mercredi 16 août 2023

Qui est ce bâtisseur de "châteaux" Art Déco ?

 Les amateurs d’architecture insolite connaissent tous, à Valenciennes, l’existence de cette villa “gréco-romaine“, située (de nos jours) entre tramway et supermarché, et que les spécialistes – notamment le Comité de sauvegarde du patrimoine valenciennois – appellent “Villa Pompéion“.

La "Villa Pompéion" (photo Philippe Anglade)

Ces mêmes amateurs racontent qu’elle est l’œuvre d’un architecte nommé Maxime Audhoin, qui l’aurait dessinée pour la présenter à l’Exposition internationale des Arts Décoratifs et Industriels de Paris en 1925. Elle aurait beaucoup plu à un couple de Valenciennois qui, donc, l’aurait fait construire rue Louise d’Epinay.
 
(photo Google Streets)

Sauf que cette information est invérifiable. Par exemple, Maxime Audhoin ne figure pas, malgré la beauté indiscutable de la maison, parmi les très nombreux lauréats ayant reçu un prix – même tout petit – lors de cette Exposition de 1925. Et on ne peut pas non plus entrer dans la propriété (privée) pour vérifier si l’architecte a signé et daté le bâtiment, comme il l’a fait pour d’autres constructions toujours présentes dans nos rues.

Ces autres constructions, j’en ai trouvé trois, bien avérées celles-là.
 
La première, boulevard Watteau. En 1931, il dessine une grande maison d’habitation pour Monsieur Marcel Belotte (qui est dit vice-président de l’Union Sportive Valenciennes-Anzin en 1937).
 
55 boulevard Watteau à Valenciennes (photo personnelle)

Les archives de la Cité de l’Architecture à Paris ont conservé les plans originaux, où l’on découvre une sorte de “Villa Cavrois“ (j’y vais fort, disons : un petit château) où chaque pièce est pensée pour le confort et l’agrément du propriétaire – sans oublier de quoi épater les visiteurs. 

Je vous fais visiter :

 

Mes dessins à partir des plans originaux : à gauche le Rez-de-chaussée, à droite le 1er étage.

Au rez-de-chaussée vous pénétrez dans la maison par un “Péristyle“ donnant directement sur le boulevard et ouvrant sur le “Vestibule“ ; au fond, dans l’axe, une fontaine lumineuse trône au pied du “Grand escalier“ qui mène à l’appartement. Au pied de cet escalier, une porte permet à la bonne d’accéder à ses quartiers ; sinon, l’entrée des domestiques se fait par le jardinet : passant sous un “Porche“, ils accèdent à l’office, à la cuisine, à la laverie, et à un escalier séparé qui mène à l’étage. Au fond du bâtiment enfin, se trouve le garage – semble-t-il pour deux voitures – flanqué d’un atelier, de mécanique je présume.

A l’étage le grand escalier débouche sur une “Galerie“ qui s’ouvre largement sur un immense “Studio“, très lumineux avec sa grande fenêtre. C’est un studio de photographe, je présume, puisqu’un cabinet tout proche est estampillé “Laboratoire photo“. Du côté du jardinet, un grand “Bureau fumoir“ n’est séparé des chambres que par l’escalier de service. Les plafonds sont lumineux et l’architecte a dessiné jusqu’aux jardinières des fenêtres.
Je n’ai pas trouvé le plan légendé du second étage. Mais à moins de prendre ses repas dans le bureau fumoir – le monte-plats est tout à côté – il manque à mes yeux une pièce essentielle dans cette maison…

Mais qu’importe mon point de vue, c’est celui de Marcel Belotte, le client, qui compte. Et celui-ci trouve les belles idées de Maxime Audhoin beaucoup trop chères ! Les archives de la Cité de l’Architecture ont conservé les courriers échangés entre l’entrepreneur (Bantégnies Frères à Valenciennes), l’architecte d’exécution (Bergeaud à Lille) et le spécialiste du béton armé (maison Hennebique à Paris), chacun enjoignant l’autre de baisser ses prix. Maxime Audhoin lui-même revoit ses plans, enlève des fioritures, réduit le nombre d’arrondis, simplifie des accès – mais garde la fontaine lumineuse !
Aujourd’hui le rez-de-chaussée est occupé par une compagnie d’assurances et sa façade ne ressemble plus du tout au dessin de Maxime Audhoin. Le jardinet a disparu, une grande allée mène désormais à un parking en sous-sol. Mais le reste est intact : la silhouette générale de la maison, le fronton décoratif, les colonnes couvertes de céramiques, les fleurs en bas-relief dans le béton.
 

Céramiques, bas-reliefs, voici pourquoi on appelait ce style Art Déco
(photos personnelles)

La décoration des murs, c’est aussi ce qui frappe dans le deuxième bâtiment signé Maxime Audhoin et toujours présent à Valenciennes. C’est un grand immeuble de cinq étages, situé avenue du Sénateur Girard. Il n’est plus photographiable, entièrement caché par les arbres et leur épais feuillage. Par chance, un contributeur du site « pss-archi.eu » a pu profiter un jour d’une opération d’élagage :

(Photo prise en 2020 par "Nekobasu" pour pss-archi.eu)

Vu de loin on se demande ce qu’il a d’Art Déco, mais vu de près on retrouve les fleurs en bas-relief dans le béton armé, et les parements non plus en mosaïques mais en briquettes. Sans oublier, bien sûr, la signature de l’architecte, qui date la construction de 1933.



31 avenue du Sénateur Girard (photo personnelle)

(photo personnelle)

La même signature apparaît encore (un peu effacée) sur le troisième immeuble toujours présent à Valenciennes, tout voisin de la Chambre de Commerce, à l’angle de l’avenue du Sénateur Girard et du boulevard Beauneveu. 


1 boulevard Beauneveu (photo personnelle)

Aucun bas-relief, aucune mosaïque, mais le style reste indéniablement Art Déco. Et il faut souligner la délicatesse de la ferronnerie sur la double porte à gauche :
 

Cette maison du boulevard Beauneveu est construite sur le “bras de décharge“ du canal de l’Escaut, c’est-à-dire sur l’ancien tracé du fleuve qui passe en ville, désormais sous le boulevard Froissart. Avant de commencer les travaux, Maxime Audhoin en demande l’autorisation, en octobre 1933, à la municipalité. Cela nous vaut – conservé par les Archives municipales – un échange de courriers entre les différentes administrations concernées (ville, voirie, voies navigables, ponts et chaussées), pour arriver six mois plus tard à la conclusion que le fleuve appartient à l’Etat, non à la ville, et qu’en respectant quelques règles tout propriétaire peut bâtir ce qu’il veut.
Cela nous vaut aussi de posséder un exemplaire de la signature manuscrite de l’architecte :
 
(Archives municipales de Valenciennes)

Voici donc apparaître l’homme derrière les maisons. Qui était-il ? J’ai mené ma petite enquête, et j’ai découvert un personnage extrêmement actif.

Il est né le 14 décembre 1883 à Saint-Amand-de-Boixe en Charente. Il n’a pas vingt ans, en 1902, quand il s’engage dans l’armée pour quatre ans, au 2régiment de Hussards à Senlis.
 
"Senlis - Quartier Ordener - 2e Hussards" 
(image extraite du site chtimiste.com)

"Hussards à cheval, début 1900"
(image extraite du site e-Bay.com)

Ses papiers militaires nous apprennent qu’il a les cheveux châtains, les yeux gris bleu, et qu’il mesure 1,74 m.
Il est nommé brigadier en 1903, puis brigadier-fourrier (chargé des écuries), puis maréchal-des-logis en 1904. La compagnie des chevaux ne va pas lui être de tout repos, car il va subir deux accidents durant cette période : en décembre 1904, sa jument se cabre, s’affale à terre, et « en se relevant elle envoya à ce sous-officier (Audhoin) un coup de pied en pleine figure qui lui brisa 3 dents. En outre il eut dans sa chute l’épaule droite démise
[1]. » En janvier 1905, à nouveau, le cheval dont il s’occupe « lance une violente ruade dans la direction du Mal des Logis Audhoin qui fut atteint de plaie contuse de la jambe droite[2]. » Il gardera une claudication suite à cette fracture.
Libéré en 1906, il sera rappelé lors de la mobilisation générale de 1914 et servira durant toute la guerre, jusqu’en 1919. Il fait partie du 19escadron du Train, basé à Paris, et s’occupe donc de ravitaillement. 
 
"Quartier du 19e Escadron du Train des Equipages Militaires.  Corps de Garde. Bâtiment B."
(image extraite du site amtcollections.fr)

Ce képi rouge vif du 19e ETEM date de 1909
(image extraite du site lefantassin.fr)

Dès 1914 il est nommé adjudant. En 1917 il connaît son troisième accident de cheval : sur un pavé rendu glissant par la pluie, sa monture « s’abattit entrainant dans sa chute l’adjudant qui fut atteint de contusions et entorse de l’épaule et du coude gauches.[3] » Enfin, il est « mis en congé de démobilisation illimitée » le 16 mars 1919.
 
Avant la guerre il a commencé son métier d’architecte dans la commune de L’Aigle, dans l’Orne. On le trouve cité dans le recensement de 1911 avec cette profession. C’est probablement à cette époque qu’il a travaillé pour les “Tréfileries et Laminoirs du Havre“ à Rugles, commune située dans l’Eure mais toute voisine de L’Aigle.
 
"Tréfileries & Laminoirs du Havre - Usine de Rugles - Groupe de W.-C. en Ciment armé avec fosse septique automatique. Maxime Audhoin, Architecte"
(image extraite du site alamyimages.fr)

C’est aussi à cette époque qu’il fait la connaissance de Louise Emélie Leclerc, qu’il épousera à Paris en 1914, juste à la veille de la guerre. Elle est née à L’Aigle le 17 juillet 1890. Sur le recensement de 1911, elle vit chez ses parents avec sa fille, Réjane Leclerc, née en 1909 ; après le mariage de sa mère, cette petite fille sera toujours appelée Marthe Audhoin…
En 1917 naît une deuxième fille, Jacqueline, à Suresnes, où la famille est domiciliée ; elle l’est toujours en 1919. Une question se pose alors, car l’histoire du “château de Famars“, près de Valenciennes, construit par un certain Henri Harpignies qui n’est pas le peintre, mentionne l’intervention de notre architecte. Par exemple, le site hainautpedia.vallibre.fr déclare : « En 1918, Henri Harpignies, sous la direction de l’architecte Maxime Audhoin, va commencer l’édification du château actuel. » Or, en 1918, Audhoin était sous les drapeaux et habitait Suresnes…
Ce n’est qu’en 1923 qu’un document un peu officiel indique que Maxime Audhoin est « architecte à Valenciennes » : il s’agit des résultats d’un concours organisé par l’Office municipal d’Habitations à bon marché, pour lequel une prime spéciale est attribuée à « Maxime Audhoin et Maurice Ricq, architectes à Valenciennes », eu égard à « la valeur exceptionnelle » de leur projet – et bien qu’ils n’aient pas gagné le premier prix
[4].
A partir de 1926, la famille Audhoin sera installée au 2bis rue du Rempart, dans le “nouveau quartier“ de la gare de Valenciennes. Une troisième fille y naîtra en 1928, Claudine.
 
Recensement de Valenciennes, 1931, rue du Rempart
(Archives départementales du Nord)

Entête de lettre, 1933
(Archives municipales de Valenciennes)

Ce quartier de la gare, Maxime Audhoin va s’y investir totalement. Nul doute que cet homme-là aimait la fête, car il se porte organisateur de nombreuses animations pour les habitants. Les festivités pouvaient durer trois jours, comme en 1929 où elles ont lieu les 20, 21 et 22 juillet. C’est toute une époque qui revit lorsqu’on lit le programme de ces journées, avec les démonstrations de gymnastique, les concours de jeu de boule, les courses de garçons de café, les concours de beauté, les jeux de dames vivants, les lancers de ballons surprises, et les concerts et les bals en veux-tu en voilà… En 1928 il est nommé président du Comité du quartier, et à ce titre se trouve au premier rang des officiels lorsqu’ont lieu des festivités. J’espérais trouver son portrait dans la presse, en vain ; je ne peux proposer que des hypothèses par recoupement (c’est le chapeau qui a retenu mon attention sur ces deux photos trouvées dans la presse ancienne, à la Bibliothèque municipale de Valenciennes) :
 


Les concours de beauté et les bals « par haut-parleurs » ne sont pas les seules occupations de Maxime Audhoin. L’homme est également féru de courses de vélo. Dès 1896 (il a 13 ans), il participe à un “concours de coloriage“ dont le grand prix est une bicyclette “New York“… qu’il ne gagne pas[5]. Le 30 avril 1901 (à 18 ans), il se voit accorder sa licence vélo par la Commission d’amateurisme. Mais tout cela c’est avant ses accidents de cheval. Désormais, il fait du vélo via les clubs, notamment l’Avenir Cycliste Valenciennois, club de cyclistes amateurs sur lequel je n’ai pas trouvé beaucoup d’informations, sinon que son siège se trouvait au Café de la Rotonde, place Cardon. « Le Guetteur » écrit même, le 4 juin 1927 : « Cette Société n’a plus besoin d’être présentée aux lecteurs ; elle est déjà trop connue dans la région pour que l’on ignore ses succès dans chaque course qu’elle organise. » Dommage pour les lecteurs du siècle suivant ! Reste que l’A.C.V. est un club très actif, qui en effet organise des courses à tire-larigot, notamment à chaque fête patronale en ville, ou entre Valenciennes et les villes alentours. Le club organise aussi des “premiers pas cyclistes“ (pour les athlètes qui n’ont encore jamais concouru) ainsi que le renommé “Grand Prix de l’Escaut“. Maxime Audhoin est cité président en 1933, 1934 et 1935. En 1935, il fait participer l’un de ses coureurs à une pré-sélection en vue des Jeux Olympiques de 1936 à Berlin, lequel remporte la course !

("Le Grand Echo du Nord" du 12 octobre 1935)

Au-delà de son quartier, Maxime Audhoin s'est aussi engagé pour la ville. Son père et son grand-père furent maires de leur commune respective, en leur temps. C’est peut-être ce qui a poussé notre architecte (déjà conseiller municipal à Suresnes) à se présenter aux élections municipales valenciennoises de 1935. Il était en deuxième position sur une liste menée par un dissident exclu de la Fédération républicaine, Gérard Fourès.

(Archives municipales de Valenciennes)

Les Archives municipales de Valenciennes ont gardé les documents électoraux de ces candidats de la Liste d’Action Républicaine et Sociale, qui veulent protéger « la petite bourgeoisie et le monde du travail ». Leur programme compte des promesses que j’imagine signées de Maxime Audhoin : « Nous établirons un programme de fêtes et concerts dans la ville dans le but d’amener les étrangers pour le plus grand bien du commerce local » ; « mise en chantier immédiat du percement de l’Avenue de Lille » ; « création d’un bureau de poste auxiliaire dans le quartier de la Gare » ; « prolongement de la rue Tholozé » ; « nous laisserons aux propriétaires de terrains la liberté de construire suivant leurs goûts et leurs moyens en se conformant aux règlements en vigueur d’hygiène et de voirie. Nous abrogerons la Convention Municipale du 20 juin 1927 relative aux constructions à édifier sur le Boulevard Beauneveu.[6] »

Rien de cela ne séduira les Valenciennois. Sur plus de 9.000 suffrages exprimés, Maxime Audhoin ne récoltera que 637 voix (et Gérard Fourès 712). C’est le maire sortant, Léon Millot, qui sera réélu.
 
Maxime Audhoin quittera notre ville comme il y est arrivé : sans crier gare. On le retrouve après la seconde guerre mondiale parmi les architectes qui vont participer à la reconstruction d’Athis-Mons et de Juvisy, dans l’Essonne. Il est cité une dernière fois à Etampes, toujours dans l’Essonne, où il faut reconstruire le Casino : « Des plans sont présentés en mai 1950 et à nouveau en mars 1951, mais l’idée initiale d’un cinéma est abandonnée au profit d’un dancing-restaurant avec brasserie. Maxime Audhoin en est l’architecte.[7] »
Il approche là les 70 ans. Je perds sa trace et son ombre s’efface – personne ne sait même ni où ni quand il est décédé. Il nous reste ses maisons, ses “petits châteaux“, plus pérennes qu’une course de vélo, qu’une élection de reine de beauté, ou qu’une décision d’adjoint municipal. Sa marque en ville.



[1] Archives de la mairie de Paris – Registres matricules du recrutement (1887-1921)
[2] Idem.
[3] Idem.
[4] Information parue in « L’Architecture usuelle », 1923.
[5] « Le Journal » du 30 avril 1896.
[6] Archives municipales de Valenciennes.
[7] « Le cinéma miroir de la société étampoise » par Clément Wingler, Bulletin de la SHAEH, 2003, consultable sur le site http://www.corpusetampois.com/che-21-wingler2003cinema.html