jeudi 26 janvier 2023

Messieurs, peut-on desserrer la ceinture ?

 Ou : Le démantèlement de Valenciennes, chapitre 1 - La longue attente


La loi du 27 mai 1889, publiée au Journal Officiel le 30 mai, aura profondément marqué l'histoire de Valenciennes. Cette loi dit :
"LOI portant classement et déclassement d'ouvrages de défense, tant en France qu'en Algérie.
Le Sénat et la chambre des députés ont adopté, le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit : […] Art. 3. - Seront déclassés, par des décrets spéciaux rendus sur la proposition du ministre de la guerre, et rayés, par suite, du tableau des places de guerre, les places et points fortifiés consignés au tableau C ci-annexé.
Fait à Paris, le 27 mai 1889."

Extrait du "Tableau C" publié au Journal Officiel du 30 mai 1889 (BnF, site Gallica)


A cette date, le président de la République est Sadi Carnot, le ministre de la guerre Charles de Freycinet, le maire de Valenciennes Amédée Bultot.
Cette loi est une révolution pour Valenciennes, qui va pouvoir se débarrasser de ses remparts séculaires ! Une révolution, et une libération ! Et c'est l'aboutissement d'une longue, très longue attente.

En sa qualité de "place de guerre", la ville est entourée d'une ceinture de remparts dont l'édification a commencé avec les premiers comtes de Hainaut. Quand Simon Leboucq dessine en 1650 le tracé du fameux Saint Cordon déployé par la Vierge pour éloigner la peste en l'an 1008, il montre la toute première enceinte autour du "castrum", ainsi que les murs et les premières portes (deuxième enceinte) englobant le "vieux bourg" et le "neuf bourg" de part et d'autre de la Rhônelle.

Histoire ecclésiastique de la ville et comté de Valentienne par Sire Simon Leboucq prévost
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)
((Attention, aucune de mes cartes successives n'est orientée dans le même sens.
Il faut suivre le cours de l'Escaut pour s'y retrouver !))

Une troisième enceinte a été construite au XIIe siècle, toujours plus éloignée du castrum de départ, par le comte Baudouin IV (1121-1171) - celui qu'on a surnommé Baudouin l'Edifieur. Alain Salamagne, dans la revue Valentiana datée de juin 1992 (n° 9, page 56), a reconstitué le tracé de ce mur du Moyen Age.

Dessin d'Alain Salamagne pour son article "La construction des enceintes médiévales : l'exemple de la troisième enceinte de Valenciennes (XIIe siècle)". Valentiana n° 9

Salamagne précise : "A sa mort (de Baudouin IV), elle était réalisée dans son tracé (l'enceinte), la totalité des portes de la ville occupant leur nouvel emplacement." Il ajoute : "Cette nouvelle enceinte fut érigée pour raisons militaires et précéda le processus d'urbanisation."
Baudouin voyait grand, mais pas encore assez ! Urbanisation poussant, une quatrième enceinte sera bâtie au XIVe siècle, et une cinquième, toujours pour agrandir le territoire de la ville, au XVIe siècle.

Valenciennes en 1550 par J. van Deventer
(image extraite du site de Michel Blas : michel.blas.free.fr)

Après son rattachement à la France (1677), la ville va devenir une des places fortifiées par Vauban, dotée d'une citadelle, de bastions, de courtines, de réduits, de demi-lunes, bref, de tout un système défensif résolument militaire.

Valenciennes en 1709, tout hérissée des fortifications de Vauban
(image extraite du site : sites vauban.org)

Ces fortifications, inamovibles, sont assorties de diverses contraintes de "no man's land", toujours en vigueur deux siècles plus tard comme on le lit dans un compte-rendu séance du conseil municipal du 14 août 1871 : "Le long des remparts, ce n'est plus l'espace qui manque, c'est la faculté même de disposer de celui qu'on possède. Sur tout le périmètre de la rue militaire, il y a prohibition formelle de bâtir […]. Au sortir de la place, commencent les trois zones de servitudes militaires. La première s'étend à une distance de 250 mètres : il ne peut y être fait aucune construction […]. La seconde zone va jusqu'à 487 mètres : il n'est permis de n'y élever que des constructions en bois et en terre […] à la charge de les démolir […] à la première réquisition de l'autorité militaire. Dans la troisième zone, qui est de 974 mètres, il ne peut être fait aucun chemin, aucune chaussée (etc.) sans l'agrément du génie et du ministre de la guerre."

Valenciennes enserrée dans ses murs, vers 1870. Georges Barnetche dessinateur
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Dès 1835, le conseil municipal s'était alarmé de la situation de la ville intra-muros, au moment où, expansion économique oblige, elle recevait de nombreuses demandes d'installation d'usines, donc de machines à vapeur décrites comme les sources des pires nuisances (1). Comment assurer la prospérité de la ville, mais ne pas aggraver sa situation sanitaire (la dernière épidémie de choléra ne date que de 1832) ? Comment procurer suffisamment de travail à la population, mais ne pas voir croître démesurément le nombre des ouvriers ? Comment faire côtoyer en paix les usines et les habitations bourgeoises ? Problème cornélien. Comme il n'était pas question de pousser les murs, la solution s'imposa : "Le sol de Valenciennes est couvert d'usines ; il est temps de s'arrêter."

Ce n'est pas du tout la solution envisagée cinquante ans plus tard par le maire Amédée Bultot. En 1882, la solution est bien de pousser les murs une énième fois. Il faut absolument agrandir la ville et, pour ce faire, engager des négociations avec le génie militaire et le ministre de la guerre. On pourrait construire une nouvelle enceinte, propose le conseil municipal, "partant de la citadelle, englobant la gare du chemin de fer du Nord, le port projeté au lieu dit le Noir-Mouton, puis tournant à l'est pour gagner le cimetière Saint-Roch, la hauteur du Rôleur, englober une partie de Marly et aboutir au fort Sainte-Catherine par le moulin Baillon…" (2)

Projet d'agrandissement (en rose) dessiné par E. Mariage
(Atlas valenciennois, 3e série - Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Les rapports, les courriers, plans, projets, sollicitations vont se succéder, la municipalité présentant des arguments "en béton", si j'ose dire, et l'armée répondant que tout cela va coûter très cher et qu'elle ne paiera pas.
Les années passent - 1883, 1884, 1885, 1886 - on discute mais rien ne bouge.
Valenciennes réduit ses prétentions d'agrandissement, l'armée fait mine d'être sur le point de donner son accord "à condition que" (que la ville paie la nouvelle enceinte, qu'elle construise des forts détachés, etc.), et fin 1887 les remparts sont toujours là, intacts.
Le sénateur Alfred Girard va alors donner un coup de main à ses concitoyens pour faire avancer le dossier en haut lieu.

Alfred Girard, 1837-1910
(photo extraite du site senat.fr)

Né le 11 août 1837 à Valenciennes, Alfred Girard est docteur en droit, avocat à Valenciennes et bâtonnier de l'ordre. Après deux candidatures malheureuses aux législatives de 1876 et 1877, il est finalement élu député de la 2e circonscription de Valenciennes en 1878, inscrit au groupe de l'Union républicaine. Il est réélu en 1881, mais battu en 1885. Il retrouve un siège de sénateur en 1888 et le conserve jusqu'à son décès, le 23 décembre 1910 à Paris (3).
C'est donc à Alfred Girard que le ministre de la guerre de l'époque, François Logerot, adresse cette lettre datée du 13 avril 1888 : "J'ai l'honneur de vous faire connaître que la question du déclassement de l'enceinte de Valenciennes est actuellement à l'étude." Roulement de tambour ! La nouvelle est quand même extraordinaire ! Les murs intouchables, indispensables à la sécurité du pays, sont désormais abattables !

Le ballet des échanges épistolaires va reprendre de plus belle entre la municipalité et le génie, mais cette fois il ne s'agit plus d'agrandissement de la ville mais bien de démantèlement des fortifications.
Un premier projet de convention est proposé par l'armée en janvier 1889. En une vingtaine d'articles ce projet aborde tous les aspects de la question (y compris le déménagement des jardins potagers des soldats), et précise bien que tous les travaux seront à la charge de la ville. La municipalité discute chaque détail pied à pied, et la Compagnie des chemins de fer du Nord n'oublie pas d'y mettre son grain de sel. Le temps passe, le temps passe, le conseil municipal s'impatiente : "En cas de changement de ministre, nous pourrions bien voir tout changer et nous trouver leurrés de nos espérances" (22 juin 1889) ; "M. Cacheux demande si l'Administration municipale n'a aucune nouvelle du démantèlement. M. le Maire répond que s'il connaissait un fait nouveau, il s'empresserait de le communiquer au conseil" (1er octobre 1889).
Un deuxième projet voit le jour en février 1890. Il entre dans le détail des ouvrages militaires que l'armée demande à la ville de démolir (c'est le tableau que j'ai recopié ci-dessous), mais aussi de tous les terrains - à l'hectare, à l'are et au centiare près - que chacun se "réserve" lorsque les murs seront tombés : département de la Guerre, services publics civils, chemin de fer du Nord, etc.


Plan préparatoire aux travaux de démolition des fortifications
(Archives municipales de Valenciennes)

Cette fois, tout le monde semble d'accord sur l'ensemble des travaux à effectuer. Reste pour la ville à trouver le financement. L'affaire est délicate pour la municipalité, car elle rembourse encore l'emprunt de deux millions souscrit en 1861 par Louis Bracq pour mener à bien divers chantiers, dont celui de l'introduction de l'eau potable en ville (4) : les annuités courent jusqu'en 1902. Amédée Bultot estime à deux millions et demi le montant nécessaire pour financer les premiers travaux de nivellement et de voirie, ainsi que ceux que réclame l'armée. Il imagine le montage suivant : la ville emprunterait les deux millions et demi, remboursables sur cinquante ans ; elle ne commencerait les remboursements qu'après 1902, date d'extinction de la dette précédente ; pour financer le montant des intérêts jusqu'en 1902, elle percevrait quinze centimes additionnels sur les quatre contributions municipales existantes, pendant une période de douze ans.
En même temps, la municipalité multiplie les démarches auprès de l'armée et du ministre de la Guerre, pour réduire le montant de l'indemnité réclamée par l'Etat - qui passe ainsi de 430.000 francs à 225.000. Ses requêtes sont portées à Paris par le député Jules Sirot et les sénateurs Henri Wallon et Alfred Girard.
Alors enfin, le 5 juin 1890, le projet dans sa troisième, dernière et définitive version, est adopté. Et le 9 août de la même année, le conseil municipal ouvre sa séance par ces mots : "Les chambres ont voté de projet de loi qui autorise le démantèlement de Valenciennes."
Le montage financier est approuvé, sauf que l'emprunt ne pourra excéder quarante ans, à un taux de 4 % maximum, et reste remboursable à partir de 1902. C'est la banque Dupont, valenciennoise, qui a emporté ce marché. Pour payer les intérêts, la ville a demandé "la prorogation des 5 centimes extraordinaires qui devaient prendre fin en 1902 et celle de la surtaxe d'octroi sur l'alcool." (5)

Le démantèlement des fortifications de Valenciennes va enfin démarrer concrètement, avec l'entrée en scène de Georges Veilhan, ingénieur des Ponts-et-Chaussées de la ville. Les travaux s'annoncent titanesques !


(1) Conseil municipal du 1er avril 1835, paragraphe "Industries" (toutes les délibérations des conseils municipaux sont consultables en ligne sur archives-en-ligne.valenciennes.fr)
(2) Conseil municipal du 16 mai 1882.
(3) Cette présentation est celle de Wikipédia.
(4) Voir dans ce blog mes cinq articles consacrés à l'introduction de l'eau potable en ville, postés en février et mars 2022.
(5) Conseil municipal du 28 juin 1890.


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