mercredi 15 mai 2019

Quel est ce cloître niché en centre ville ?

Place du 8-mai-1945 (photo personnelle)
Chaque fois que je me rends aux Archives municipales de Valenciennes, je passe par la place du 8-mai-1945 ; et chaque fois que je passe par cette place, je suis intriguée par une cour, de nos jours transformée en parking, fermée par une grille et bordée d’une série d’arcades qui lui donne l’air d’un demi-cloître. Il y a quelque temps, par-dessus le marché, on a posé sur le mur extérieur cette plaque : « Résidence Le Carmel ». Se serait-il trouvé un carmel ici, en plein centre ville ?


L’histoire des carmes et des carmélites, à Valenciennes, n’a rien d’un long fleuve tranquille, comme disent les cinéphiles. Ce fut l’un des premiers ordres religieux autorisé à s’installer dans la cité, comme l’atteste le « Livre du Prevôt & Eschevins de la Ville de Vallenchiennes ». On y lit qu’en mars 1235, un certain Pierre de Corbie et un autre frère du tout nouvel ordre de Notre-Dame du Carmel, ont fait valoir auprès du Magistrat l’autorisation qu’ils avaient reçue de la Comtesse Jeanne de Flandres et de Hainaut « de demeurer et faire un Monastere & Eglise à Valenciennes », sur un « lieu & maison » situés dans le quartier de la Tannerie, à eux donnés par Joachim Tuëpain, bourgeois de la ville.[1] Ce quartier de la Tannerie est aujourd’hui celui de l’Hôpital Général. Mais en 1290 un incendie détruit le couvent, et les carmes se réinstallent dans la rue Tournisienne (actuelle rue de Lille), dans un quartier éminemment militaire où on les trouve toujours sur un plan de la ville daté de 1767.

(document personnel)
On trouve sur ce plan de 1767 deux autres couvents de l’ordre : celui des carmélites, dont je vais reparler dans un instant, et celui des carmes déchaussés. En effet, les « premiers carmes », si j’ose ainsi les appeler, avaient fini par suivre la règle de Saint Simon, inspirée de celle des franciscains. Ce faisant, ils s’étaient éloignés de la règle fondatrice de leur ordre, rédigée en 1209 par Albert, patriarche de Jérusalem, règle d’une grande sévérité : ascétisme, pauvreté, solitude, prière… Un courant réformateur est alors né en Espagne au XVIesiècle, porté par Thérèse d’Avila et Jean de La Croix qui sont revenus à la règle d’origine. Ce courant a donné naissance aux carmes déchaussés, ainsi nommés parce que, en signe de pauvreté, ils ne portaient pas de chaussures.
A Valenciennes, les carmes déchaussés ont aussi leur couvent, situé en 1767 derrière l’actuelle Sous-Préfecture, à deux pas de l’église Notre-Dame la Grande, au sud de la ville.

(document personnel)
Quant aux carmélites, qui sont au XVIIsiècle au nombre d’une vingtaine[2], elles ont aussi leur propre couvent, au voisinage de l’église Saint-Géry de l’époque (aujourd’hui square Froissart), tout contre l’hôtel particulier du puissant marquis de Cernay. Les voici sur le plan de 1767 :

(document personnel)
Elles n’ont pas toujours été aussi bien logées. Les premières carmélites sont arrivées à Valenciennes en 1618, sur l’insistance des souverains d’Espagne Albert et Isabelle (qui sont aussi archiducs d’Autriche et comptent alors notre ville dans leurs territoires). Quatre premières sœurs, ainsi que leur prieure espagnole, arrivent de Tournai et s’installent rue Cambrésienne (rue de Famars) puis rue d’Enghien (rue des Capucins) avant de rejoindre leur vaste demeure en septembre 1625. L’une des toutes premières sœurs fondatrices du premier carmel était d’ailleurs valenciennoise : elle s’appelait Anne de Maulde, en religion Anne Alberte de Saint Joseph.
A la Révolution française, les ordres religieux ont été interdits, les communautés ont été dispersées, les couvents et les églises ont été rayés de la carte. Les carmes et les carmélites n’ont pas fait exception.

Les sœurs ne reviendront à Valenciennes qu’après la première guerre mondiale. En 1919, l’archevêque de Cambrai se désole de l’état de son diocèse, où tout est à reconstruire. Il s’adresse aux carmélites de Paray-le-Monial qui, de leur côté, sont prêtes à « essaimer » à Paris, en Haute-Savoie et à Cambrai. L’archevêque préfèrerait Valenciennes : « A Valenciennes, argumente-t-il dans un courrier du 4 juin 1919[3], il n’y a pas de cloîtrées. Il y avait là un Carmel avant la Révolution. Le milieu est trois fois plus important que Cambrai et donnera des vocations de meilleur aloi. ». Mais la supérieure de Paray-le-Monial n’obtient pas l’accord de son propre évêque, celui du diocèse d’Autun dont elle dépend. Les choses vont traîner jusqu’au 16 septembre 1924, date à laquelle douze carmélites sont enfin autorisées à quitter leur couvent pour fonder celui de Valenciennes.
Quelques-unes des soeurs "fondatrices" de 1924
(document du Carmel de St-Saulve, publié avec son autorisation)

Elles s’installent au 29 de la rue Capron dans un bâtiment qui traverse le pâté de maison et donne – ou plutôt ne donne pas, car à l’époque le mur était plein – sur la place, par derrière. Selon André Gauvin[4], et pour la petite histoire, leur immeuble était construit à l’emplacement d’une maison que fit bâtir et où vécut Simon Le Boucq, le grand historien de Valenciennes (1591-1657). Etroite et tout en longueur, la bâtisse de 1924 offre peu d’espace et peu d’air à la vie en communauté. L’une des sœurs qui a connu cette installation parle encore aujourd’hui de l’eau qui gelait durant la nuit… Et ce qui ne devait être que provisoire dura finalement vingt-cinq ans ! 

Les quelques photographies du carmel « en activité » qui nous sont parvenues montrent que, pour ce qui concerne les murs extérieurs, les lieux sont restés en l’état.
"Marie-Louise le jour de sa prise d'habit, en religion Soeur Madeleine de Jésus, au Carmel de Valenciennes"
(photo de la Bibliothèque municipale de Valenciennes)
Le même "couloir" aujourd'hui
(photo personnelle)

La façade de la rue Capron au temps du Carmel
(document du Carmel de St-Saulve, publié avec son autorisation)
La même façade aujourd'hui
(photo personnelle)
Et si aujourd’hui la lumière entre plus largement dans le bâtiment qu’au siècle dernier, je trouve qu’il fallait avoir la foi chevillée au corps pour accepter une vie cloîtrée dans un immeuble à l'apparence aussi lugubre !

Quelle est-elle, cette vie ? Sœur Marie-Gabrielle, carmélite à Saint-Saulve, qui me reçoit un matin d’avril 2019, me raconte son quotidien : 6 heures du matin, prière silencieuse à la chapelle durant une heure ; puis office des Laudes (qui célèbre le lever du jour) suivi de l’office des Lectures ; de 8h45 à 11h45, les sœurs travaillent (elles pratiquent à Saint-Saulve le tricot à la machine) jusqu’à l’office de Sexte (qui célèbre la sixième heure du jour). De 13h30 à 16h30, nouveau temps de travail, suivi d’une heure de prière silencieuse ; puis vient l’office des Vêpres (qui célèbre la fin du jour) et la messe quotidienne. Le soir, les sœurs partagent un temps d’échange, avant de rejoindre la chapelle à 21h pour l’office de Complies (qui célèbre la « complétude » de la journée). Il s’agit bien, résume Sœur Marie-Gabrielle, d’une vie de silence, de solitude et de prière pour le monde.

Qu’importe alors le confort du couvent ? Quand même pas. Et en mai 1947, les carmélites peuvent acquérir une maison de maître à Saint-Saulve, qu’elles agrandissent d’une aile supplémentaire pour abriter leurs cellules. Les lieux sont plus spacieux, plus propices à la vie contemplative. Elles y emménagent en avril 1949, il y a soixante-dix ans.

Le Carmel de Saint-Saulve, rue Henri-Barbusse
(photo personnelle)
Dans les années soixante, l’artiste hongrois Pierre Szekely, aidé de l’architecte valenciennois Claude Guislain, créera pour les carmélites une « chapelle-sculpture », magnifique œuvre d’art posée dans leur jardin qui attire autant les amateurs d’art contemporain que les catholiques pratiquants. 

La chapelle des Carmélites, à Saint-Saulve
(photo personnelle)
Aujourd’hui les carmélites de Saint-Saulve sont au nombre de onze, deux d’entre elles vivant en maison de retraite. Elles disposent d’une petite boutique, où elles vendent leurs travaux et des objets provenant d’autres monastères. Leur prieure, élue par les sœurs, est Sœur Thérèse Marie, tout à droite sur cette photo prise à l’issue d’un petit concert donné dans la chapelle en mai 2019.

La communauté de Saint-Saulve, mai 2019
(photo personnelle)
Quant à la « Résidence Le Carmel », entre la rue Capron et la place du 8-mai-1945, elle abrite de nos jours le cabinet d’une chirurgien-dentiste, le genre d’endroit où l’on se rend en récitant des prières pour ne pas vivre l’enfer de la roulette !

Je remercie les sœurs de Saint-Saulve de m’avoir autorisée à utiliser les deux photos issues de leur collection.

A noter : sur le site « carmeldesaintsaulve.fr », vous trouverez toute l’histoire de l’ordre de Notre-Dame du Carmel, l’histoire des carmélites de Valenciennes, et de nombreuses photos de la chapelle de Székely.

13 novembre 2019 : j'ajoute une information que je viens de découvrir grâce à Marie-Christine Joassart. La supérieure du carmel de Paray-le-Monial, soeur Marie de Jésus, qui a envoyé les douze soeurs à Valenciennes en 1924, s'appelait dans le civil Alessandra di Rudini, et était une ancienne maîtresse du poète Gabriele d'Annunzio.



[1] Cité in « Apologie pour l’antiquité des Religieux Carmes » par Grégoire de S. Martin, 1685.
[2] Elles sont comptées dans les « dénombrements » successifs : en 1686, 17 sœurs, 3 converses et 2 servantes ; en 1693, 1 supérieure, 19 religieuses et 2 servantes ; en 1700, 1 supérieure, 17 religieuses et 2 servantes.
[3] Voir le site internet du carmel de Saint-Saulve
[4] Petite histoire des rues de Valenciennes, 2eédition, 1990.