vendredi 3 avril 2020

Quels sont ces croqueteurs, ces retordeurs, ces fourbisseurs ?

Dans les offres d’emploi, de nos jours, on trouve souvent des dénominations incompréhensibles : communiquant corporate, data scientist, brand content manager, développeur Java… C’est quoi ces jobs ? Ma foi, quand on se plonge dans les métiers d’autrefois, tels qu’on les déchiffre par exemple dans les « dénombrements de population » de la fin du XVIIe siècle à Valenciennes, on constate là aussi que leur nom, bien souvent, ne nous évoque plus rien. Je me suis frottée à l’exercice [1], et j’ai dû ici et là me contenter d’hypothèses.

Ainsi les affutiers. Quelle était leur activité ? On penserait volontiers à ces artisans qui aiguisent – ou affutent – les couteaux et autres lames tranchantes. Mais le doute surgit lorsqu’on creuse la question. Voici, en patois de la vallée d’Yères (Seine Maritime), l’affûtier qui est un braconnier qui chasse à l’affût, avec cette variante : « un bel affutier, un propre à rien » [2]. Charmant. Et je doute qu’un braconnier annonce officiellement son activité au « dénombreur » de 1686. J’ai également repéré un « Manuel des étrangers à Amsterdam », rédigé en 1838, dont l’auteur visite un chantier de la marine et s’extasie : « Plus loin ce sont les ferblantiers, les fourbisseurs, les mâtiers, les affutiers, les plombiers et tant d’autres braves artisans, que vous voyez tous en activité… » [3] Il semble qu’on revienne là au travail du métal, sans autre explication.
Et les fourbisseurs, alors ? On en trouve à Valenciennes en 1686. Le « Manuel de l’armurier, du fourbisseur et de l’arquebusier » [4] explique que ces messieurs s’occupaient de « la monture, la garniture et la vente des épées, des lances, des dagues, des pertuisanes, des haches. » Au moins, c’est clair. Mais je ne vois pas de rapport avec le chantier maritime. Ni avec cette spécialité, également présente à Valenciennes : le fourbisseur de puis. En ancien français, fourbir signifie nettoyer, raccommoder, panser (et « fourbir ses armes » c’était les frotter pour les polir, donc se préparer à combattre) : on peut penser que les puits avaient besoin de temps en temps d’être nettoyés, et qu’il fallait donc appeler le fourbisseur.

S’il faut nettoyer, voici le bourier : c’est celui qui s’occupe des boures, donc qui enlève les ordures.
S’il faut panser, voici le marissal (ils sont plusieurs en ville) : c’est celui qui soigne les chevaux. Pour votre cheval, voyez le gorrelier : il fabrique les colliers des chevaux de trait.

Voici aussi les artisans du bâtiment. Le croqueteur gagne sa vie en « cassant » les blocs de grès (une pierre utilisée dans le soubassement des maisons), tandis que le tireur de blan, lui, extrait des carrières la pierre calcaire à laquelle le tailleur de blan va ensuite donner la forme voulue. Le couvreur d’écailles couvre les toits de bardeaux (des tuiles en bois), et le dabouseur peint les murs à la brosse. Le soyeur de bois n’est pas loin, lui qui scie le bois pour en faire des charpentes, peut-être ?

Parmi les artisans-commerçants, voici le gressier qui vend de l’huile, des chandelles, de la graisse ; voici le manelier, qui fabrique des paniers en osier ; le lasseur, qui fabrique des lacets et des rubans ; l’éplinguié, sans qui nous n’aurions pas d’épingles. Voici encore le salinguier (ou la salenguière), qui raffine le sel ; et le corroyeur, qui apprête les cuirs et les peaux.
Si vous avez soif vous appelez le brouteur de bière, qui vous la livre dans sa brouette. Ou alors, va pour le brandevin, une liqueur préparée à l’alambic par les branduiniers (ou brandeviniers) – mais il faut payer la taxe, et il y a du monde pour surveiller les contrevenants : le garde au brandevin, le commis au brandevin, le contrôleur au brandevin, le fermier au brandevin, n’en jetez plus. D’ailleurs, si on parle impôts il faut parler de la massarderie, qui était la perception avec son greffier, ses valets et ses nombreux massarts. Et si on parle des greffiers il faut parler du scribanier, qui était… un greffier.

D’autres professions sont moins faciles à comprendre. Jean Cans, place Saint-Jean, est citronier. Est-ce à dire qu’il vend des citrons ? Ou son métier a-t-il un rapport avec le cestron, une mesure utilisée pour les liquides et les grains ?
Rue des Tanneurs habite Françoise Bertou, qui est releveuse. Que relève-t-elle, cette dame ? Des mesures, des poids ? Ou est-elle également accoucheuse, accompagnant les mères dans leurs relevailles ?
Plus étonnant encore, voici cinq messieurs, domiciliés entre la place des Wantiers et la rue de la Saulx (Delsaux), dont la profession est notée : rosié. J’imagine qu’ils ne sont pas parfumeurs, ni qu'ils ne cultivent les roses. Je me demande si leur activité peut avoir un rapport avec le travail du roseau, un végétal sans doute abondant dans les marais entourant la ville.
(4 avril 20 : Mon frère René Giard apporte cette précision sur les rosiers : Le dictionnaire rouchi-français de Hécart (1834) nous apprend que le rosier est l'ouvrier qui fabrique les ros, peignes qui servent au tisserand à passer la chaîne d'une étoffe. Les séparations de ces peignes sont effectivement faites d'écorce de roseau.)

J’en arrive aux métiers qui ont fait la richesse de notre cité, et sont complètement oubliés aujourd’hui : ceux qui concernent le travail du lin. Pas seulement le lin, d’ailleurs, car la ville regorge de baracaniers, artisans qui tissent la laine, et compte plusieurs bourachers, qui eux travaillent les étoffes de soie. Mais le lin d’abord !
Dans tous ses quartiers, Valenciennes compte un nombre impressionnant, pour ne pas dire phénoménal, de mulquiniers. « La presque totalité de la population est occupée à ce genre de travail [en 1789] », indique encore le préfet Dieudonné en 1804 [5]. Leur spécialité est de tisser le fil de lin, et uniquement le fil de lin, pour en faire des batistes, des gazes ou des linons – chaque étoffe ayant une « épaisseur » propre. Ces étoffes s’appellent des « toilettes ». Les mulquiniers travaillent dans leur cave, éclairés par une petite fenêtre juste à hauteur de la rue (un soupirail vitré en quelque sorte). Il faut que le local ne reçoive pas le soleil et garde une certaine humidité. Ils utilisent des métiers « battants », qui ne diffèrent de ceux des autres tisserands, constate le préfet Dieudonné, « que parce qu’ils sont un peu plus petits et plus doux dans leurs mouvements, sans quoi le fil ne résisterait pas. » Il décompte en 1789, dans Valenciennes intra muros, 463 métiers battants en activité, dont 389 pour les batistes. Imaginez-vous le bruit qui devait régner en ville ?

Le mulquinier dans son métier, qu'il appelait "outil"
(image extraite de la revue Valentiana, n° 28)
Le mulquinier travaille en lien avec d’autres professionnels du lin. D’abord le retordeur, qui lui fournit son fil. A Valenciennes, l’actuelle place du Neuf-bourg s’appelait autrefois « marché aux fils », « marché aux filets », j’ai même lu sur un vieux plan « marché aux fillettes » ! Les fils sont toujours composés de plusieurs fils de lin « tordus » ensemble, ce qui les rend résistants. Lorsque la pièce de batiste est terminée, elle peut être vendue telle quelle, mais le plus souvent elle part à la blanchisserie. C’est là qu’on lui donne une belle couleur blanche, on la frotte, on la rince, on la fait sécher étendue sur l’herbe d’une prairie. En 1789, indique le préfet Dieudonné, douze blanchisseries occupaient à Valenciennes un millier de personnes.
Les pièces de batiste blanchies passent finalement dans les mains d’un dernier artisan : le plieur de toilettes. La toilette est le nom donné à la pièce tissée. Le rôle du plieur est de permettre aux batistes de voyager sans s’abîmer. Pour les faire entrer dans les ballots, il les plie et les aplatit en frappant dessus à l’aide d’un outil en bois, puis les arrose avec « une gomme dont la composition est un secret, » regrette le préfet Dieudonné. Il les passe sous la presse pour que la toilette pliée n’ait plus « qu’un doigt d’épaisseur ». Entre les plis, il place une petite houppe de soie portant le nom ou la marque du marchand. « Ainsi apprêtées, les toilettes sont rendues aux négociants ».
D’autres artisans utilisaient le beau fil de lin de Valenciennes : les dentellières. Mais ceci est une autre histoire…

Beaucoup d’autres métiers étaient exercés à Valenciennes : boulangé, chair-cuitier, boutonié, portesacq, vitrié, brasseur… toute une vie active entre les murs de la cité. Et là, aucune peine à comprendre leur utilité.


[1] J’ai utilisé la transcription du dénombrement de 1686 réalisée par l’AGFH en 2002.
[2] Glossaire de la Vallée d’Yeres, par Achille Delboulle. Réédition 1969.
[3] Manuel des Etrangers à Amsterdam, par W. J. Olivier, p 286. Edition 1838.
[4] Manuel de l’Armurier, du fourbisseur et de l’arquebusier, par M. A. Paulin-Desormeaux, p 16. Edition 1832.
[5] Statistique du département du Nord, par M. Dieudonné, Préfet. Douai, An 12 (1804).

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