mardi 6 février 2018

Quels sont ces sarments qui croissent sur nos rives ?

Les ceps à l'automne
(photo extraite du site "Amicale 689")
Si vous voulez provoquer un étonnement narquois chez un quelconque de vos visiteurs, parlez-lui des vignes de Valenciennes. « Des vignes ? A Valenciennes ? Pour faire du vin ? Une horrible piquette, sans doute ! » Oui, pour la plupart des Français, les producteurs de vin n’ont rien à tirer des terres du Nooord. Pas de soleil, froid de canard, incessant crachin, le climat d’ici ne serait pas propice au mûrissement d’un bon raisin. Eh bien, laissez-les ricaner, versez-leur un verre d’une de nos cuvées, et racontez-leur la belle histoire :

En 1996, une association d’insertion par le travail voit le jour à Valenciennes, l’Ageval. Elle réalise principalement des travaux d’entretien d’espaces verts. Le maire de l’époque, Jean-Louis Borloo, met à sa disposition un terrain situé sur la rive ouest de l’étang du Vignoble et lui fait précisément planter des pieds de vigne « pour redonner vie » au vignoble valenciennois. Tiens, il y avait donc un vignoble valenciennois ? Pas vraiment, non, mais comme il y avait beaucoup de couvents il y avait aussi des vignes. Outre qu’une rue de Valenciennes s’appelait jadis « rue de dessous la vigne » (aujourd’hui c’est la première partie de notre rue de Mons), on trouve mention de cette viticulture chez les historiens qui ont étudié la période du Moyen-âge, par exemple Jacques de Guyse qui cite une « lettre où l’on voit comment le comte acquit à Valenciennes une cour[1] » :
« Moi Baudouin … comte de Hainaut … et mon fils Baudouin, fesons savoir … que par une convention raisonnable faite entre nous et l’église de Saint-Sauve, nous avons cédé … à cette église le pré de la comtesse Richilde, … en échange et compensation 1° de l’emplacement … où nous avons édifié notre cour de Valenciennes ; 2° du champ que nous avions précédemment échangé contre une vigne ; 3° de la dîme de cette vigne, qui revient à l’église tant que la vigne subsistera. … Fait l’an onze cent soixante-neuf de l’incarnation du Seigneur, Aimon étant prieur de ladite église. » La « cour » dont parle Jacques de Guyse est le château édifié par Baudouin, connu sous le nom de La Salle le Comte.
Illustration du travail de la vigne, dans un psautier de 1180
(Weinbau Psalter, sur Wikimedia).
Autre historien qui cite la présence d’une vigne à Valenciennes, Simon Leboucq : « … la bonne maison avoit ung vignoble dans son enclos, et … en l’an 1361 l’on y despouilla 19 muyds de vin, duquel on distribua aux malades d’icelle maison et à ceulx de l’Hostellerie du château Saint-Jean 2 muids ½, si en fut vendu 5 muyds ½ à 15 deniers le lot. Item 9 muyds à 18 deniers le lot, et les autres deux s’enfuirent à la cave s’estant une pièce crevée.[2] » (Difficile de savoir à quelle quantité de vin correspondent ces muyds : sous Henri IV, vers 1590, on évalue le muyd à 280 litres actuels). La bonne maison dont parle Simon Leboucq est le couvent des Frères mineurs (les Ladres). On sait qu’à leur arrivée à Valenciennes, entre 1215 et 1220, ces Franciscains s’étaient d’abord établis hors des murs de la ville, « au faubourg Notre-Dame en un lieu nommé le mont de la Chapelle[3] ». C’est le mont que gravit aujourd’hui hardiment notre rue Faidherbe, autrement dit grosso modo la même situation géographique que notre actuel vignoble.
L’étang du Vignoble tel que nous le connaissons n’existe pas depuis toujours, il est né de l’activité industrielle de Valenciennes. Auparavant se trouvait là un simple marais (le marais Bourlain) et un hameau qui donna longtemps son nom à cet espace au bord de l’Escaut : le Vert Gazon. L’étang est né de l’exploitation du ballast dans la première moitié du XXe siècle, la carrière s’inondant d’eau peu à peu.
Le vignoble actuel, au bord de l'étang
(photo extraite de Google Maps).
S’il ne fait aucun doute qu’on cultivait des vignes à Valenciennes dans l’ancien temps, il ne fait aucun doute non plus que les Valenciennois aimaient le vin. L’historien Félicien Machelart a calculé que, selon l’impôt payé par les buveurs de vin, on peut estimer la consommation annuelle par habitant à 35 litres en 1352. Or on ne compte aucun vigneron dans les dénombrements de population, dont le premier fut établi en 1686. Par contre, les marchands de vin et les « cabaretiers au vin » sont nombreux. Le vin n’était pas produit ici mais « importé » : les marchands achetaient des vins espagnols, grecs, des vins de Bordeaux qui transitaient par Bruges et voyageaient sur l’Escaut, et plus encore des vins de Bourgogne et de Champagne qui arrivaient par chariots et charrettes. Au XIIe siècle, rappelle l’historien Roger Dion[4], Laon était une « capitale du vin », tirant parti de sa proximité avec les amateurs du Nord. Lorsque l’approvisionnement devenait difficile, en temps de guerre ou de récession économique, « les familles valenciennoises, raconte Félicien Machelart, consommaient davantage de bière et buvaient le verjus produit par les quelques vignes de la région.[5] » Du verjus, il y va fort, mais on peut penser que les vignes cultivées par les moines donnaient une boisson, disons, basique.

Pourquoi, alors, vouloir replanter des vignes à Valenciennes au XXe siècle ? D’abord, semble-t-il, parce que des fonds européens étaient disponibles pour ce faire. C’est en tout cas lorsque ces fonds ont été supprimés que l’association Ageval a dû cesser son activité vigneronne – et l’on sait combien Jean-Louis Borloo a su faire profiter sa ville de l’argent mis à disposition par l’Europe dans toute une série de domaines. Donc, en 1998, Ageval plante 4.000 pieds de Chardonnay puis, en 2004, 5.000 pieds de Pinot noir, sur le grand hectare de terre qui forme coteau au-dessus de l’étang du Vignoble, que la mairie met à sa disposition. Les premières bouteilles de vin blanc (Chardonnay) sortiront en 2005, laissant comprendre, semble-t-il, à quoi ressemblaient les productions du Moyen-âge. C’est cependant un événement, et l’acteur Pierre Richard, sollicité (il est Valenciennois d’origine), accepte de jouer les parrains.

En 2009, l’Ageval est contrainte de passer la main, faute de subventions adéquates. C’est l’Apei qui reprend l’activité – Association des parents d’enfants inadaptés, encore connue sous le nom des « Papillons Blancs » — et qui, menée par la volonté de son président de l’époque Fabien Hernout, s’attache aussitôt à la professionnaliser. Oui, avec l’Apei, et plus précisément l’ESAT Watteau (établissement et service d’aide par le travail), la culture de la vigne de Valenciennes va prendre une nouvelle dimension. Placé depuis 2014 sous la responsabilité d’Olivier Warzée, agronome de formation, l’atelier fait travailler les personnes handicapées sur la totalité du cycle de production : de la préparation du sol à la distribution des bouteilles. Deux moniteurs supervisent l’activité quand de besoin, trois personnes handicapées travaillent à la vigne et au chai toute l’année, une quarantaine d’autres – qui habituellement travaillent aux espaces verts – s’y rendent à la demande. « Tout est fait manuellement, précise Olivier Warzée, et désormais nous travaillons avec un réseau de professionnels. »
Les formateurs[6], en effet, ne sont pas nés de la dernière pluie. Les « profs de taille », Claudine et Jean-Louis Raillard, viennent du Centre de formation de Beaune (Côte d’Or) et tous deux sont vignerons à Vosne-Romanée. Madame Raillard mère était la seule, raconte Olivier Warzée, à pouvoir effectuer la taille du Romanée Conti. Excusez du peu ! D’ailleurs, cela explique aussi pourquoi la vigne de Valenciennes est menée « en guyot » (en ne gardant qu’une coursonne), typique de la taille bourguignonne. Les « profs de traitements phytosanitaires », ce sont Francine et Serge Tarradou, viticulteurs à Villers-Marmery, entre Reims et Epernay, en Champagne. Quant au travail des vins en cuve, il est mené sous la houlette d’Eric de la Broise, chef de cave à Nuits-Saint-Georges (notamment pour le Clos de Vougeot). Au final, avec de telles signatures, les vins de Valenciennes se sont merveilleusement bonifiés. La cuvée de blanc 2013 a même été primée la meilleure des Hauts de France (la région produit onze vins, aussi incroyable que cela paraisse !).
La vigne de Valenciennes est conduite "en guyot", comme en Bourgogne
(photo extraite du site scoopnest.com).

L’enjeu aujourd’hui, pour l’Apei, est d’atteindre une dimension économiquement viable. Elle vient de recevoir un petit coup de pouce d’un tout récent sous-préfet, Thierry Devimeux, qui avant de changer de poste a eu le temps d’affecter à la vigne un agrandissement de surface (un demi-hectare supplémentaire, récupéré sur une emprise des autoroutes, où une plantation de nouveaux ceps aura lieu les 15, 16 et 17 mars 2018, deux tiers Chardonnay, un tiers Pinot noir), et de faire bouger les lignes pour une modification de la réglementation qui interdit, pour l’instant, à l’Apei de vendre sa production. « Seules les régions officiellement estampillées viticoles peuvent vendre du vin, explique Olivier Warzée. Notre espoir est de pouvoir un jour vendre nos bouteilles aux restaurants de Valenciennes.[7] »
La première cuvée de rosé a été produite en 2017
(photo extraite du site berangere-amestoy.fr).
Actuellement, les vignes donnent 6.000 bouteilles par an, moitié vin blanc (Cuvée Watteau) moitié vin rouge (Cuvée des Dentellières). En 2017, pour la première fois, un rosé a vu le jour (Cuvée Vallée des Cygnes), qui a connu un grand succès auprès des consommateurs. Car oui, on peut se procurer ce vin : si vous parrainez la vigne au moyen d’un modeste don – qui plus est déductible de vos impôts ! – vous recevez quelques bouteilles en échange de votre générosité[8] et vous êtes invité à participer à la taille, aux vendanges, et aux banquets qui y sont associés. Plus d’un Valenciennois l’a bien compris : la vigne compte 700 parrains à ce jour !

On le voit, la vigne de Valenciennes multiplie les projets. Elle vient de créer sa « Confrérie du Vignoble des Coteaux de l’Escaut », sous l’impulsion du même sous-préfet et grâce aux relations de Philippe Mixe, président de la mutuelle Just et membre de la confrérie des vins de Suresnes en Ile-de-France[9]. Le premier chapitre, ouvert par le grand maître Gilbert Gardin, s’est tenu le 16 septembre 2017, à l’occasion des Journées du Patrimoine.
Ces messieurs de la confrérie vont tenir leur premier chapitre
(photo personnelle)
Dans les petits papiers également, la création d’un Conservatoire de la vigne à Valenciennes, avec les ceps rustiques créés dans la région suite au phylloxera de 1865 et actuellement conservés d’une part à Gembloux en Belgique, d’autre part au Conservatoire régional de ressources génétiques de Villeneuve-d’Ascq.

Si les vignes de Valenciennes donnaient autrefois une modeste boisson dont se contentaient nos bons moines, de nos jours produire du vin signifie tenir son rang dans la cour des grands. Défi relevé pour l'Esat Watteau de l’Apei. Ricaner sur ses productions n’est pas de mise : les vins, travaillés par des personnes intellectuellement déficientes avec l’aide de grands professionnels bourguignons, méritent d’être dégustés. In vino veritas, et cette vérité n’a sûrement pas fini de nous étonner.




[1] Jacques de Guyse, Histoire de Hainaut.
[2] Simon Leboucq, A propos des Ladres in Histoire ecclésiastique de la ville et Comté de Valenciennes.
[3] Louis Serbat, L’église des Frères Mineurs à Valenciennes, in Revue du Nord, février 1926.
[4] Roger Dion, Histoire de la vigne et du vin en France, des origines au XIXe siècle. 1959.
[5] Félicien Machelart, Valenciennes fille de l’Escaut et de la Rhonelle, p. 57. 2005.
[6] A l’issue de leur formation, les travailleurs handicapés peuvent passer un diplôme équivalent à une validation de compétences professionnelles.
[7] A savoir que depuis janvier 2016, on peut planter de la vigne et commercialiser le vin, mais il faut que la vigne ait été plantée depuis 2016.
[8] Vous pouvez faire un don et retirer des bouteilles à cette adresse : Apei du Valenciennois, 2a avenue des Sports, 59410 Anzin. Tél. 03 27 42 86 30. Mail : contact@apei-val-59.org
[9] La vigne de Suresnes se trouve sur le Mont Valérien, c’est l’une des 134 vignes d’Ile-de-France.