jeudi 30 décembre 2021

Qui est cet homme qui baigne aujourd'hui dans la reconnaissance post mortem ?

Le cimetière Saint-Roch à Valenciennes est surnommé « le petit Père-Lachaise », parce qu’on y trouve des sépultures d’hommes célèbres avec des monuments réalisés par d’autres hommes célèbres. Célèbres, ou presque. Ainsi, qui est ce Jérémie Cacheux dont j’ai découvert la stèle avoisinant celle de mes aïeux ? La pierre, sans aucune date, ornée d’une jolie fontaine, proclame qu’il fut « introducteur des eaux potables à Valenciennes », formule surmontée de son portrait en bronze.

 

Tombe de Jérémie Cacheux au cimetière Saint-Roch de Valenciennes
(photo personnelle)

L’enquête a été longue, et elle a résulté en deux histoires différentes : celle de Jérémie Cacheux, et celle de l’introduction de l’eau potable en ville. Car la deuxième s’est faite sans le premier, malgré ce que j’ai pu lire ici et là sous la plume de plusieurs auteurs.

 

Deux mots tout de suite de l’introduction de l’eau potable, qui fut un chantier pharaonique. L’histoire mérite un chapitre à part entière, avec ses protagonistes, ceux qui étaient pour, ceux qui étaient contre, ceux qui en ont profité ; avec aussi ses aléas dus à la réalité des choses, entre les décisions prises par le conseil municipal et les contraintes dictées par le terrain et la nature du sol… Un vrai feuilleton, que je n’ai pas fini de défricher.

 

Jérémie Cacheux n’est associé à cette histoire que par un fil très mince, comme nous le verrons. Il s’est intéressé au problème, mais comme “amateur éclairé“, pas comme technicien.

Il est né à Anzin le 5 Thermidor an 5 (soit le 23 juillet 1797), fils de Joseph Cacheux qui était meunier à Valenciennes. Il se marie à 37 ans (le 18 février 1835 à Valenciennes) avec une jeune fille de 17 ans, Marie Holaind, fille d’un architecte de Valenciennes. Ensemble ils auront quatre enfants : Félix en 1836, Auguste (dont nous reparlerons) en 1837, Jérémie en 1839 et Georges en 1842.

 

Dans son jeune temps – avant son mariage – Jérémie Cacheux a sans doute suivi les cours gratuits des Académies de peinture et de sculpture de Valenciennes. On retrouve en effet son nom parmi les auteurs des œuvres exposées en 1828 lors de la grande Exposition Publique, présentant des artistes renommés mais aussi de parfaits inconnus.

 

(image Gallica)

Notre homme est l’auteur du “dessin“ numéro 14 (« Un cadre renfermant plusieurs silhouettes découpées d’idée et sans esquisse ») et de la sculpture n° 17 (« Un oiseau expirant de la piqure d’un serpent »). On ignore si ces œuvres ont attiré l’attention des amateurs… Le meunier, en tout cas, n’a pas persisté dans la voie artistique.

 

Car il est bien meunier de profession, même si les actes d’état-civil le nomment invariablement « propriétaire ». Pour preuve, en décembre 1838, Jérémie Cacheux passe devant le tribunal correctionnel de Valenciennes pour répondre de faits remontant au mois d’octobre : une rupture de digue du canal de l’Escaut provoqua une importante inondation des propriétés riveraines. « Les sieurs Jérémie Cacheux et Fidèle-Amand Duez, propriétaires, le premier du moulin de la Citadelle, le second du moulin des Moliniaux, sont prévenus d’avoir, en retenant les eaux à 40 centimètres au-dessus du point de navigation, causé la rupture de la digue et par suite l’inondation », rapporte L’Echo de la Frontière (13 décembre 1838). Les témoignages seront extrêmement techniques, mais le tribunal mettra les deux meuniers hors de cause.

La Justice est sans rancune. Le 2 mai 1857, le Journal de Roubaix publie « la liste des jurés pour la session des Assises qui s’ouvre le lundi 4 mai » : Jérémie Cacheux est du nombre.

 

A deux autres reprises, les activités professionnelles de Jérémie Cacheux portent son nom dans la presse. Le 21 février 1832 dans Le Courrier du Nord :


La rue Bracqmart est aujourd'hui la rue Henri Lemaire
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

 

Et le 2 avril 1840, toujours dans Le Courrier du Nord :

 

La place de la Thierrée se trouvait dans le quartier du Béguinage, proche de la Rhonelle
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Et puis, en 1848, c’est lui, Jérémie Cacheux, qui adresse une lettre aux journaux avec une « prière d’insérer » à laquelle la presse se plie bien volontiers – avec les réserves d’usage.


L'Echo de la Frontière, 21 septembre 1848
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)


Sa “lettre ouverte“ s’adresse au Conseil municipal, à qui il souhaite donc soumettre le projet suivant : « faire parvenir l’eau pure au centre de la ville de Valenciennes ». « Il est très possible, dit-il, moyennant une dépense de 60 mille francs environ, de faire surgir sur la Place d’Armes et les places publiques de la ville, des jets continus d’une eau potable dont les sommets s’élèveraient, par la puissance réelle de la chute, à 7 mètres à peu près au-dessus du niveau du sol. » Et cela, sans la moindre machine ! « D’après mon tracé, poursuit-il, [les eaux] arriveraient naturellement de leurs sources par un seul et unique tuyau » ; au fur et à mesure que le besoin l’exigerait, on viendrait brancher sur ce tuyau « les artères nécessaires » pour porter l’eau dans chaque quartier de la ville.

Puis, à court d’arguments techniques, il présente des raisons d’adopter son projet, disons, plus curieuses. D’abord, de belles fontaines enjoliveraient la ville, devenue bien laide depuis la chute du beffroi (il s’est écroulé en 1843) ; des fontaines publiques ornées de statues amèneraient sûrement les voyageurs du chemin de fer à visiter Valenciennes comme ils visitent Paris ou Bruxelles. Son projet, d’ailleurs, est presque « une inspiration divine » puisque la source qu’il a repérée se nomme Fontaine Dame Grosse, « un véritable don du ciel ». Et il garde le meilleur pour la fin : « Si Valenciennes fut délivrée de la peste l’an mil huit, par le miraculeux cordon de la Sainte Vierge, je fais, moi aussi, des vœux, dans l’intérêt public, pour la voir un jour délivrée de ses eaux malsaines à l’aide de cette source merveilleuse, qui, sans mes recherches, serait probablement encore un mystère. » 

 

Le Conseil municipal ne donna pas de suite à cette missive. Pourtant, il travaillait déjà à cette époque à l’introduction des eaux potables en ville, confronté qu’il était à l’insalubrité notoire des points d’eau de Valenciennes. Construite sur un lacis de canaux, la ville ne faisait guère de différence entre un égout à ciel ouvert, un ruisseau à laver le linge, un puits où trouver de quoi boire. La situation devenait catastrophique. Une commission avait donc été nommée pour étudier des solutions. En mai 1849, cette commission donne lecture au Conseil de son rapport – mais ensuite, bizarrement, rien ne se met en route.

 

Le temps passe, et Jérémie Cacheux revient à la charge, si je puis dire, en publiant en mai 1857 un petit opuscule intitulé « Recherches sur les diverses fontaines qui environnent Valenciennes, Moyens d’y amener l’eau potable et de la faire jaillir à plusieurs mètres au-dessus du sol de la place. Mémoire adressé aux habitants de la cité, et spécialement à Messieurs les membres de la Société impériale d’agriculture, sciences et arts et l’arrondissement de Valenciennes ».

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Depuis quelque temps en effet, il est “membre associé libre“ de cette Société. En 1849 il présente à ces messieurs deux “inventions“ : l’une est un « appareil de sauvetage, pour éviter les accidents attachés à la descente des ouvriers dans les mines » ; l’autre est un engrais nouveau, qu’on obtiendrait en utilisant « l’eau et la vase des fossés et des marais, pour en faire un engrais liquide, en y mélangeant de la chaux, dans la proportion d’un hectolitre pour 23 ares. » Sur ce sujet on lui répond que « ce procédé est connu depuis longtemps et que la quantité de chaux indiquée n’est pas suffisante. » Il invite encore ces messieurs à s’occuper de la question du “blé noir“, à quoi on lui fait savoir que « la Société fait de constantes études sur cette importante question » (séances du 25 août et du 15 septembre 1849). Pas facile de trouver sa place parmi les savants !

 

Pour en revenir à l’eau, dans son petit livre, Jérémie Cacheux présente – après avoir rappelé la teneur de sa “lettre ouverte“ de 1848 – toutes les sources et fontaines où la ville de Valenciennes pourrait aller puiser de l’eau potable. Il les envisage en deux parties : celles de la vallée de la Rhonelle, et celles du voisinage de l’Escaut. Il donne les noms des fontaines, leur situation géographique, les noms des propriétaires des terrains où elles se trouvent, et il estime leur débit. Il indique enfin le tracé que devrait suivre en ville le tuyau principal de l’arrivée d’eau. Au total, il décrit treize sources dont Valenciennes pourrait tirer profit. Il conclut en affirmant que « toutes ces sources, convenablement dirigées, pourraient 1° procurer aux habitants de Valenciennes l’eau potable qui leur est nécessaire ; 2° procurer de plus aux industriels et aux établissements publics une assez grande quantité d’eau. » Et il exhorte l’administration municipale à adopter ses idées et ainsi écrire « une des plus belles pages de l’histoire de Valenciennes. »

Mais, à nouveau, son propos n’est suivi d’aucun effet dans les rangs de la municipalité.

 

Cette rue de Valenciennes porte le nom d'une des fontaines décrites par Jérémie Cacheux
(photo personnelle)

Ce n’est qu’à partir de 1860 que le conseil municipal, sous la houlette du maire Louis Bracq, va relever ses manches et lancer concrètement le chantier de l’introduction des eaux potables en ville. Il en confiera les rênes à son Ingénieur des Ponts et Chaussée, un certain Masquelez, qui mènera la construction à son terme contre vents et marées.

Mais dans l’épais dossier qui aujourd’hui se trouve aux Archives municipales, nulle part il n’est question de Jérémie Cacheux, jamais il n’est cité comme ayant éclairé les professionnels dans le choix des sources, des tracés, ni de quoi que ce soit. C’est à se demander si son petit ouvrage a été lu par l’un ou l’autre membre du conseil municipal ! 

 

Cette eau potable en ville, Jérémie Cacheux n’en verra pas la couleur : il décède chez lui, rue de la Viewarde, le 12 janvier 1858. Le silence assourdissant laissé par ses recherches irrite, me semble-t-il, son fils Auguste. J’en veux pour preuve un feuillet qu’il fait publier en 1898, alors qu’il est lui-même conseiller municipal, toujours à propos de l’eau potable, mais cette fois pour l’introduire dans les quartiers créés après le démantèlement des remparts. Virulent, il écrit : « il est de mon devoir de rappeler ici à mes concitoyens (et beaucoup l’ignorent), qu’en mai 1857, il y a 41 ans, un Valenciennois, M. Jérémie Cacheux, mon père, a fait paraître une brochure ainsi intitulée… » etc. Utilisons ces fontaines, tonne-t-il dans son document (gardé à la bibliothèque municipale), et laissons l’eau couler jusqu’à nous. J’ignore si, à son tour, il a été entendu.

Auguste s’est marié sur le tard, en 1905, avec Sylvanie Paul, née en 1861 (lui, souvenez-vous, était de 1837). Sylvanie Paul, c’est le nom de l’artiste indiqué sur le feuillet-guide du cimetière Saint-Roch, comme ayant réalisé le portrait de Jérémie Cacheux sur sa tombe.

 

(photo personnelle)

Et je me pose la question : est-ce la famille qui a décidé de faire graver l’épitaphe… pas tout à fait exacte… sur la stèle du pater familias, pour lui donner post mortem la reconnaissance qu’il n’a pas connue de son vivant ? 

Il est toujours dommage de terminer une enquête par une question. Mais celle-ci en entraîne une autre : pourquoi pas ?

mardi 28 décembre 2021

Avez-vous bu la tasse ?

Dans sa section « médicale », l’Almanach de Valenciennes et de son arrondissement édition de 1853 indique comment traiter et ranimer les noyés (page 113). Soyons heureux de vivre au XXIsiècle ! Je vous recopie le texte in extenso :

 

NOYÉS

Boites fumigatoires.– L’une de ces boîtes est déposée au corps-de-garde de la police ; l’autre au bureau de l’octroi, avancée de la porte de Paris.

            Tout noyé peut être immédiatement enlevé du lieu de l’accident ; il est inutile pour cela d’attendre l’arrivée de la police ou de la magistrature.

 

Secours à donner aux noyés.

            On débarrasse rapidement le noyé de ses vêtements, on l’étend sur le dos, un peu tourné sur le côté droit ; on débarrasse l’écume qui souvent emplit sa bouche ; mais on se garde bien de mettre en usage cette barbare coutume populaire, de suspendre le noyé par les pieds. On réchauffe le plus promptement possible le noyé, en promenant sur toutes les parties de son corps des briques ou des fers à repasser convenablement chauffés. On le frictionne avec de la flanelle chaude, que l’on enduit quelquefois de liniment ammoniacal ou à défaut de fort vinaigre.

            On place sous son nez un flacon de vinaigre radical ou d’ammoniaque étendu. – On exerce de légères compressions, alternativement sur la poitrine et sur le bas-ventre, pour rétablir un mouvement analogue à celui de la respiration. C’est vers ce but que tous les efforts doivent se diriger.

            Après quelques instants de pressions alternatives infructueuses, on devra recourir à l’insufflation de l’air dans les poumons, qu’on pourra pratiquer de bouche en bouche. Si on a eu le temps de se procurer un tube de gomme élastique de 7 à 8 pouces de long, on l’introduira dans la bouche. On pourra adapter à ce tube un soufflet ou à son défaut la bouche ; mais il faut que l’insufflation soit très ménagée pour ne pas devenir dangereuse. La fumée de tabac, introduite dans l’anus au moyen d’un tube, a été préconisée par une foule d’auteurs graves.

            On ne doit pas se lasser trop tôt d’administrer des secours à un noyé ; certains noyés n’ont donné des signes de vie qu’après plusieurs heures d’insensibilité.

            Comme on ne doit pas non plus désespérer de sauver un submergé parce qu’il a passé trop de temps sous l’eau ; beaucoup d’individus ont été ramenés à la vie, après un quart d’heure, une demi-heure et même plusieurs heures de submersion.[1]

 

 

Voilà une littérature qui mérite quelques éclaircissements. On sait que la médecine du “Siècle des Lumières“ n’hésitait pas à expérimenter in vivo les idées les plus surprenantes.

Ainsi, dès 1770, la presse française se fait l’écho d’une pratique venue d’Amsterdam pour ranimer les noyés : 


(image extraite du site egora.fr)

« Premièrement, il faut souffler dans le fondement du noyé, au moyen d’une pipe ordinaire, d’un tuyau, d’une gaine de couteau ou d’un fourreau d’épée, dont on aura coupé le bout, ou d’un souflet [sic].

Plus cette opération sera prompte, forte & continue, plus elle sera avantageuse ; elle deviendra encore plus efficace, si l’on se sert d’une pipe à fumer, ou d’un fumigateur, pour introduire dans le corps du noyé, au lieu d’air simple, la fumée chaude & pénétrante du tabac. »[2]

 

En 1772, à Paris, Philippe-Nicolas Pia, apothicaire de profession, crée la « boîte fumigatoire » contenant le matériel propre à administrer le traitement le plus efficace (la fumée de tabac dans le derrière des noyés). Cette boîte fut disposée le long des quais de la Seine, puis, l’année suivante, elle fut adoptée dans tout le royaume de France[3]

 

(image extraite du site subaqua.ffessm.fr)


 

En l’An 8 de la République, le Ministre de l’Intérieur envoie une circulaire aux Préfets des départements, indiquant ce que doit contenir une boîte fumigatoire et comment s’en servir[4]

 

(image extraite du site genealanille.fr)

Les historiens disent que la pratique de la fumigation a cessé au XIXsiècle ; Valenciennes dispose quand même de deux boîtes, encore en 1853. Cependant l’auteur de l’Almanach estime que la pratique de la fumée de tabac dans le derrière est à éviter.

Il préconise sans sourciller l’utilisation de fers à repasser bien chauds, de liniments (ou baumes) à l’ammoniaque, de vinaigre radical (ou acide acétique concentré), les premiers pour réchauffer le noyé, les seconds pour le “réveiller“.

Comme le précise la circulaire de Monsieur le Ministre, tout cela « si le malade peut le supporter ».

 

Notre siècle, qui connaît le téléphone et peut rapidement appeler des secours, est beaucoup plus raisonnable.

Voici d’ailleurs, pour votre information, les conseils de la Croix Rouge pour sauver les noyés :

https://www.croix-rouge.fr/Je-me-forme/Particuliers/Les-accidents-de-l-ete/Noyade

 

Et tenez-vous éloignés des rives de l’Escaut !



[1] A lire sur le site patrimoine-numerique.ville-valenciennes.fr

[2] Site internet egora.fr

[3] Site internet subaqua.ffessm.fr

[4] Site internet genealanille.fr

mercredi 22 décembre 2021

Rubens est-il l'auteur de nos Rubens ?

 Au début de l'année 2021, la ville de Valenciennes a fait l’acquisition, pour son musée, d’un merveilleux biscuit produit par ce qui fut la fabrique de porcelaine de Valenciennes, disparue à la Révolution[1]. Ce biscuit, une Descente de Croix, est l’œuvre de Fickaert, nom d’artiste de Barthélémy Verboeckhoven (1759-1840), et chaque fois qu’on en parle on s’empresse d’ajouter que le sujet en fut inspiré par une autre Descente de Croix, également au musée, une toile de Rubens datée de 1614-1615.

Descente de croix, par Fickaert
(photo Association des Amis de la Porcelaine de Valenciennes)

Descente de croix, par Rubens
(photo webmuseo.com)

Bien sûr, la Descente de Croix la plus célèbre de Rubens, ce n’est pas celle de Valenciennes, c’est celle d’Anvers, qu’on admire à la cathédrale : 

Descente de croix, par Rubens
(photo Wikipedia)

Et vous m’avouerez que, quand on les regarde, on se demande comment ces deux tableaux peuvent être du même peintre. En 1989 déjà, Jacques Kuhnmünch, conservateur du musée de l’époque, faisait part de ses doutes à ce sujet. Dans un catalogue d’exposition[2] il écrit : « L’histoire de cette peinture est inconnue. La première mention remonte aux inventaires révolutionnaires. Mentionnée comme “école de Rubens“, elle est considérée comme originale par M. Rooses (1888) mais il émet cependant des doutes sur son authenticité. » Et il termine ainsi sa réflexion : « Le schéma vertical est assez inhabituel chez Rubens ; la faiblesse de certains visages et le manque de brio de l’ensemble doivent nous inciter à considérer ce tableau comme une œuvre de l’atelier, sinon comme une copie. »

 

Lors de l’Exposition Publique de 1828, organisée par l’Académie de peinture, sculpture et architecture de la ville de Valenciennes, cette toile est présentée dans la salle numéro 8. Elle figure au catalogue (n° 9) dans les termes les plus lapidaires : « Christ sur la croix, attribué à Rubens. » A côté d’elle (n° 8), est présenté un tableau semble-t-il un peu similaire : « Descente de croix, restaurée par M. Momal ». Jacques-François Momal (1754-1832) est un peintre et graveur qui enseigna à l’Académie de Valenciennes dès sa création en 1785.

Six ans plus tard, le 30 juin 1834 le maire, Jean-Baptiste Flamme, donne lecture à son conseil municipal d’un rapport signé par cette Académie de peinture à propos des « tableaux de Rubens placés à Saint-Géry » : il s’agit de « se hâter de les restaurer » pour « préserver ces chefs-d’œuvre de la destruction totale dont ils sont menacés », rien que ça ! Le conseil votera sur le champ un crédit de mille francs pour faire face à la menace. Mais on parle de plusieurs tableaux de Rubens, quels sont-ils ?

 

Dans l’église Saint-Géry se trouvent à l’époque les tableaux religieux qui décoraient auparavant l’église Notre-Dame de la Chaussée, détruite pendant la Révolution. L’inventaire révolutionnaire auquel Jacques Kuhnmünch faisait allusion plus haut, daté du 17 Prairial An 9, indique en toutes lettres : « De la paroisse de la Chaussée. Un tableau sur toile, représentant une descente de croix, de l’école de Rubens, de 10 pieds 6 pouces, sur 5 pieds 6 pouces. Remis dans le corridor du musée et ensuite aux marguilliers[3] de St-Géry, par ordre du Préfet. Reçu n° 2 »[4]. Mais c’est la seule toile qui soit citée comme provenant de la Chaussée.

Dans son « Histoire ecclésiastique[5] », Simon Le Boucq raconte l’histoire de la fondation de cette église et ajoute : « L’an 1599, les paroissiens firent faire la belle et somptueuse peinture de la table d’autel du chœur, contenant l’Adoration des trois roys, pièce autant rare qu’il se puît rencontrer, ayant été faite par le fameux peintre Martin de Vos d’Anvers, et pour laquelle il eut seulement la somme de cinq cents florins de vingt patars pièce. » Martin de Vos (1532-1603)[6] n’est pas Rubens, mais au moins cette œuvre est-elle signée et sa provenance avérée. Pourtant, elle ne figure pas dans l’inventaire du 17 Prairial An 9.

 

Adoration des Mages par de Vos
(photo fr.muzeo.com)

On trouve cependant dans cet inventaire une autre œuvre de Rubens : le retable de Saint-Etienne, un triptyque peint sur bois. Le tableau central a été dissocié de ses deux volets. Ils sont ainsi décrits : « Un tableau peint sur toile par P. P. Rubens, représentant Saint Etienne lapidé, de 13 pieds 3 pouces de haut, sur 8 pieds 6 pouces de large (165). Un autre tableau peint sur bois du même artiste, étant à deux faces. D’un côté représente l’annonciation et de l’autre la mort de Saint Etienne, de 12p ieds 8 pouces de haut, sur 8 pieds 2 pouces de large (164, 166, 167). »

Cette œuvre provient de l’abbaye de Saint-Amand. « A la Révolution, indique encore Jacques Kuhnmünch[7], le tableau se retrouve à Valenciennes. Entre 1804 et 1838, il va faire l’objet de querelles stériles entre la fabrique de Saint-Géry et la municipalité suite au prêt temporaire qu’elle avait accordé à cette paroisse pour décorer l’église. La fabrique revendiquant la propriété de l’œuvre, il faudra un arrêt du Conseil d’Etat en date du 11 novembre 1838 pour que la ville entre à nouveau en possession du retable. »

 

Le martyre de Saint Etienne par Rubens
(photo prixm.org)

Mais les bisbilles se poursuivent. En 1859[8], un des conseillers municipaux interpelle le maire (Louis Bracq) à propos des « tableaux de Rubens anciennement déposés dans le chœur de l’église St Géry ». Il relève que la ville ne les a récupérés « qu’à la suite d’une transaction onéreuse. » Félicien Machelart, dans « Les Saisies révolutionnaires », indique en effet que la somme accordée à St Géry par le conseil municipal en compensation du triptyque de Rubens a permis à la fabrique d’acheter deux autres tableaux. Notre conseiller se demande s’il n’y aurait pas un moyen ou un autre de récupérer tout ou partie de cette somme… Émoustillé par cette idée, un autre conseiller, au cours de la même séance, rappelle à ses chers collègues que l’Adoration des mages de Martin de Vos, « tableau de grande valeur », se trouve toujours dans l’église St-Géry, « et il serait bon de remonter à l’origine de la propriété. » Nommons une commission, s’exclament ces messieurs, et tâchons de revendiquer « les tableaux appartenant à la Ville qui pourraient être encore indument détenus. » Le maire n’est pas chaud. Le premier conseiller s’entête. Le deuxième souhaiterait surtout récupérer le Martin de Vos.

Pour clore l’affaire, Louis Bracq fait passer des membres de l’Académie de peinture pour examiner les tableaux qui se trouvent dans l’église St Géry. Edouard Ewbank, secrétaire perpétuel de cette académie, fait son rapport : « La descente de croix de l’école de Rubens et la Passion de notre Seigneur (auteur inconnu) sont des tableaux qui sont mieux placés dans une église qu’ils ne le seraient au musée, leur mérite n’ayant rien d’exceptionnel. Quant à l’Adoration des mages de Martin de Vos, le Conseil pense que ce tableau, dont le mérite est incontestable, figurerait avantageusement au musée de la ville, où il pourrait recevoir la restauration et les soins que son état exige. »

Le maire décide donc de limiter au Martin de Vos la réclamation de la ville. Nous savons, nous, grâce à Simon Le Boucq, que le tableau avait pourtant été commandé et acheté par les paroissiens de l’église de la Chaussée.

 

Et la Descente de croix ? On en reparle en l’an 2000. La banque BNP Paribas soutient de son mécénat la restauration du tableau. Son communiqué de presse est un « copié-collé » du texte de Patrick Ramade, conservateur de l’époque, qui dans le catalogue du musée présente la toile comme un pur chef-d’œuvre bien représentatif de l’art de Rubens. Je vous le cite in extenso : « Exécutée vers 1614-1615, cette oeuvre, abritée autrefois dans l'ancienne église Notre-Dame-de-la-Chaussée à Valenciennes, est remarquable par son caractère homogène et dynamique. Tout l'art du peintre est au service de la représentation d'un drame qui se meut en acte de foi : les puissants volumes des corps, les gestes, les regards qui prolongent de façon très significative les mouvements, tous expriment le pathétique et sont chargés de bouleverser le spectateur. Dans chaque version du thème, qu'il a souvent abordé, le grand peintre d'Anvers, renouvelle sa vision. Ici, c'est le geste de la Vierge, ouvrant largement les bras pour accueillir le corps du Christ, qui étonne presque par sa spontanéité. Le dialogue entre les deux corps, que pas même saint Jean ne saurait troubler, puisqu'il nous tourne le dos, est une grande invention de Rubens. »

Voici deux petits films, deux reportages sur la restauration du tableau :

https://video-streaming.orange.fr/actu-politique/valenciennes-presentation-du-tableau-restaure-la-descente-de-croix-de-rubens-CNT000001eaICL.html

Les experts du XIXe siècle sont enterrés !


Le 31 mars 2022, découvrant cet article sur le blog des Amis du Musée, les conservateurs du musée de Valenciennes ont rédigé cette “réponse“ :


[1] Voir dans ce blog mon article « Quelle est cette vaisselle qui disparut à la Révolution ? », posté en février 2020.

[2] « Les saisies révolutionnaires au Musée de Valenciennes », exposition 10 novembre 1989 – 28 février 1990, édition de la Société des Amis du Musée de Valenciennes.

[3] Les marguilliers sont les membres de la fabrique, c’est-à-dire du conseil chargé de l’entretien et de la gestion de l’église.

[4] « Les saisies révolutionnaires », op. cit., pièce annexe.

[5] « Histoire ecclésiastique de la ville et comté de Valenciennes », manuscrit de 1650 de Simon Le Boucq, édité en 1844 chez Prignet imprimeur, page 71.

[6] Martin de Vos, écrit Félicien Machelart dans « Les Saisies révolutionnaires » (op. cit.), avait des attaches valenciennoises. Son épouse était la nièce de Marie Leboucq (sans parenté avec Simon Le Boucq), calviniste convaincue et mariée au gouverneur de Valenciennes, Michel Herlin.

[7] Op. cit.

[8] Conseils municipaux de Valenciennes, délibérations du 10 mai, 4 juin et 10 août 1859. Archives municipales.

mardi 30 novembre 2021

Quelles sont ces poutrelles qui dansent sous le ciel ?

 

Valenciennes, place Cardon
(photo personnelle)

Le rond-point de la place Cardon, à Valenciennes, accueille depuis une petite dizaine d’années une des 85 sculptures exposées en ville (c’est le chiffre annoncé sur le site internet de la métropole, mais je pense qu’il y en a plus). On est loin ici de l’esthétique d’un Crauck ou d’un Carpeaux, mais j’ai toujours eu un faible pour cette construction signée Nicolas Sanhes et baptisée HV11 (c’est écrit sur une plaque dans un coin de la place).

 

(photo personnelle)

Nicolas Sanhes
(photo TrappesMag)

Nicolas Sanhes est né à Rodez en 1965. C’est à Perpignan qu’il suit les cours de l’école des Beaux-Arts et commence à penser la sculpture comme une trilogie « équilibre – forme – espace ». Il se lance alors dans des constructions mettant en place des systèmes de fabrication complexe et rejoint un temps, à Lyon, l’équipe de l’architecte Jean-Michel Wilmotte. Des ennuis de santé (un cancer dont il ne se cache pas) l’éloignent plusieurs mois de son atelier. Lorsqu’il y revient, c’est peu de dire qu’il reprend le travail à bras le corps ! Désormais, ses formats seront de plus en plus monumentaux. On peut lire sur son site internet (www.nicolassanhes.fr) : « La maîtrise des dimensions et des contraintes techniques lui permet d’accomplir ses premières commandes publiques. » Après Trappes en 2007 et Montélimar en 2008, c’est Valenciennes qui lui commande « son œuvre la plus complexe réalisée à ce jour », construite en carré H et installée en 2013 : « HV11 ». Ce nom signifie H comme l’acier H, V comme Valenciennes et 11 comme l’année de la commande.

 

Le carré H, c’est un acier dont la « tranche », si je puis dire, forme la lettre H. C’est particulièrement bien visible sur cette image du site www.archistorm.com :

 


« L’acier, explique l’artiste (sur le site www.escautrivesderives.wordpress.com), est le matériau le plus adapté à la monumentalité de mes sculptures. » Il utilise plus précisément la poutrelle métallique appelée HEA, conçue pour le bâtiment. Il ajoute : « C’est le matériau le plus utilisé dans la sculpture ; le plus connu d’entre nous à l’utiliser est sans aucun doute l’artiste Mark di Suvero pour qui j’ai un profond respect. »

Valenciennes a quelque temps accueilli (2008-2018), sur le rond-point de la rue Lomprez (celui qu’on appelle « le ballon de rugby »), la sculpture monumentale « E = MC2 » de Mark di Suvero.

 

La sculpture E=MC2
(image extraite du magazine "Art Absolument")

Mais Nicolas Sanhes prend soin de refermer le H des deux côtés, avec du fer plat, pour obtenir une forme parfaitement carrée, « une ligne » comme il dit, qu’il couvre encore de peinture pour qu’on ne puisse plus « savoir, au premier coup d’œil, s’il est bien question d’acier. » Car le matériau n’est que le support : « c’est la forme qui m’intéresse, dit Nicolas Sanhes, et sa présence dans l’espace. »

 

Bien sûr, l’art contemporain ne manque pas de détracteurs. Nous sommes nombreux (et je me compte dans le troupeau) à rester dubitatifs devant certaines idées insolites des artistes. Pour autant, à Valenciennes en tout cas, personne n’est allé jusqu’à « défigurer » l’œuvre immaculée de Nicolas Sanhes, comme cela eut lieu à Trappes, la ville des Yvelines voisine de son domicile. La mairie souhaitant orner une place portant le nom du gendarme Arnaud Beltrame (qui fut assassiné après s’être substitué à un otage lors d’une attaque terroriste en 2018), fit appel à Nicolas Sanhes qui y installa une de ses sculptures monumentales, en octobre 2019. Une semaine après, l’œuvre était barbouillée de peintures multicolores, à la grande indignation de la mairie qui y vit une agression autant contre la mémoire du gendarme que contre l’œuvre blanche. Bêtise d’ados désoeuvrés, je pense.

 

A Trappes, avant les dégâts…


… et après ! (photos "Le Parisien")

Chaque œuvre de Nicolas Sanhes pèse plusieurs tonnes. La fabrication de ces énormes objets demande au sculpteur des installations dignes de l’érection d’une tour Eiffel ! Regardez plutôt ce diaporama réalisé par le photographe Patrice Leterrier, précisément consacré à la fabrication de notre HV11 de Valenciennes : www.patriceleterrier.com/albums-photos/nicolas-sanhes/— le reportage est impressionnant (il faut cliquer sur la photo du peintre pour lancer le diaporama).

Dans un message électronique qu’il m’a adressé le 29 novembre 2021 pour répondre à mes questions, Nicolas Sanhes donne d’autres détails, notamment sur la préparation de sa sculpture : « La réalisation de l’œuvre a demandé une maquette pour étudier l’ensemble des aspects techniques de déformation et de résistance de l’acier au regard des tensions des lignes dans l’espace. [Il m’a fallu] étudier les parties démontables de mon œuvre pour pouvoir optimiser le transport sans fragiliser la résistance de la structure de l’œuvre. [Et encore] étudier le process de montage à l’atelier, et de démontage pour optimiser le montage le jour de l’installation sur le site. » Deux années de travail !

En 2016, la Société Générale fera l’acquisition de l’étude de HV11 pour sa collection d’art.

 

Etude HV11
(photo Société Générale)

Au final, quelle légèreté dans le grand ruban blanc qui s’élance vers le ciel en dansant ! D’où qu’on la regarde, en tournant autour de ce rond-point urbain, la statue s’offre comme un fragile nid d’oiseau. J’ai vu l’artiste fignoler en personne l’installation de son œuvre, un dimanche matin, seul avec elle sur le rond-point : derniers coups de pinceau, dernières caresses de la main, il nous la confiait – et c’était un joli spectacle de le voir lui dire au-revoir.

 

                        


mercredi 17 novembre 2021

Par quel mystère le Mystère de 1547 s'est-il multiplié comme des petits pains ?

En 1547, eut lieu à Valenciennes un événement théâtral d’une envergure exceptionnelle, qui fit parler de lui à l’époque avec émerveillement, et qui aujourd’hui encore est cité en exemple et fait l’objet d’études passionnées : je veux parler de la représentation du Mystère de la Passion de Jésus-Christ, en ville, durant vingt-cinq journées, les rôles étant tenus par des bourgeois de Valenciennes. Rien, dans cet événement, ne peut passer inaperçu.

L’année 1547, déjà, n’est pas banale. La grande période des « Mystères », typiques des scènes religieuses médiévales, est passée. Ces mystères, toujours en vers, racontaient l’histoire d’un saint, ou un épisode de la vie de Jésus, et se voulaient d’une moralité édifiante. Par ailleurs, en 1547 nous sommes en plein tourbillon religieux avec le catholicisme qui cherche à reconquérir ses ouailles parties s’abreuver au lait du protestantisme – particulièrement à Valenciennes, ville conquise aux idées calvinistes. Enfin, n’oublions pas les guerres, incessantes guerres qui s’abattent sur les villes en causant incendies, pillages, mort violente des habitants ; au milieu du XVIsiècle, les Français et les Espagnols se disputent âprement notre territoire. Et les contrats que signeront les acteurs préciseront que « en cas de guerre » les représentations n’auront pas lieu.


La Bibliothèque Nationale, à Paris, possède un magnifique exemplaire du manuscrit du Mystère, qui est une œuvre d’art en soi-même. On peut le consulter à loisir sur le site gallica.bnf.fr[1] et admirer les illustrations réalisées par Hubert Cailleau, peintre miniaturiste valenciennois, qui a d’ailleurs fait partie des acteurs et qui signe dans le livre « 26 grandes miniatures et 28 cartouches peints ». Ce manuscrit a été terminé trente ans après la représentation (en 1577), pour le compte d’un « marchant et bourgeois de Vallenchiennes », nommé Charles Clauweet. C’est une mine d’or pour les amateurs, car il est assez exhaustif : tous les textes des scènes successives sont bien sûr présentés, mais aussi tous les décors et tous les costumes, les jeux de scène et les « trucages » (qu’on appelle des « secrets »), et encore les noms de tous les acteurs et des organisateurs de l’événement théâtral.

 

Une double page du manuscrit (Bibliothèque Nationale)

Alors de quoi s’agit-il ? Je ne vous fais pas languir plus longtemps. Le « Mistere par personnaiges de la vie, passion, mort, resurrection et assention de Notre Seigneur Jesus Christ » (c’est le titre exact du manuscrit) est un ensemble de 50.000 vers environ (soumis bien sûr à la censure et à l’autorisation de l’Eglise catholique), découpé en 25 épisodes joués les uns après les autres sur 25 journées, par 63 acteurs amateurs se partageant les 169 rôles du mystère. Les représentations eurent lieu « en la maison de hault et puissant prince Philippe de Croy, duc d’Aschot, gouverneur de la ville, laquelle estoit où sont a present logés les R.P. Chartreux…[2] »

 

Les acteurs jouaient sur une scène (qu’on appelle « hourdement ») installée dans la cour de l’hôtel de Croy. Selon Elie Konigson, historien qui a étudié le manuscrit dans le détail le plus fouillé[3], cette scène mesurait environ 58 m de long sur 17,5 m de profondeur. Elle présentait, les uns à côté des autres, les divers décors nécessaires au déroulement de l’action, avec, de gauche à droite : le paradis (posé sur une salle où jouaient des musiciens), la porte qui mène à Nazareth, le temple, la porte qui conduit à Jérusalem, le palais qui surmonte la prison, la maison des évêques, la porte dorée et la mer, le limbe des pères et, tout à droite, l’enfer.

 

"Le Téatre ou hourdement pourtraict come il estoit quant fut jouer le Mistere de la passion
de nostre Sr iesus christ anno 1547" par Hubert Cailleau (Bibliothèque Nationale) 

Selon les besoins de l’action, le palais deviendra la ville de Rome, la mer le lac de Tibériade, la salle où jouent les musiciens peut devenir la maison de Sainte Anne, etc. Et Cailleau se garde bien de représenter les machineries, tous les trucages derrière les « effets spéciaux » qui ont fait grande impression sur le public nombreux venu assister à cet événement sans pareil. La scène était recouverte de gazon, qui assourdissait les bruits de pas ; l’eau de la mer était figurée par des peaux de mouton, sur lesquelles le petit bateau pouvait glisser facilement. La gueule de l’enfer s’ouvrait et se fermait, crachait le feu et laissait voir les damnés et les diables, brrrr !

 

On ignore qui a écrit les textes (même si plusieurs noms sont cités ici ou là, mais sans preuve), et à vrai dire la plupart des spécialistes estiment qu’il est inutile de chercher. La Passion de 1547, comme tous les Mystères qui l’ont précédée, est une compilation de textes écrits antérieurement, parfois réarrangés, parfois enrichis de vers supplémentaires ou au contraire raccourcis, l’important étant de présenter un résultat final « bien ficelé » et accepté par les censeurs de l’Eglise. 

 

La représentation débuta le lundi de Pentecôte 1547. Les acteurs étaient obligés de venir tenir leur rôle, par serment devant notaire et sous peine d’amende ! Je rappelle que l’obligation dura 25 jours et que tous ces gens avaient un autre métier… Ils devaient être sur le hourdement à 7h du matin pour les répétitions, puis à 12h pour les représentations « les jours que on juera ». Cette expression, écrite en toutes lettres dans le contrat, laisse entendre qu’on ne jouait pas tous les jours. Contrairement à ce qui a été écrit par certains historiens, les 25 journées n’ont sans doute pas été consécutives – et je pense personnellement qu’il fallait laisser le temps aux acteurs d’apprendre les milliers de vers de leurs rôles, petit à petit. Elie Konigson estime qu’en outre, « plus le mystère était étalé dans le temps plus la ville pouvait en tirer profit[4] » étant donné les foules que l’événement a attirées en ville, y compris depuis les régions alentours.

 

Le public payait sa place : 6 deniers par personne. Certains pouvaient aussi acheter une place sur des gradins installés face à la scène (« sur un hourdement qu’on avait fait en ce lieu »), au prix de 12 deniers. Le succès fut phénoménal, la recette des 25 journées s’élevant à « 4 680 livres, 14 sols, 6 deniers ». A cette somme il faut ajouter le produit de la revente des costumes et des « ustensiles » utilisés par les acteurs : « 728 livres, 12 sols, 6 deniers ». Au final, une fois retranchés les frais des décors, costumes et mises en scène (4 179 livres, 4 sols, 9 deniers), l’affaire s’avère fructueuse puisqu’elle dégage un bénéfice de plus de 1 230 livres. Cette somme fut partagée entre tous ceux qui prirent part à la représentation, à quelque titre que ce soit, selon des modalités prévues et décrites dans le contrat d’obligation.

Le Mystère a fait merveille, jusqu’au bout.

 

Mais la Passion de 1547 n’avait pas fini de faire parler d’elle.

En 1878, à Paris, au Trocadéro et au Champ de Mars, se tient une Exposition Universelle, qui consacre une grande partie de ses « curiosités » au monde du théâtre. L’Echo de la Frontière, le 4 septembre 1878, écrit :

 

Le manuscrit de la Bibliothèque Nationale est précisément
celui qui appartenait à la marquise de la Coste
(L'Echo de la Frontière, Bibliothèque de Valenciennes)

Un article intitulé « Les Merveilles de l’Exposition de 1878[5] » donne des précisions sur cette « scène » : il s’agit ni plus ni moins du hourdement d’Hubert Cailleau ! Il est présenté sous forme de maquette, à l’échelle de 3 cm pour 1 m, au milieu d’autres « scènes capitales » de pièces classiques en vogue à l’époque dans lesquelles on a choisi de présenter le décor de tel ou tel acte. « Cette exposition, déclare l’article, d’un intérêt véritable et peu ordinaire, a été due à l’intelligente initiative de MM. Nuitter, archiviste de l’Opéra, et de Watteville, directeur des sciences et lettres au ministère de l’instruction publique. » Le propos est de montrer l’évolution des scènes théâtrales au fil du temps, Valenciennes représentant les mystères médiévaux. Nicole Wild[6] apporte une précision supplémentaire : c’est Charles Garnier, architecte de l’Opéra, qui fut chargé de la reconstitution des deux théâtres « antiques », celui d’Orange et celui du Mystère de Valenciennes. Et deux décorateurs de la Comédie-Française, Messieurs Duvignaud et Gabin, réalisèrent les maquettes.

La maquette du Mystère de 1547 mesure 1,45 m de large, 54 cm de profondeur et 92 cm de hauteur. Elle fut, après l’Exposition, placée « dans le salon circulaire de la bibliothèque de l’Opéra, à droite de la porte d’entrée, au-dessous d’un grand portrait de Mlle Rosita Mauri », indique le « Journal des Débats » du 4 août 1895.

On peut toujours la voir aujourd’hui, au fond d’une des galeries de l’Opéra Garnier à Paris, sans aucune indication malheureusement ni sur sa nature ni sur son origine, mais intacte.

 

La maquette de 1878 (photo personnelle)

Et la Passion de 1547 de continuer à faire parler d’elle.

C’est à l’Université de Toulon que nous retrouvons en 2017 un groupe d’étudiants réunis autour de leur professeur, Xavier Leroux, directeur de l’UFR Lettres, Langues et Sciences humaines (il est, depuis lors, devenu président de l’Université de Toulon), et de Darwin Smith, chercheur au Laboratoire de médiévistique occidentale à la Sorbonne. 


Tout ce petit monde s’est lancé, avec le CNRS, dans l’aventure de monter un extrait du Mystère de Valenciennes (500 vers sur les 50.000) et de filmer le résultat de l’expérience, pour une diffusion prévue lors de l’exposition sur « le théâtre dans la France de la Renaissance » organisée au Musée d’Ecouen fin 2018. 

 

 

(photo Université de Toulon)


Dans une vidéo facile à trouver sur internet[7], Xavier Leroux explique les tenants et aboutissants de la démarche. Comme pour le château-fort de Guédelon, il s’agit d’une expérience en grandeur réelle, et non d’une reconstitution. Les acteurs sont tous amateurs, le metteur en scène vient du théâtre baroque (Charles Di Meglio), la musique d’accompagnement est créée par une spécialiste de la musique médiévale. Le texte est dit dans le français de l’époque, mais Xavier Leroux explique que, pour que les étudiants puissent les dire et que l’ensemble reste compréhensible, ils ont créé un « phonotexte » (un texte phonétique) et ils ont sous-titré le film. Il s’agit aussi d’un travail universitaire soumis aux contraintes du XXIsiècle. Les acteurs sont des « vraies gens », mais le hourdement a été reconstitué en 3D (dessin en trois dimensions) : c’est le travail du vidéaste qui replace les personnages, par ordinateur, dans les décors. On est loin, là, du Moyen-âge ! Le rendu final est assez étonnant, et le film mérite d’être vu[8] pour avoir une idée de la représentation de 1547 (sans les flammes de l’enfer, dommage, mais avec force diables).

 

Et ce n’est pas tout ! Cette interprétation par des acteurs contemporains a en effet été précédée d’une autre mise en scène contemporaine, et par des Valenciennois cette fois. Toujours jouée par des comédiens amateurs (les membres de l’Association Le Mystère de 1547, présidée par Daniel Cappelle[9]), la pièce a été « réécrite » pour répondre à nos critères théâtraux d’aujourd’hui, par le Père Dominique Foyer, professeur de théologie à la Faculté de Lille. Avec la collaboration d’Amos Fergombé, professeur de lettres et de théâtre à l’Université d’Arras[10] (il est aujourd’hui à Valenciennes) ont été re-montés quatre épisodes de deux heures chacun, tous mis en scène par Albert Rombeaut, professeur de français et de théâtre au Lycée Watteau de Valenciennes et animateur d’ateliers-théâtre au Phénix. 

 

 

Daniel Cappelle, adjoint au maire de Valenciennes,
chargé de la vie culturelle et de la valorisation du patrimoine
(photo extraite du site de la ville)

Chaque année pendant quatre ans, un épisode était joué (les textes en étaient écrits chaque été), chaque journée portant un titre générique : La Joie, La Gloire, etc.

 

A partir de 2010 eurent lieu de nouvelles représentations des quatre journées.
Les premières se tinrent entre 2006 et 2009

Je n’ai pas assisté personnellement à ces représentations, mais Daniel Cappelle, qui fut l’un des acteurs, en parle encore avec émotion, ce sont à l’évidence des souvenirs très plaisants à évoquer[11] : « Nous répétions, raconte-t-il, tout au long de l’année, les rôles étant distribués aux bénévoles en fonction de leurs aptitudes et de leur physiologie. Mon épouse, par exemple, jouait Dame Espérance mais aussi Belzébuth ! Nous étions une vingtaine d’acteurs, et pas forcément les mêmes d’une année sur l’autre. Chacun préparait ses propres costumes. »

Pour ses représentations, l’association bénéficiait d’une journée ric-rac au théâtre du Phénix. Donc il fallait faire vite ! « Tout devait se monter dans la journée, poursuit Daniel Cappelle ; nous découvrions la scène en arrivant le matin… A midi, c’était la répétition générale en même temps que les réglages techniques de son et de lumière… Et à 20h, c’était le spectacle ! »

Pour la mise en scène, Albert Rombeaut n’a pas du tout donné dans le Moyen-âge ! Au contraire, il s’est servi d’accessoires de notre monde actuel (poste de télévision) et a répondu aux attentes d’un public du XXIesiècle en l’associant au déroulement de l’action (interpellations, distribution du pain multiplié, etc.).

Cette revisite du Mystère de 1547 a-t-elle connu le succès ? Daniel Cappelle annonce 400 personnes dans le public, ce qui est respectable pour un spectacle « catho ». Le plus intéressant – et le plus étonnant – dans toute cette histoire, c’est bien la curiosité que suscite encore et toujours cet événement théâtral depuis presque cinq cents ans. Mais sérieusement, que penserions-nous aujourd’hui des 25 journées de 1547 si nous devions y assister comme à l’époque ? Notre siècle gavé d’images de toutes sortes et d’émotions préfabriquées serait-il toujours sensible aux merveilles et aux mystères du théâtre à l’ancienne ? J’en doute vraiment.



[2] Témoignage de Noël Le Boucq, cité par Elie Konigson in « La représentation d’un mystère de la Passion à Valenciennes en 1547 », éditions du CNRS, 1969. 

[3] Op. cit.

[4] Op. cit.

[5] Sur le site www.worldfairs.info

[6] Nicole Wild, « Décors et Costumes du XIXesiècle », tome 2, pages 242 et suivantes.

[7] Le reportage est passionnant. Voir ce lien : https://youtu.be/M-ry_d6pZto  

[8] Le film dure une demi-heure. Voici le lien : http://www.passion-de-valenciennes-1547.fr/

[9] Créée en 2002, l’Association Le Mystère de 1547 organisait aussi des conférences, expositions, concerts, au cours du « Pâques Festi Val » qui eut lieu encore en 2019. Daniel Cappelle annonce sa dissolution pour 2022.

[10] Amos Fergombé est également l’auteur du livre « De la représentation du mystère de Valenciennes de 1547 à la post-modernité », aux Presses Universitaires de Valenciennes.

[11] Notre conversation date de fin septembre 2021.