samedi 15 septembre 2018

Quelle est cette voix qui nous fit entrer en République ?

Le 30 janvier 1875, l’amendement Wallon est mis aux votes à l’Assemblée nationale réunie à Versailles. Déposé par le député Henri Wallon, cet amendement déclare : « le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible. »Le texte doit s’insérer après l’article premier du projet de loi constitutionnelle sur l’organisation des pouvoirs publics. Il est fondateur de notre régime politique. Ce 30 janvier 1875, l’amendement est adopté par 353 voix contre 352 : le mot « République » entre dans la constitution – et Wallon dans l’histoire.

Henri Wallon père de la République.
Caricature d'André Gill parue dans "L'Eclipse" du 6 mars 1875.
(image extraite du site henriwallon.com)
Henri Wallon est né en 1812 à Valenciennes, dans une famille issue de la petite bourgeoisie. C’est un écolier brillant, qui poursuit ses études à Douai puis à Paris. Il développe très tôt un goût pour l’histoire, qu’il enseigne dès 1837 à l’Ecole normale supérieure et à la Sorbonne, et qui fait de lui un écrivain prolixe et respecté et lui ouvre les portes de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1850. Sa « Vie de Jeanne d’Arc » a connu d’innombrables rééditions ; son « Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité » le fait remarquer par Victor Schoelcher, grâce à qui il devient secrétaire de la commission pour l’abolition de l’esclavage. C’est ainsi qu’il entre en politique, élu député en 1849 – mais il démissionne dès 1850 pour protester contre une nouvelle loi qui, à son sens, restreint le suffrage universel. Il y revient vingt ans plus tard, en 1871, élu dans le département du Nord sur une liste de Centre droit.

Le Second Empire a pris fin en 1870, et « en attendant » la république a été proclamée. Un gouvernement est établi, mais il n’est que provisoire. Après la Commune, après la guerre contre la Prusse, la France traverse une vraie instabilité politique : république ou monarchie ? monarchie ou république ? Les lois constitutionnelles du pays ont besoin d’une révision en profondeur. Henri Wallon est républicain, à condition que cette république soit celle de l’ordre et non celle de la révolution. L’Assemblée, elle, est majoritairement monarchiste : moitié légitimistes, moitié orléanistes, ces députés ont été élus pour leur position pacifiste – les Français, après la défaite de 1871, veulent la paix.
Le premier chef de l’exécutif est Adolphe Thiers : il était orléaniste, mais devient de plus en plus républicain, alors l’Assemblée finit par le pousser vers la sortie. Le maréchal de Mac-Mahon, monarchiste, lui succède. Si la monarchie doit revenir, il faut trouver un roi. On a le choix entre « l’orléaniste » comte de Paris, et le « légitime » comte de Chambord. C’est ce dernier qui est co-opté, mais il fait tout capoter en refusant le drapeau tricolore. On prolonge alors le mandat de Mac-Mahon de sept ans, par une loi de novembre 1873, et on se résout à tenter d’organiser les institutions d’un régime provisoire… 
Les débats s’ouvrent à l’Assemblée en janvier 1875. Ils sont vifs, l’Assemblée avance à petits pas, l’idée de république fait son chemin. Henri Wallon, lorsqu’il monte à la tribune, insiste : 
« Dans la situation où est la France, il faut que nous sacrifiions nos préférences, nos théories. Nous n'avons pas le choix. Nous trouvons une forme de Gouvernement, il faut la prendre telle qu'elle est ; il faut la faire durer. Je dis que c'est le devoir de tout bon citoyen.
« Mais, dira-t-on, vous proclamez donc la République ?
« Messieurs, je ne proclame rien... (Exclamations et rires à droite) ; je ne proclame rien, je prends ce qui est. (Très bien ! très bien ! sur plusieurs bancs à gauche.) J'appelle les choses par leur nom ; je les prends sous le nom que vous avez accepté, que vous acceptez encore... (Très bien ! à gauche - Rumeurs à droite), et je veux faire que ce Gouvernement qui est, dure tant que vous ne trouverez pas quelque chose de mieux à faire.
« Ma conclusion, poursuit-il, est qu’il faut sortir du provisoire. Si la monarchie est possible et acceptable, proposez-la. Sinon, constituez le gouvernement qui se trouve maintenant établi et qui est le gouvernement de la république.(1)

Henri Wallon à la tribune en 1875
(image extraite du site henriwallon.com)
Une voix de majorité, une seule voix, a mis l’histoire sur de nouveaux rails. Bien sûr, l’avènement de la République est d’abord le fruit d’une lente évolution chez les députés, qui a commencé après le « caprice » du comte de Chambord. Henri Wallon avec son amendement a proposé le texte qu’il fallait pour faire sauter le verrou. Mais cette unique voix qui a fait pencher la balance vers les « pour » ne cesse désormais de faire couler de l’encre.

L’écrivain Pierre Benoit, par exemple, est parti de cette voix d'écart pour bâtir sa courte nouvelle « La surprenante aventure du Baron de Pradeyles », écrite en 1922.

Pierre Benoit, 1886-1962. Elu à l'Académie française en 1931
(image extraite du site nonfiction.fr)
Son pitoyable héros est un député de la Seine-Inférieure, Agénor de Pradeyles. Elu du parti conservateur, ce n’est pas un blanc-bec : il compte quelque trente années de service parlementaire lorsqu’il se prépare à rejoindre l’Assemblée à Versailles, le 30 janvier 1875, pour prendre la parole à la tribune sur un sujet sans aucun rapport avec la république. Il se rend à la gare Saint-Lazare et, en attendant le train pour Versailles, s’assied dans un coin à part, au calme, pour peaufiner son intervention. C’est alors qu’il est fasciné, littéralement, par une femme qui vient s’asseoir face à lui. Il est hypnotisé. Lorsqu’elle se lève et quitte la gare, il la suit, c’est plus fort que lui ! Et le voilà embarqué dans une traversée des rues de Paris sous la pluie, dans le vent, jusqu’à une maison louche où l’accueillent des demoiselles de petite vertu. Le malheureux reprend alors ses esprits et quitte les lieux affolé, laissant sur place son manteau mais pas son précieux discours. Il retourne à la gare au pas de course, monte dans le premier train pour Versailles, mais quand il arrive : catastrophe, la république a été votée. « Profitant de mon absence, d’une absence obtenue vous savez maintenant par quels moyens infâmes, les partis de gauche, en rang serré, avaient donné l’assaut. Un des leurs, M. Wallon, était monté à la tribune, avait déposé son amendement funeste… Ah ! tout avait été calculé de main de maître. » Le pauvre baron, renié par ses amis, bafoué par ses ennemis, perd son siège aux élections suivantes. Mais il ne lâche pas prise, « comptant que le jour n’est plus loin où sera consommée la ruine d’un régime qui n’a pas craint, pour assurer son triomphe passager, de recourir au proxénétisme. » L’imagination de Pierre Benoît a ainsi trouvé une explication comique à l’absence d’un seul député qui a fait basculer le destin de la France.

Pour revenir à l’histoire réelle, les chercheurs qui se sont intéressés de près à ce vote historique n’ont pas manqué de recenser les voix « pour » et les voix « contre ». Pour constater qu’une petite minorité d’élus orléanistes (exactement 27) se sont détachés de leur famille politique et ont voté avec le camp républicain en faveur des lois constitutionnelles. Parmi eux, un certain Adrien Léon, nommé député de la Gironde en 1871. Etant le dernier à voter, il est présenté comme celui qui a glissé le bulletin décisif ce 30 janvier 1875. 

Adrien Léon, 1827-1894
(Archives municipales de Bordeaux)
Adrien Léon est juif, né à Bordeaux en 1827, fils du propriétaire d’une importante maison de commerce fondée au 18siècle par son arrière-grand-père. Saint-Cyrien, il quitte l’armée en 1852 pour travailler dans le négoce familial. Il reprend du service en 1870, nommé officier supérieur à l’armée de Bretagne. Elu à l’Assemblée en 1871 en tant qu’orléaniste, il vote, donc, pour la République. Il obtiendra le 11 juin 1875 l’addition des grands rabbins aux personnalités éligibles au Sénat, au même titre que les archevêques. Lui-même échouera aux élections sénatoriales dans la Gironde en 1876. Il s’est retiré de toute vie politique en 1886, au moment de l’exil des princes d’Orléans. Il est mort à Bénac, près de Bayonne, en 1894.
Pourquoi le monarchiste Adrien Léon a-t-il rejoint le groupe des 27 et donné sa voix à la République en 1875 ? On ne peut qu’émettre des hypothèses. Ces monarchistes ont peut-être été séduits par l’idée d’un Président de la République rééligible indéfiniment, comme un roi sans hérédité. Ils ont peut-être voulu éviter que la République, désormais inéluctable, se fasse sans eux. Dans un livre intitulé « Des Français israélites, une saga familiale du 18eau 21esiècle », Adrien Cipel, descendant d’Adrien Léon, propose une hypothèse personnelle : il pourrait avoir voté pour la République parce qu’il était juif. Il est possible qu’Adrien ait pu choisir de voter pour la République afin d’éviter qu’un autre régime puisse un jour réunir les conditions de la restauration d’une « religion d’Etat » en France, écrit-il. Il rappelle comment son ancêtre a bataillé, en octobre 1873, au moment de la tentative de restauration monarchique, pour préserver les libertés civiles et religieuses, en s’efforçant d’imposer leur maintien au sein même des textes qui auraient dû ouvrir la voie au retour d’un roi catholique en la personne du comte de Chambord. On peut penser, poursuit Adrien Cipel, que ses combats passés ont pu peser dans l’esprit d’Adrien Léon au moment du vote du 30 janvier 1875, l’amenant à considérer la République comme le régime le plus à même d’assurer à l’avenir le respect des minorités religieuses, y compris et surtout pour les juifs (2). Mais ce ne sont que des hypothèses, admet-il.

Reste que, par ce vote, 353 voix contre 352, le mot « République » est entré pour la première fois dans la loi constitutionnelle française. Reste que s’en est suivie l’adoption, à une large majorité désormais, des lois constitutionnelles de la IIIe République, sur la rédaction desquelles Henri Wallon a travaillé avec acharnement. Reste que cette constitution a duré 65 ans, jusqu’à la débâcle de 1940 et l’avènement de l’Etat français. Oui, reste que cette voix unique a changé le cours de l’Histoire.



[1] Citations extraites du procès-verbal de la séance. Voir le site assemblee-nationale.fr
[2] Op. cit., page 133.