samedi 9 juillet 2022

Qui est cet épicier dont la maison faisait toujours crédit ?

Dans les livres qui racontent l’histoire de Valenciennes, on peut croiser à quelques reprises l’ombre furtive d’un homme qui a vécu dans la première moitié du XIVe siècle, et dont on nous dit qu’il s’est enrichi – comme beaucoup d’autres à cette époque – grâce à l’essor économique que connaît alors la ville.

Cet homme porte un nom peu banal : Bonne Grace Riche. On le présente comme un épicier qui fait de bonnes affaires, au point d’acheter régulièrement des terres dans les alentours de Valenciennes : Marly, Curgies, Maresches. On ajoute parfois qu’il était aussi très pieux, faisant des dons substantiels aux Chartreux et aux religieux de Saint-Géry. Sans autre information, rien ne permet de douter que Bonne Grace Riche était un honnête commerçant, prospère, investissant ses bénéfices dans la terre, et s’assurant au passage auprès du clergé une place au paradis.

 

Oui, mais voilà.

 

Le grand archiviste Pierre Piétresson de Saint-Aubin[1], dans un article paru en 1958 dans le Bulletin mensuel d’Histoire et de Philologie, s’est arrêté précisément sur ce personnage rencontré au cours de son travail aux Archives du Nord. Il donne dans cet article de nombreuses informations sur les activités de notre “épicier“, qui permettent de mieux comprendre à qui on a affaire.

Il faut aussi s’attarder sur deux livres qui vont nous éclairer sur l’enrichissement de la population à Valenciennes au début du XIVe siècle : le premier, très souvent cité par les historiens, est signé Georges Bigwood[2]et donne de multiples détails sur « Le régime juridique et économique du commerce de l’argent dans la Belgique du moyen âge »[3]. Le second s’intéresse aux “tables de prêt“ et à ceux qui les tenaient, les usuriers, qu’on appelait souvent les Lombards. Paul Morel[4], l’auteur de ce second livre, ne les aimait pas beaucoup ! Les explications qu’il donne sur les façons de faire des prêteurs d’argent, vont nous ouvrir les yeux sur les habitudes de Bonne Grace Riche.

 

Georges Bigwood écrit que « les professionnels du commerce de l’argent faisaient fructifier les valeurs en leur possession, indifféremment par les voies du commerce de marchandises ou celles du commerce de l’argent proprement dit. Pendant longtemps, en Belgique comme ailleurs, ces professionnels sont essentiellement les Italiens. » Paul Morel précise que dès le XIIIe siècle, les marchands italiens sont venus faire commerce dans nos contrées, attirés d’abord par les foires de Champagne puis par les opulentes Flandres : « A cette époque dans les villes et surtout dans les campagnes il y avait une foule d’ultramontains, marchands ambulants, orfèvres, maquignons, brocanteurs, marchands d’épices et d’onguents. Ces caravanes de marchands, en rapport avec les grandes maisons de commerce d’Italie, exportaient en échange les étoffes, tapis et draps fabriqués à Bruges, Gand, Ypres et Lille. » Peu à peu, poursuit Paul Morel, ces commerçants italiens, en particulier les Lombards, « financiers de carrière et de race » écrit-il, ont apporté leur expertise en matière de change et de règlements entre marchands de différents pays. Monopolisant ces opérations financières compliquées, ils devinrent les prêteurs attitrés non seulement des négociants et des habitants, mais aussi des Comtes de Flandre et de Hainaut, et autres princes et seigneurs.

 

Le prêteur et sa femme, 1514, par Quentin Metsys
(image Wikipedia)

Bonne Grace Riche est-il italien ? Oui, sûrement, répond Pierre Piétresson de Saint-Aubin (que je me permettrai d’appeler dorénavant Saint-Aubin). Riche est la traduction française de Ricci, un nom que Saint-Aubin et Bigwood ont retrouvé parmi les marchands italiens du XIVe siècle. Et notre Bonne Grace Riche « avait conservé la forme primitive [de son nom] sur son sceau, dont nous connaissons heureusement un exemplaire unique : un écu chargé de trois porcs encadré de la légende Sigillum.Bonne.Grace.Ricci. », précise Saint-Aubin qui a vu de ses yeux le sceau sur tresses figurant sur un acte du 7 juillet 1349.


"Inventaire des sceaux de la collection Clairambault à la Bibliothèque Nationale, Sceaux de la Flandre",
par G. Demay

L’archiviste trouve encore une bonne raison pour que notre Riche soit italien : « Le commerce de l’épicerie nécessitait des importations de produits rares et exotiques, des relations avec l’étranger. »

En réalité, Bonne Grace Riche semble faire commerce d’épicerie au sens large. En mai 1334 il vend du verjus à la « maison de Hollande » (c’est-à-dire au comte Guillaume de Hainaut) ; en 1340, il se fait payer une facture de « coses médecinales et de surgie » fournies à la comtesse « et ses gens » depuis le 10 juillet 1339 jusqu’à la Saint-Martin d’hiver de 1340 ; en 1340 également, la comtesse lui doit de l’argent « pour plusieurs espeseries » livrées à sa demeure. Sur d’autres documents encore, on ne mentionne plus son métier mais on le dit « bourgeois de Valenciennes ».

Qu’on n’imagine pas, donc, notre épicier comme un petit négociant derrière son comptoir dans sa boutique, mais plutôt comme un homme d’affaires qui fait fructifier son capital en achetant et revendant des matières rares et chères.

 

Bigwood insiste beaucoup, dans son livre, sur “l’emprise“ des Italiens – surtout des Lombards – sur les princes, grâce à leurs prêts d’argent. Il donne l’exemple de Bernard Royer (ou Rotari), originaire d’Asti, homme de fief du comte de Hainaut en 1332. En 1335, ce Royer et d’autres Lombards garantissent ensemble le paiement de l’achat d’une terre par le comte Guillaume (9000 livres tournois !). Ensuite, il apparaît régulièrement dans l’entourage du comte. En 1338, Royer est son créancier pour de fortes sommes, en 1344 il cautionne une de ses dettes, il finit par devenir son receveur (c’est lui qui perçoit les taxes pour son prince). Il fait partie du conseil de la princesse Marguerite de 1351 à 1367. En 1368 il est nommé receveur de l’abbaye de Maroilles. Etc., etc. Et Bigwood de donner d’autres exemples de Lombards qui tiennent les princes entre leurs mains, car ils leur doivent non seulement de l’argent, mais les moyens de vivre comme des princes (entre parenthèses, le prince pouvait mettre fin à ses dettes d’un seul coup, en interdisant toute activité à son Lombard et en confisquant tous ses biens !).

 

Bonne Grace Riche “tient-il“ un seigneur ? Serait-ce grâce à des prêts d’argent ? Oui, il semblerait bien, si l’on en croit les relevés effectués par Saint-Aubin dans les archives. Son seigneur est une femme, Marguerite d’Erre, “demoiselle de Maresches“, qui épousera Colart de la Viesleuse. En 1348, Saint-Aubin relève un « échange de terres entre “Boine Grasce Rice l’espessier“ et Marguerite, demoiselle de Maresches, d’accord avec son lieutenant de justice Fournier de Haussy et la communauté de Maresches. » En 1349, le sceau de Bonne Grace Riche est celui d’un « homme de fief de Maresches », l’ascension sociale est notoire.

Saint-Aubin souligne aussi, avec étonnement, la « politique d’acquisitions intense » de Riche entre 1338 et 1353 : il trouve 76 actes d’achat d’immeubles (maisons, terres, prés), ou de rentes foncières, ou d’échanges – quelques terres à Valenciennes, Marly, Curgies, mais la plupart à Maresches, où notre Italien se constitue petit à petit un domaine le long de la “rivière d’Ointiel“ (ou Wintiel) c’est-à-dire la Rhonelle, au lieu dit Canteraine.

 

 

Maresches sur la carte de Cassini (1756)
(Bibliothèque Nationale)


"Cantrain", lieu-dit encore cité sur le cadastre de Maresches en l'an 13 (1805)
(Bibliothèque Nationale)

Au passage, je dois citer cette phrase de Georges Bigwood à propos des acquisitions de “biens-fonds“ : « Il est une espèce de terre que les Italiens semblent avoir acquise de préférence, ce sont les moëres » – c’est-à-dire les marais, c’est-à-dire précisément ce que Riche achète. « Ils ont parfois possédé de véritables fiefs » ajoute Bigwood.

Saint-Aubin ne connaît pas les vendeurs de tous ces biens immobiliers. Il constate que ce sont « presque toujours des gens de Maresches, mais dont la condition n’est pas indiquée. » Il se demande comment l’épicier avait les moyens de tous ces achats, dont les actes ne mentionnent pas les montants. Il devait faire de bonnes affaires, suppute-t-il ; à moins que – mais on voit bien qu’il n’a pas envie de creuser l’idée – « peut-être toutes ces ventes ne furent-elles pas spontanées de la part des vendeurs »… Et il cite un couple qui, en janvier 1352, avoue que c’est pour éteindre des dettes qu’il vend à Riche six pièces de terre. Bonne Grace pratiquait-il l’usure ? s’interroge Saint-Aubin, qui ne répond pas à sa question.

 

Les usuriers, 1520, par Quentin Metsys
(image Wikipedia)

Dès le début du XIVe siècle, explique Paul Morel, « les Lombards protégés par les comtes sont établis dans la Flandre et le Hainaut, se livrant uniquement aux opérations financières dans leurs établissements que l’on dénomma tables de prêt, » abandonnant tout commerce de marchandises. Il poursuit : « Les Lombards font du prêt et de l’usure, jusque là clandestins, une sorte d’institution publique et les établissements où ils se pratiquent existent partout. » 

Paul Morel explique comment ces tables fonctionnaient, avec des titulaires, des associés, des bailleurs de fonds, des “facteurs“ chargés des affaires les moins importantes et de la correspondance, des comptables, et des serviteurs « qui parcourent les villes et les villages et exhortent [le peuple] à emprunter deniers à leurs maîtres. » Dans leurs maisons, les Lombards étaient à la fois banquiers, changeurs et prêteurs sur gages. Ils jouissaient d’un monopole exclusif, et cette absence de concurrence leur permettait de pratiquer des taux d’intérêt invraisemblables, de 100 % et plus – jusqu’à 130 % en 1499 ! « Les Lombards, qui avaient tout intérêt à dissimuler leurs opérations, ne nous ont pas laissé de livres les mentionnant dans le détail » regrette Paul Morel. En échange de leur prêt, les Lombards demandaient des gages, objets de valeur et bijoux pour les nobles, meubles et vaisselle du quotidien pour le peuple, « qu’ils empilaient dans leurs vastes magasins » dit Paul Morel, qui ajoute : « Leurs opérations furent si considérables qu’on put les accuser de ruiner tout un pays et d’apporter la misère là où ils séjournaient. »

 

Bonne Grace Riche tient-il la table de prêt de Maresches ? Nul ne sait. Mais à constater le nombre de transactions qu’il a passées dans cette petite commune, on a le droit de le supposer.

 

Pour se racheter de leurs agissements de “mauvais chrétiens“ – car l’église catholique condamnait fermement le prêt à intérêt – les Lombards ont activement coopéré aux bonnes œuvres. Bigwood cite plusieurs exemples : ils fondent des chapelles (souvent appelées par la suite “Chapelle des Lombards“), ils financent des travaux d’entretien d’églises, ils font des dons pour s’assurer des sépultures dignes. Paul Morel s’amuse de citer l’un d’eux qui se déclare « vray zélateur de Nostre Saincte Foy catholique, apostolique et romaine. »

 

Bonne Grace Riche est-il généreux avec les religieux ? Oui, apparaît-il dans les relevés de Saint-Aubin, qui souligne « les libéralités qu’il fit aux Chartreux de Valenciennes en 1338, [et] ses fondations de 1352 et 1355 aux mêmes Chartreux et à Saint-Géry de Valenciennes ». Il donne des détails : en 1338, donation par Bonne Grace Riche d’accord avec sa femme aux Chartreux de Valenciennes « pour le vivre d’un monne dou dit liu » (d’un moine du dit lieu) de quatre muids de terre labourable ; en 1352, désignation par Bonne Grace Riche et sa femme d’exécuteurs pour la fondation après leur décès d’un cantuaire perpétuel en l’église Saint-Géry de Valenciennes ou ailleurs ; en 1355, remise à Jean Du Pont de Pierre … des terres destinées à asseoir la rente perpétuelle affectée à la fondation dudit cantuaire[5].

 

En citant la femme de Riche, Saint-Aubin nous donne son nom : Marguerite Conrarde. Voilà un nom bien valenciennois, une famille de bourgeois de la franke ville qui connaîtra bien des vicissitudes lors des événements de la Réforme deux siècles plus tard[6]. Ils n’eurent pas d’enfant, et Bonne Grace a légué tous ses biens moitié à sa femme, moitié à son frère Guyot Riche, lui aussi “espesiers“ en 1353 (époque de la mort de Bonne Grace) et “lombart“ en 1355 (époque de la mort de Marguerite).

 

Le prêt d’argent a de tout temps été une activité économique indispensable, aux princes comme aux “manants“. Le tort des Italiens, qui faisaient merveille dans le commerce d’argent, est d’en avoir abusé, d’avoir triché et fraudé selon l’opinion de Paul Morel. Ce sont les Archiducs Albert et Isabelle qui vont mettre fin aux activités des Lombards dans nos contrées, en créant les “monts de piété“ (mauvaise traduction de monte di pietà, crédit de charité) et confiant la réalisation des bâtiments à l’architecte Wenceslas Coberger. Il en a érigé quinze, dont, bien sûr, celui de Valenciennes (1622-1625). Détail qui aurait amusé Bonne Grace Riche, Coberger s’est aussi rendu célèbre pour savoir assécher les moëres…

 

Le Mont-de-Piété de Valenciennes, aquarelle de Simon Le Boucq
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)




[1] Pierre Piétresson de Saint-Aubin (1895-1981) a notamment publié le « Répertoire numérique de la série G » (des Archives du Nord), recensant entre autres l’ensemble des fonds de l’église cathédrale de Cambrai, ces derniers utilisés pour son article « Bonne Grace Riche, épicier et lombard à Valenciennes au XIVe siècle ».

[2] Georges Bigwood, Docteur en philosophie et lettres, Avocat à la Cour d’appel, Professeur à l’Université libre de Bruxelles.

[3] Mémoires de l’Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1921.

[4] Paul Morel, Docteur en droit. « Les Lombards dans la Flandre française et le Hainaut », Lille, 1908.

[5] Un cantuaire est une commande de messes à célébrer régulièrement, passée auprès d’une église ; un don de terres ou de récoltes (blé, etc.) procurait les revenus destinés à payer ces messes.

[6] Voir dans ce blog mon article : « Qui est ce parpaillot que le duc d’Albe rendit immortel ? » posté en juillet 2017.