeaux.

 

Les Filles du Roy en juin 2013 à La Rochelle
(photo extraite de la page Facebook de Maryse Giard)

 

Chacune des participantes au voyage mémoriel avait confectionné son costume
(photo de Lise Breton, extraite de la page Facebook de Maryse Giard)


Paris, Rouen, Dieppe, Nogent-le-Rotrou, Niort, La Rochelle, en quatorze jours les Québecoises ont découvert les villes d’où venaient les Françaises, ont rencontré des conférenciers, ont posé des plaques commémoratives. Tout cela avait été minutieusement préparé, comme le raconte ma non-cousine Maryse Giard[6] :

« Afin de ne pas errer, nous avions suivi une formation à raison d’une fin de semaine par mois, pendant environ 8 mois :  la vie en France et en Nouvelle France au XVIIe siècle ; le recrutement des Filles à marier (le terme Filles du Roy est venu plus tard) ; le voyage en mer et ses horreurs (le premier contingent avait voyagé 3 mois 3 semaines et 3 jours…. On avait alors manqué de nourriture, l’eau était imbuvable, 60 personnes sur les 250 passagers étaient décédées en cours de route, bref… pire qu’un bateau de croisière pris avec la Covid 19 !) ; l’accueil de ces filles en Nouvelle-France ; les fréquentations ; la signature du (ou des) contrats de mariage ; le mariage et l’installation du couple le plus souvent sur une terre concédée, là où la femme commençait sa mission :  donner naissance à des enfants ! Ensuite on a vu l’organisation de la vie politique, sociale, religieuse en Nouvelle-France.  On a étudié aussi des relations avec les premières nations.  On a également parlé du rôle de la sage-femme, des tâches qui attendaient ces mères… oh là là… elles étaient confinées pas rien qu’un peu avec 10 enfants à la maison, mais elles avaient toutes plusieurs projets….!!!! »

 

André Poutré dit Lavigne a signé un premier contrat de mariage, le 25 octobre 1667, avec Marguerite Loy ou Eloy (lui est nommé Poutray), contrat qui est annulé deux jours plus tard. Maryse Giard indique encore que « ce sont les Filles qui choisissaient leur époux, dû au grand déséquilibre des sexes : on parle d’une femme pour huit hommes ». Marguerite aurait donc trouvé une autre chaussure pour son petit pied ? Il semble qu’elle ait beaucoup cherché, car on trouve quatre contrats de mariage à son nom, les trois premiers annulés !

Mais notre cordonnier va être élu par une autre Fille, Jeanne Burel, originaire de Duclair près de Rouen, où elle est née vers 1649, avec qui le contrat de mariage est signé le 1ernovembre 1667. Elle aussi avait passé un premier contrat, le 21 octobre, avec un certain Pierre Lavoie, et l’avait annulé.

 

L'étonnante église Saint-Denis de Duclair, où Jeanne Burel fut baptisée
(image extraite du site fondation-patrimoine.org)

 

Ces deux Filles, Marguerite et Jeanne, sont en tout cas arrivées toutes les deux en Nouvelle-France le 25 septembre 1667, sur le même bateau, le « Saint-Louis » qui avait quitté Dieppe le 10 juin ; il est à noter qu’elles se sont mariées aussitôt le pied posé sur la terre ferme.

 

André et Jeanne se marient donc le 3 novembre 1667.

 

(image extraite de Geneanet)

Le troisième jour du mois de Novembre de l’année soixante sept, après les fiançailles et la publication d’un ban de mariage entre André Poutré fils de feu Pierre Poutré et de Philippe Rocquet ses père et mère de la Paroisse de St Gery de la Ville et Evêché de Valentienne d’une part Et Jeanne Burel fille de feu Daniel Burel et d’Anne Le Suisse ses père et mère de la Paroisse de St Denys du Clair Diocèse de Rouen d’autre part, Monseigrl’Evesque les ayant dispensés des deux autres bans et n’ayant découvert aucun empeschement légitime, Je soussigné Curé de cette Paroisse les ay mariés avec les cérémonies ordinaires de la Ste Eglise en présence des témoins connus Anthoine Ademar, Pierre Pezé dit la Faveur, Jacques Edoüin et Julien Jamain tous deux de cette Paroisse.

 

Le couple s’installe sur les terres concédées par le Seigneur de Sorel à ses anciens soldats. En 1681, ils sont là tous les deux, lui en qualité de cordonnier, et parents de six enfants (ils en auront douze au total) ; à l’époque ils possèdent un fusil, une vache et cultivent six arpents de terre. Sorel (ou Saurel), lui, vit avec sa femme (pas d’enfant cité), deux domestiques, quatre fusils, 43 bêtes à cornes, 62 moutons, 18 chèvres et possède encore 150 arpents de terre. Ceci dit juste pour la comparaison.

La concession est annulée en 1683, André et Jeanne emmenant leur petite famille à La Pointe-aux-Trembles – plus au sud sur le Saint-Laurent, aujourd’hui un quartier de Montréal. Il est toujours cordonnier, et les enfants continuent de naître. Il ne fait guère parler de lui, sauf exceptions : par trois fois il est en procès avec des voisins pour des histoires de creusement de fossé de drainage et d’écoulement d’eau…

Jeanne est décédée la première, le 17 avril 1724, André l’a suivie peu de temps après, le 1er juin 1724. Ils sont tous les deux inhumés à la Pointe-aux-Trembles. Ils ont tous les deux joué leur rôle de contributeurs au peuplement du Canada français : on leur dénombrait quelque 300 descendants vivants en 1760, des Poutré, Poudré, Poudret, Poudray, Poudrette et aussi Lavigne. Et surtout, ils sont représentatifs, tous les deux, de cet événement fondateur historique pour le Québec : la rencontre entre les Filles du Roy et le régiment de Carignan-Salières.

Et je m’amuse de penser que, même si Maryse Giard n’est pas ma cousine, un tout petit peu de sang valenciennois circule sans doute encore au Québec…

 

(photo des Amis du Musée de Valenciennes)

Merci à Vincent Hadot pour cette histoire !




[2] La plupart des arbres généalogiques concernant André Poutré donnent 1639 comme année de naissance, c’est une erreur due à une « pétouille » sur le registre des baptèmes. C’est en 1636 qu’il faut chercher pour dénicher cet acte.

[3] Samuel Venière, « Le régiment de Carignan-Salières, piliers de l’histoire canadienne », sur le site « anecdoteshistoriques.net ».

[4] Michel Langlois, « Le régiment de Carignan-Salières, des forces pour la paix, des bras pour la colonisation » in « Cap-aux-Diamants », numéro 23, automne 1990.

[5] Marine Gasc, « Les Filles du Roy ou la colonisation du Québec » sur le site « racontemoilhistoire.com »

[6] Courriel personnel du 3 juin 2020.