mardi 21 février 2023

Qui est ce corsaire devenu prince qui mourut totalement dépouillé ?

Dans les registres de l’état-civil de Valenciennes, on trouve, à la date du 23 septembre 1822, cet acte de décès :

Cet acte déclare que « Joseph Cabri, agé de quarante deux ans, ex marin, né à bordeaux (gironde), & ÿ domicilié, fils des defunts Jean-baptiste Cabri & … est décédé le jourd’hui à cinq heures du matin en la maison sise rüe Marché aux poissons, n° 18, Section du nord. » Les témoins sont « Pierre Joseph delcambre, agé de vingt neuf ans, Cordonnier, & Gerÿ Joseph Carlier, agé de quarante cinq ans, perruquier, tous deux domiciliés en cette ville. »

 

Cet ex marin, ce Joseph Cabri (ou Cabris, ou Kabris), n’est pas n’importe qui. Deux jours après son décès, paraît dans Les Petites Affiches de Valenciennes un article qui débute ainsi : « Un personnage d’une haute importance se trouve en ce moment dans nos murs, et presque personne ne s’en doute ». L’auteur de l’article, Aimé Leroy (un de nos érudits locaux du XIXe siècle, qui a laissé quantité d’écrits sur quantité de sujets[1]), dit avoir rencontré l’homme « la veille de sa mort », « chez Rombaux tailleur sur la grande place. » Il voulait justement attirer sur lui l’attention du public, de manière à faire tomber plus facilement dans son escarcelle les quatre-francs-six-sous nécessaires à sa survie dans la misère. Et que dit Aimé Leroy à son sujet ? Que nous avons affaire au « gendre du Roi des Sauvages de l’île de Nou-Kaïva », rien de moins ! Pour autant, qu’il est d’une simplicité remarquable : « tout le monde peut l’approcher familièrement ; il se fait un plaisir de répondre à toutes les questions… Moyennant une très faible rétribution, ce membre de la famille royale de Nou-Kaïva est visible tous les jours depuis deux heures de relevée jusqu’à huit heures du soir.[2] » (Ce qu’Aimé Leroy appelle Nou-Kaïva est l’île de Nuku-Hiva, aux Marquises – des îles nommées en hommage à la Marquise de Mendoça).

 

En effet, Valenciennes est (involontairement) la dernière étape d’un “tour de France“ entrepris par Joseph Cabris (j’adopte désormais cette orthographe de son nom) pour gagner sa vie en la racontant dans les foires, les cabarets, les salles de spectacle. Car l’homme était spectaculaire et ne manquait pas d’attirer l’œil : il était couvert de tatouages !

 

L'un des seuls portraits connus de Joseph Cabris — ou plutôt, de ses tatouages
(image extraite du site tahiti-infos.com)

Il se fait d’ailleurs appeler « Le prince tatoué ». De nos jours, les tatouages n’étonnent plus personne, certes, mais au XIXe siècle un corps humain entièrement tatoué intrigue et stupéfie autant qu’une femme à barbe ou un veau à trois têtes. D’autant plus que Joseph Cabris, tout en exhibant ses décorations, raconte une histoire vraie : il a vécu sept ans aux îles Marquises, parmi les membres d’une tribu anthropophage ! Il raconte son arrivée sur l’île de Nuku-Hiva, désertant avec le cuisinier du bord le baleinier sur lequel il travaillait ; il raconte sa rencontre avec le chef de tribu Kiatonui, son mariage avec sa fille ; il raconte ses tatouages, pourquoi il les a reçus, ce qu’ils signifient ; il raconte les guerres entre tribus, le sort des prisonniers, ceux qui étaient dévorés… Frissons garantis chez Rombaux tailleur.

Mais Joseph Cabris est fatigué. Ses exhibitions ne datent pas d’hier : elles ont commencé en 1817. Après avoir été reçu avec “les honneurs dus à son rang“ par le roi Louis XVIII aux Tuileries à Paris, après avoir été hébergé quelque temps rue de Varennes chez un aristocrate qu’il amusait, le voilà parti sur les routes pour tenter de gagner l’argent nécessaire à son retour sur son île… Mission impossible, à vrai dire, car le public s’est vite lassé de ses histoires de sauvages.

 

Il aurait pu en raconter bien d’autres, des histoires, tant sa vie se confond avec les épisodes d’un roman d’aventures.


Il aurait pu raconter sa vie sur le baleinier anglais London, parti de Portsmouth en Angleterre en août 1795, arrivant dans le Pacifique Sud en février 1796 après avoir relâché devant Cadix en Espagne et traversé « le Quéponne » (le Cap Horn), ainsi qu’il s’en souvient dans son Précis historique et véritable du séjour de J. Kabris, natif de Bordeaux, dans les isles de Mendoça, daté de 1820 (mais ses souvenirs sont toujours très édulcorés). Le London est un brick de deux mâts avec un pont unique, et 247 tonneaux de capacité de transport. Long de 20 mètres, il emporte avec lui quinze hommes[3]. Durant la campagne à laquelle Cabris participe, le bateau tue six baleines et un cachalot.

 

Un baleinier du XIXe siècle : le Charles W Morgan
(image extraite du site Wikipedia)


Le roman d’Herman Melville, Moby Dick, a éclairé ses lecteurs sur la vie pleine de danger des marins travaillant à bord des baleiniers : le harponnage au plus près de la baleine, la lutte à bras d’hommes avec l’animal, son dépeçage à bord, le lard fondu sur le navire pour en mettre l’huile en tonneaux, la puanteur, les instruments tranchants… Il fallait des marins courageux, et Joseph Cabris en était.

 

Il aurait pu raconter sa vie de corsaire, sa première vie de marin, commencée à l’âge de 13 ans. En 1793 en effet, à l’époque de la déclaration de guerre à l’Angleterre et à l’Espagne, Bordeaux – ville natale de Joseph Cabris, selon ses dires – arme trois corsaires : la Liberté, le Sans-Culotte, et le Général Dumouriez. C’est sur ce dernier navire qu’embarque le jeune Cabris, avec une centaine d’autres marins, sous le commandement du capitaine Renault. Il raconte dans son Précis historique et véritable [4] : « Quelques jours après notre départ, nous capturâmes sur les côtes d’Espagne un galion de la même nation, chargé de piastres ; l’action fut terrible : non seulement on se battit longtemps à la canonnade, mais encore plus d’une heure à l’abordage. » On se croirait dans la biographie de Surcouf, ou dans un film de Raoul Walsh !

 

Un corsaire français à l'abordage d'une frégate anglaise.
Tableau de Jean-Baptiste Durand-Brager, 1804
(image extraite du site pop.culture.gouv.fr)


Il aurait pu raconter ses quinze mois de captivité à bord d’un ponton anglais. C’est au cours d’une des courses du Démouliez que Joseph Cabris fut capturé, en 1795, avec le reste de l’équipage, et conduit aux pontons de Portsmouth, de sinistre réputation.

 

Trois illustrations des pontons anglais, par Louis Garneray pour son récit « Captivité de Louis Garneray, Neuf années en Angleterre, Mes pontons, illustrés par l’auteur et Janet-Lange ».

 

Les pontons sont des prisons flottantes, de vieux navires démâtés, attachés à la queue-leu-leu et retenus au port par des amarres, où les captifs sont entassés jusqu’à 800 par ponton. La description qu’en donne Louis Garneray dans le récit de sa captivité en 1806, fait penser aux camps de concentration de notre époque : les prisonniers sont vêtus de “pyjamas“ jaunes, ils n’ont quasi rien à manger, ils ne respirent que l’air qui leur arrive parcimonieusement par des sabords grillagés, ils dorment dans des hamacs superposés, on les compte chaque matin, ils sont surveillés constamment par des sentinelles, etc. C’était l’enfer sur la mer ! 

 

Il aurait pu encore raconter sa participation à « la fameuse affaire de Quiberon », comme il appelle cet épisode de la Chouannerie qui se déroula en juin-juillet 1795. A ce moment, Joseph Cabris fait partie des quelques centaines de prisonniers français (notamment sur les pontons de Portsmouth) qui échangent leur liberté contre un enrôlement dans les armées anglaises. Les Anglais envoient ces « Français retournés » rejoindre en Bretagne plus de quatre mille émigrés de la Révolution, et tout ce monde s’allie aux Chouans sous le commandement de Joseph de Puisaye dans l’espoir de restaurer la royauté en France. Ils parviennent à s’emparer de la ville d’Auray puis se retrancher dans le fort de Quiberon. Mais le chef de l’armée de la République, le général Hoche, reprend Auray et décide le blocus de Quiberon. Les royalistes seront mis en déroute, plusieurs milliers d’entre eux seront évacués grâce à l’aide des chaloupes britanniques. 

 

Episode de la déroute de Quiberon, peinture de Pierre Outin, musée de Moulins
(image extraite du site Wikipédia)


La « fameuse affaire » fait 200 à 300 morts ; Joseph Cabris, lui, est blessé. Il aurait pu raconter comment il s’en est sorti : « c’est dans les tout derniers instants [de la bataille], à la nage, blessé à la jambe, luttant contre les vagues et le courant dans une mer jonchée de corps et de débris de bois, que Cabris gagne in extremis la frégate anglaise qui le ramènera une fois encore à Portsmouth.[5] »

 

Il aurait pu raconter, ce marin qui sait nager contre vents et marées et qui, dans les eaux des Marquises, évoluait comme un poisson, ses années à l’Ecole des cadets de la marine de Cronstadt, où il fut professeur de natation. Cronstadt est un port militaire situé en Russie dans la baie de Saint-Petersbourg. Comment est-il arrivé là ? Joseph Cabris a toujours raconté qu’il avait été “enlevé“, arraché à son île de Nuku-Hiva et à la famille qu’il avait fondée là-bas (une femme et deux fils), contre son gré. Il apparaît qu’en réalité il cuvait une bonne cuite à bord de la Nadejda, un navire russe commandé par le capitaine Kruzenstern, et qu’il ne s’est pas réveillé avant que le bateau ne lève l’ancre, en mai 1804. Adieu, les îles Marquises !

 

Le capitaine Krusenstern, qui a "arraché" Cabris à son royaume marquisien
(image extraite du site Wikipédia)
 

Le 15 juillet suivant, la Nadejda accoste au Kamtchatka, à l’extrême nord-est de la Russie. Joseph Cabris reste à terre avec d’autres membres de l’équipage qui souhaitent rejoindre Saint-Petersbourg. Deux ans plus tard on le retrouve à Moscou, cinq mille kilomètres plus à l’ouest, sans savoir comment il y est parvenu ! Mais c’est à Moscou qu’il a compris que ses tatouages et l’histoire de son séjour aux Marquises pourraient lui procurer des subsides. Comme il le sera plus tard à Paris, il est pris sous la protection d’un comte influent qui le présente au tsar Alexandre Ier, à Saint-Petersbourg, en février 1807. Il obtient alors, au mois d’août, ce poste de professeur de natation à l’Ecole des cadets de la marine, une des grandes institutions académiques russes qui ont en charge la formation des fils de nobles. 


Façade du corps des cadets de la marine, en 1900
(image extraite du site Wikipédia)
 

Joseph Cabris y passera dix années – sur lesquelles il est lui-même resté muet.

Avec l’accord du tsar, il rejoindra la France en embarquant sur une escadre russe le 26 juin 1817, et débarquera à Calais. Commencera alors son périple qui le mènera à Valenciennes, et de marin courageux, puis de « prince tatoué », il deviendra homme de foire.

 

Et il reste une histoire à raconter, après son décès. On la trouve dans Les Hommes et les choses du Nord de la France et du midi de la Belgique d’Aimé Leroy et Arthur Dinaux (1829). « Un amateur de choses rares, racontent-ils, avait fait quelques démarches pour avoir la peau de ce personnage, afin de le faire empailler. » La municipalité s’est alarmée de ce souhait incongru, craignant qu’on ose exhumer le pauvre Cabris pour l’écorcher. Une solution fut trouvée : « On venait d’enterrer un vieillard de l’hospice de Valenciennes, Kabris fut mis au dessus de lui, et sur Kabris on plaça le cadavre d’un autre vieillard du même hospice. » L’histoire aurait fait pleurer, chez Rombaux tailleur.

 

"Joseph Kabris, Natif de Bordeaux
Vice Roi et Grand Juge des Iles de Mendoça"
par Martinet
(image extraite du livre de Christophe Granger)

 

Il existe sur Joseph Cabris des quantités d’écrits, articles ou livres, dont beaucoup sont consultables sur internet.

L’historien Christophe Granger est sans doute le plus complet : Joseph Kabris ou les possibilités d’une vie, 1780-1822, en format poche chez Champs Histoire, 2022.

Le Héraultais André Revel est venu se documenter jusqu’à Valenciennes pour écrire son livre-hommage : Joseph Cabris (1780-1822) Le récit et la vie, 2022 (en vente à la librairie « Les yeux qui pétillent » à Valenciennes).

On aura noté que 2022 était l’année du bicentenaire de la mort du « prince tatoué ».



[1] Voir aussi, dans ce blog, mon article « Qui sont ces frères qui avaient les livres dans la peau ? » édité en novembre 2019.

[2] Les Petites Affiches de Valenciennes, 25 septembre 1822.

[3] Détails donnés in Joseph Kabris ou les possibilités d’une vie, 1780-1822de Christophe Granger.

[4] Op. cit.

[5] In Joseph Cabris (1780-1822) Le récit et la vie, André Revel, 2022.


mercredi 1 février 2023

Où se trouve l’hôpital dont les artistes font aujourd’hui le siège ?

(photo personnelle)

Les amateurs d’art contemporain ne manquent pas de fréquenter de nos jours la galerie valenciennoise baptisée « L’H du Siège », située au 15 de la rue de l’Hôpital de Siège, derrière la place du Canada. Depuis 1993, l’association qui gère ce centre d’art s’est en effet installée là, dans une ancienne menuiserie (celle d'Humbert Guelton) : galerie d’exposition au rez-de-chaussée, ateliers d’artistes à l’étage.

(photo L'H du Siège)


Ah ? La galerie n’occupe pas les murs d’un ancien hôpital ? Ce fut une de mes premières questions lorsque j’ai découvert cet endroit. La réponse est non, jamais aucun hôpital n’a ouvert ses portes dans cette rue de l’Hôpital de Siège, qui fut ouverte, elle (et baptisée) à la fin du XIXe siècle, après le démantèlement des remparts.

 

(document personnel)


Sur cet extrait du plan des fortifications de Valenciennes (dressé par Edouard Mariage en 1891), j’ai posé le calque de la ville contemporaine réalisé par le Comité de sauvegarde du patrimoine valenciennois (CSPV)[1] : on voit que la rue de l’Hôpital de Siège traverse exactement ce qui fut le “Bastion n° 57“, également appelé “Bastion Sainte-Catherine“.

 

(document personnel)


Dans son « Atlas valenciennois[2] », Edouard Mariage propose une photo du mur d’enceinte de ce bastion. La photo est prise depuis la “grande digue“, à peu près là où j’ai posé ma flèche. Elle est intitulée « Flanc droit du bastion Sainte-Catherine », et sa légende précise : « La planche … montre à gauche l’extrémité sud-est de la courtine de Paris ; au milieu, le flanc rectiligne de 1779 ; à droite, une partie de la face droite du bastion 57. Si cette vue n’est pas très pittoresque, elle sert du moins à indiquer d’une manière très nette l’emplacement que l’Hôpital de siège occupait dans nos fortifications aujourd’hui disparues. »

 

(Atlas valenciennois, 13e série - Bibliothèque municipale de Valenciennes)

« Très nette » n’est peut-être pas l’expression adéquate : où est-il, cet hôpital ? La réponse est : au sous-sol. Oui, cet hôpital était un souterrain. Edouard Mariage en raconte l’histoire par bribes, éparpillées dans les fascicules de son étonnant « Atlas ».

Dans la 13série, en regard de la photo ci-dessus, il donne les explications suivantes : «Lorsqu’à la fin de la seconde moitié du XVIIe siècle, Vauban créa de toutes pièces le front de Cambrai ou de Famars, il pourvut les deux bastions (n° 49 et n° 57) de flancs curvilignes, retirés derrière des orillons. En 1779, le bastion 57 fut en partie remanié : on fit en avant et à environ trente mètres de son front droit, un nouveau flanc rectiligne […]. Dans l’espace que l’on gagna ainsi entre l’ancien flanc et le nouveau, on construisit l’Hôpital de siège, vaste et beau souterrain dont MM. Paul Foucart et Jules Finot ont donné une bonne description.»

 

Dans la 14série, Mariage donne un « Plan d’ensemble indiquant les positions des souterrains du bastion 57 » :

 


Le petit “canevas“ grisé en bas à droite, c’est l’hôpital de siège (l’autre parallélogramme, de couleur rose, est un magasin à poudre construit de 1774 à 1776). On reconnaît, sur ce dessin, les détails donnés dans la description de MM. Foucart et Finot[3] : « A l’intérieur du bastion s’ouvre une porte donnant sur un long couloir incliné aboutissant à une embrasure ; arrivé à ce point, on découvre à gauche un cabinet obscur et à droite une vaste salle, ayant la forme d’un parallélogramme, divisée dans les deux sens en quatre nefs que séparent neuf robustes piliers de grès d’un mètre environ de côté. L’écartement de ces piliers est de 4 m 40 dans la direction parallèle au flanc du bastion, de 3 m 40 seulement dans la direction inverse ; les arcades surbaissées qui s’y appuient, supportent elles-mêmes des voûtes ellipsoïdales en briques. Enfin, sur deux côtés de la salle, entre les pilastres correspondants aux piliers centraux, se creusent des niches qui en augmentent la surface, laquelle est, au total, de 450 m carrés. » Selon ces auteurs, le souterrain aurait été construit de 1780 à 1786.

 

(Atlas valenciennois, 14e série - Bibliothèque municipale de Valenciennes)

 

La "coupe g-h" montrant les voûtes
(Atlas valenciennois, 14e série - Bibliothèque municipale de Valenciennes)

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)


L’extraordinaire photo ci-dessus est extraite de la 10série. Elle a été prise en 1891 par Claude Rouault, photographe place St-Géry, « au magnésium » (l’ancêtre du flash).

 

(image extraite du site : laphotoduxix.canalblog.com)

Elle a servi “d’inspiration“ à une illustration de François Schommer (1850-1935), comme l’indique Edouard Mariage dans sa 12série :

« Nous donnons de l’Hôpital de siège un magnifique dessin (qu’on trouve également dans son livre Histoire des Fortifications), véritable tableau d’histoire que nous devons au crayon si justement réputé de M. François Schommer, beau-frère de notre ami Paul Foucart. L’éminent artiste a su animer ces voûtes, déjà pittoresques par elles-mêmes, de la manière la plus saisissante. En regardant son œuvre, on éprouve une poignante émotion et l’on se reporte facilement à cette terrible époque où nos bisaïeules, nos grands-pères et nos grands-mères, alors enfants, s’entassaient pêle-mêle dans ce vaste refuge pour échapper aux dangers d’un effroyable bombardement. »


(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Quelle est cette “terrible époque“ vécue sous terre par nos ancêtres ? Mariage évoque là l’année 1793, an 2 de la République, où Valenciennes fut assiégée « durant quatre-vingt-sept jours », bombardée « depuis quarante-deux jours », résista vaillamment, et ne capitula qu’à bout de forces, population affamée et ville quasi détruite.

Paul Foucart et Jules Finot racontent abondamment cette histoire dans le tome 1 de leur livre La Défense nationale dans le Nord, cité tout à l’heure. Au gré des pages, ces lieux souterrains apparaissent. Le 28 mai 1793, un arrêté du général Ferrand ordonne de faire de la place à l’Hôpital général pour les nombreux soldats blessés, donc de “déménager“ les enfants et les vieillards qui s’y trouvent ; il ordonne en même temps qu’ « il sera placé aux cazemattes du bastillon Ste-Catherine cent vingt lits pour les blessés » (page 483). Plus loin (page 520), les auteurs indiquent que « l’existence des bourgeois dans leurs maisons était intolérable sous la pluie des boulets et des bombes », et qu’en conséquence on se hâta de « loger les familles dans les souterrains et les casemates réservés aux soldats. » Plutôt qu’à l’Hôpital général situé trop près des canons ennemis, les habitants « trouvèrent un asile plus sûr encore dans un souterrain construit au flanc droit du bastion Sainte-Catherine […] Dans l’esprit de ses constructeurs, [cette salle] devait servir d’hôpital de siège […] ; mais elle fut reconnue trop malsaine, et l’on aima mieux y entasser le plus qu’on put de femmes et d’enfants » (page 521). Foucart et Finot racontent encore que, dans les hôpitaux en activité, « la charpie vint à manquer », charpie qui sert à fabriquer les pansements. Un appel est donc lancé à la population pour faire don « de charpie et d’étoupes de fin lin », et pour « continuer de faire de la charpie pour satisfaire au besoin qui se renouvelle tous les jours. » Sans délai, ajoutent les deux auteurs, « dans les casemates de l’hôpital et dans celles du bastion Sainte-Catherine, aussi bien que dans maintes maisons de la ville, les femmes et les enfants se mirent à effiler de petits morceaux de vieille toile. » (page 543). Une manière utile de passer le temps !

 

Reste que cet Hôpital de siège, si l’on y regarde bien, n’a jamais servi d’hôpital. C’était plutôt un abri anti-boulets de canons. Plus tard, en 1875, la salle a été transformée en magasin d’artillerie et modifiée dans son architecture : on a fermé les bouches d’aération, et « un second couloir, parallèle au premier, a été creusé pour y accéder[4]. »

 

A l’heure du démantèlement de Valenciennes, bien des questions se sont posées et des suggestions avancées sur le nombre et la qualité des “monuments historiques“ que la ville devrait conserver une fois les remparts tombés. Le souterrain du bastion 57 a fait partie des vestiges que les amoureux du patrimoine auraient aimé conserver. La presse s’est fait l’écho de leurs prières et de leur désillusion. Ainsi Le Courrier du Nord, le 7 septembre 1890, publie un rapport d’Edouard Mariage présenté à la Société d’Agriculture, des sciences et des arts de Valenciennes le 23 août :

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Le 16 janvier 1891, ce même journal relate la visite “préventive“ de la Commission historique du Nord, dont certains membres ne peuvent se résoudre à voir le souterrain disparaître entièrement :


(Bibliothèque municipale de Valenciennes)


Le 19 mars 1891, c’est L’Echo de la Frontière qui s’enthousiasme pour cet endroit « dont l’existence même était ignorée de la plupart des Valenciennois » venus visiter les lieux à l’invitation de la Section des Beaux-arts de la Société d’agriculture :

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Moins d’un an plus tard, Le Courrier du Nord n’en est plus aux souhaits ni aux vœux, mais à la description des travaux de démolition :


Le Courrier du Nord, 29 janvier 1892
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

La “solide construction“ deviendra même bien encombrante pour ceux qui voudront acquérir les terrains rendus libres par le démantèlement :

 

L'Echo de la Frontière, 13 février 1894
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Dans sa 9série, à l’époque où Valenciennes faisait l’objet de projets d’agrandissement et non de démantèlement, Edouard Mariage s’est pris à rêver. Il a dessiné un plan (qui restera imaginaire) où l’ancien hôpital de siège est « converti en docks », au milieu d’un jardin et près d’un port fluvial. 

 

(Atlas valenciennois, 9e série - Bibliothèque municipale de Valenciennes)

On sait ce qu’il advint de cette idée, Edouard Mariage lui-même le souligne dans sa 12série : « Il n’y a plus aujourd’hui d’Hôpital de siège : l’un de nos boulevards passe sur l’emplacement qu’il occupait. » Il s’agit du boulevard Saly, que la rue de l'Hôpital de Siège relie aujourd'hui au Faubourg Sainte-Catherine.

 



[1] Ce calque fut distribué lors des Journées du Patrimoine de 2018.

[2] « Atlas valenciennois » 13esérie, Bibliothèque municipale de Valenciennes (consultable en ligne). La photo est de Jules Delsart.

[3] In « La défense nationale dans le Nord, de 1792 à 1802 », 1890-1893, tome 1, page 520.

[4] « Atlas valenciennois », 12esérie. Bibliothèque municipale de Valenciennes.