samedi 28 janvier 2023

Fallait-il fermer la porte à la conservation des portes ?

Ou : Le démantèlement de Valenciennes, chapitre 3 – La disparition du patrimoine

 

La fin du XIXesiècle a été une période de croissance pour notre ville, débarrassée de son enceinte séculaire. Mais cette expansion, aux yeux de beaucoup d’entre nous aujourd’hui, s’est aussi faite au prix de la disparition de notre patrimoine, notamment les portes de la ville et la citadelle. Etait-ce évitable ?

Ce qui est certain, c’est que la Section Beaux-arts de la Société d’Agriculture alerte dès 1890[1]sur « l’imprévoyance » à « laisser anéantir les pièces principales ou les plus remarquables de l’antique armure qui fit la gloire de nos ancêtres. » L’intérêt de la conservation, ajoute-t-elle par la voix d’Edouard Mariage, serait non seulement historique, mais également esthétique : « Si nous nous représentons ces laides bâtisses que l’industrie moderne sème partout, ces alignements monotones de corons, ces tristes maisons de briques sans style et sans art, chères aux spéculateurs contemporains, nous devons reconnaître que quelque vieille tour, quelque ancienne porte laissées çà et là, ne sauraient y faire qu’une heureuse diversion[2]. »

 

Je vous propose de parcourir à pied la vieille enceinte de la ville, et de nous arrêter sur quelques sites qui méritent la visite. Notre guide sera, justement, Edouard Mariage, grand spécialiste de l’histoire des fortifications de Valenciennes. Il est commandant des Canonniers Sédentaires, son portrait ci-dessous, réalisé par « Delsart, photographe rue du Quesnoy » en 1889, le présente avec son shako à plumet bicolore sous le bras.

 

(image extraite du site www.memoire14-45.eu)

Edouard Mariage (1843-1909) est aussi l’auteur du merveilleux livre «Les fortifications de Valenciennes», de l’étonnant manuscrit «Atlas valenciennois»[3], et de nombreux articles parus dans la Revue éditée par la Société d’Agriculture, des sciences et des arts de Valenciennes[4]. Pendant toute la durée du démantèlement, Edouard Mariage a été très actif au sein du conseil municipal, tant pour surveiller la bonne exécution des travaux par les entrepreneurs que pour sauvegarder les objets historiques et archéologiques trouvés dans le sol, le sous-sol, les murs, les fossés…

 

Voici un plan des lieux où j’indique les emplacements des monuments dont nous allons parler, histoire de s’y retrouver un peu :

1 Tour périlleuse ; 2 Porte de Lille (ou de Tournai) ; 3 le Pâté ; 4 Porte de Paris ; 5 Porte de Famars (ou de Cambrai) ; 6 Dodenne ; 7 Portes Cardon et du Quesnoy.


Plan des fortifications de Valenciennes dressé par Edouard Mariage, 1891 (document personnel)

Lorsque Paul Dusart, architecte tout jeune diplômé (1891) de l’Ecole des Beaux-arts de Paris, dresse le plan des nouveaux boulevards de Valenciennes à la demande de la municipalité, il choisit de proposer une succession de tronçons reliés par des ronds-points ou des places. « Ce tracé polygonal, rapporte la délibération du conseil municipal[5], rappelle dans une certaine mesure la forme générale de notre vieille enceinte, souvenir archéologique dont nos curieux descendants nous sauront gré, peut-être. » 

Avant la première guerre mondiale, et malgré les assauts ennemis répétés que la ville eut à subir au fil des siècles, les “souvenirs archéologiques“ – ou du moins historiques – étaient nombreux à Valenciennes. Ils n’étaient pas tous en bon état. La magnifique porte de Lille (mon numéro 2 sur le plan Mariage), jadis porte Tournisienne, avait perdu tout intérêt architectural en cette fin XIXe. Rien n’en sera gardé.

 

Porte de Lille : ci-dessus, c'est tout ce qu'il restait en 1891… (photo Léon Poulain)

… de cette jolie porte bâtie au Moyen-âge
(images Bibliothèque municipale de Valenciennes)

De la Tour périlleuse (numéro 1 sur le plan), il ne reste aujourd’hui qu’un nom de rue. Les Valenciennois du XIXe siècle ont pourtant tout fait pour la garder. L’Echo de la Frontière, dans son édition du 24 février 1891, rappelle que cette tour « date de la fin du XIIe siècle et garde néanmoins un aspect de conservation parfaite. Sa base jusqu’ici submergée par les eaux du fossé a été mise complètement à découvert par le dessèchement. Cette partie inférieure de la Tour est la plus intéressante […], elle renferme un escalier complètement en grès conduisant à une salle ronde également en grès couverte d’une voûte ogivale à nervures très curieusement construite. Cette salle communique avec une autre plus petite prenant jour sur les fossés par des créneaux. » Pour intéresser les habitants à la conservation de ce monument, la Commission des recherches historiques de Valenciennes a organisé des visites guidées de la Tour périlleuse un dimanche matin, « on pénétrait à l’intérieur par groupe de trente personnes munies de bougies et de lanternes », raconte L’Echo de la Frontière.

 

 

Les salles voûtées de la tour Périlleuse, dans "l'Atlas valenciennois", 14e série, d'E. Mariage
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

La tour Périlleuse
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

En février et mars 1891, un échange de courriers entre la mairie de Valenciennes et le ministère de la guerre à Paris, laisse entendre que cette tour pourra être conservée. Le problème est qu’elle se trouve à l’intérieur de la parcelle réservée au nouveau parc à fourrages de l’armée. Il s’agit donc de trouver un nouveau lieu pour ce parc à fourrages, dans des conditions satisfaisantes pour l’armée et aux frais de la ville. On y aura cru, puisqu’au mois d’octobre suivant Le Courrier du Nord écrit :

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Mais les photos de Léon Poulain parlent mieux qu’un long discours :

 

Démolition de la tour Périlleuse - photo Léon Poulain
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Ce qu’on appelle le Pâté, dans la Citadelle (numéro 3 sur le plan), a suscité beaucoup de discussions, car ce monument militaire était éminemment historique : c’est par le Pâté que les Français de Louis XIV sont entrés pour s’emparer de la ville en 1677.


Le Pâté (Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Dès 1890, Edouard Mariage proposait à la Section des Beaux-arts, d’histoire et de littérature de la Société d’Agriculture, des sciences et des arts de Valenciennes, de garder intacte la porte du Pâté : « nous serions très heureux qu’en démolissant, on conservât les pierres marquées encore des cicatrices de ce glorieux combat (celui de l’entrée des Français) et qu’on les employât de préférence pour les réparations qu’il sera nécessaire de faire aux flancs de cette porte historique, » rêve-t-il lors de la séance du 6 août 1890. Avec une plaque commémorative et quelques arbres pour faire de l’ombre, quel beau monument cela ferait !

A vrai dire, les discussions n’ont pas tant porté sur l’intérêt ou non de conserver cet édifice bien peu gracieux, que sur les éclaircissements historiques qu’allait apporter la démolition. Un mystère allait être levé, « la façon dont les soldats du grand roi ont traversé l’Escaut pour aller du Pâté au rempart et pénétrer en ville[6] ». L’archiviste de l’époque, Henri Caffiaux, se frotte les mains : il va pouvoir vérifier « si dans l’épaisseur du mur d’enceinte à l’endroit où aboutit l’arche, ou plus au sommet du rempart, on rencontrera, derrière la chemise de grès qui revêt la muraille, les restes d’un passage conduisant dans l’intérieur de l’enceinte[7] ». Il faut être historien – ou archiviste – pour saliver sur ces détails.

 

Plus désolante (je trouve) est la disparition des portes de Paris et de Famars (numéro 4 et numéro 5 sur le plan).

Edouard Mariage estime que la porte de Paris « est digne de ne point périr. Par la fermeté de ses lignes, la mâle simplicité de sa silhouette, la sobriété de sa décoration, elle offre un beau spécimen de l’architecture du siècle dernier » (donc du XVIIIe siècle).


La porte de Paris (Bibliothèque municipale de Valenciennes)


Il propose de la démonter et de la reconstruire en ville, par exemple pour servir d’entrée à l’Hôtel-Dieu. Il ne sera pas écouté.

 

La porte de Famars (mon numéro 5 sur le plan) portait autrefois le nom de porte cambrésienne, et voyait arriver en ville tous les marchands qui venaient vendre leurs vins, épices et autres denrées exotiques sur nos foires et nos marchés depuis la Champagne et au-delà. 

 


La porte de Famars, photographiée par Léon Poulain
(images Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Sa face extérieure était jolie, sculptée par Antoine Pater :

 

Antoine Pater (1670-1747) par Antoine Watteau
(image Wikipedia)

Les bas-reliefs de Pater sur la porte de Famars
in "Les fortifications de Valenciennes" d'Edouard Mariage
(document personnel)

Mais Edouard Mariage, dans son inventaire des monuments à conserver, ne retient pas cette porte. Il explique : « le moellon tendre a remplacé le grès, et bien que les sculptures de la façade soient probablement l’œuvre du père de notre célèbre peintre Pater (il parle de Jean-Baptiste), l’état de vétusté où elles se trouvent ne permet pas d’en souhaiter la conservation[8]. » Dommage.

 

Il plaide au contraire pour la Dodenne (mon numéro 6), « cette grosse tour qui est à l’entrée de la Rhonelle ». Cette tour a été construite en 1376, dit-il. Il poursuit : « Elle est assez connue pour qu’il ne soit pas nécessaire de faire remarquer la disposition originale de son soubassement et la hardiesse de sa construction dans l’axe de la rivière. » Il apprécie également la façade côté ville : « débarrassée des terres accumulées sur ses flancs au XVIe siècle, l’ensemble fera certainement très bonne figure[9]. » Bingo, Monsieur Mariage, c’est le seul monument qui ait été conservé !

 

La Dodenne encore prise dans le rempart
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

 

De nos jours dans son écrin de verdure
(photo personnelle)

Lorsque, au cours de la séance du conseil municipal où le jeune Paul Dusart présente son plan de ville, est abordée la question des squares et des jardins, la délibération n’hésite pas : « Il semble que les alentours de la porte du Quesnoy et de la tour de la Rhonelle (la Dodenne) se prêtent fort bien à l’établissement d’un grand square. Outre le pittoresque que pourront y apporter la tour et les reste du Châtelet de la porte Cardon du XIVe siècle, les eaux de la rivière [… feraient …] de ce jardin un lieu très propice[10]. » Le “grand square“ a bien été créé : c’est notre parc de la Rhonelle.

 

(image de Françoise Jouannic sur la page Facebook de Richard Lemoine)


Quant aux portes, elles ont disparu après avoir fait couler beaucoup d’encre. La porte du Quesnoy a été construite deux siècles après la porte Cardon, pour faciliter la circulation en entrée et sortie de ville. Sa disparition était sans appel.

 

Léon Poulain : la porte du Quesnoy (à droite) et la porte Cardon prise dans le "bastion 43"
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Mais si on a oublié aujourd’hui ce qu’étaient la porte Cardon et son Châtelet (numéro 7 sur le plan), ce n’était pas le cas des érudits du XIXe siècle qui se sont bien battus pour les garder. Je reprends ici l’article d’Edouard Mariage publié dans la Revue agricole industrielle et littéraire du Nord en septembre 1890. Il décrit les lieux :

« En pénétrant par la porte basse que l’on aperçoit à l’extrémité de la rue du Quesnoy (je pense que c’est celle qui se trouve sur la gauche de la photo de Léon Poulain ci-dessus), on rencontre, à la sortie de la voûte, les restes importants des deux grosses tours en grès construites en 1377. Ces deux tours sont réunies à la partie supérieure par un arc surbaissé de construction plus récente. Pour protéger cette première porte, les ingénieurs de l’époque élevèrent un châtelet à la tête du pont qui y donnait accès. »

 

La porte Cardon et ses deux tours, représentées dans l'Atlas valenciennois d'E. Mariage
(14e série - Bibliothèque municipale de Valenciennes). A gauche, on reconnaît la petite porte.

Le plan tel que nous l'explique Edouard Mariage : en 2, les deux tours ; en 3, le châtelet ;
la ville est sur notre gauche
(Atlas valenciennois, 14e série - Bibliothèque municipale de Valenciennes)

« Le passage sous le Châtelet existe encore, poursuit Edouard Mariage ; il sert maintenant d’écurie. A droite et à gauche se trouvent les deux corps de garde, en excellent état de conservation, avec leurs voûtes d’arête, leurs portes, leurs meurtrières. Le corps de garde de gauche possède même une jolie cheminée tout à fait intacte, et celui de droite, un bel escalier en pierre qui permet de gagner le haut du châtelet. »

Puis Edouard Mariage explique que Charles-Quint a fait entourer tout le châtelet d’une maçonnerie extérieure en grès ; puis que Vauban, à son tour, engloba presque complètement les défenses de Charles-Quint sous le bastion appelé « bastion 43 ».

En novembre 1890, une délégation de la Commission historique du Nord vient de Lille visiter les lieux pour porter ensuite la demande de conservation auprès du Préfet. Le 15 janvier 1891, Le Courrier du Nord publie les conclusions et recommandations de cette Commission, qui dit à propos de la porte Cardon et de son châtelet :

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

En réalité, en compulsant les archives, on comprend que tout le monde est bien d’accord pour conserver ces “souvenirs historiques“. Pour l’histoire, et pour l’esthétique. La Commission historique du Nord termine son rapport par ces mots : « la conservation de certains édifices ou de certaines parties des remparts donne un caractère tout particulier à plusieurs villes de France, Boulogne, Laon, Reims [etc.], sans nul doute la ville de Valenciennes pourrait aussi tirer parti des édifices et ouvrages dont nous avons parlé et des fortifications que bientôt elle va détruire. »

 

(Archives municipales de Valenciennes)

Fin février 1892, Georges Veilhan, l’ingénieur des Ponts-et-chaussées chargé du démantèlement, établit plusieurs “devis“ relatifs à la construction d’un “aqueduc de décharge de la Rhonelle“ (il s’agit d’un équipement destiné à faire face aux crues de la rivière). Le devis qui conserve toute la porte Cardon s’élève à 123.500 fr ; celui qui démolit le bastion au passage : 96.000 fr. Même Edouard Mariage va s’incliner, en soulignant que « la Commission archéologique est désireuse de ne pas obérer les finances de la ville[11] », et il accepte que soit démoli ce qui doit laisser passer l’aqueduc. Mais il ne lâche pas le morceau, et « demande la conservation de la vieille porte Cardon et du Châtelet. »

En juin 1892, la Commission archéologique demande à la municipalité de « maintenir les deux tours d’entrée de la porte Cardon et l’arc qui les surmonte[12] » tout en acceptant que disparaissent les constructions postérieures au XIVe siècle.

Le 21 mars 1893, L’Echo de la Frontière publie les délibérations du conseil municipal, contenant ce nouvel appel d’Edouard Mariage :

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

« Messieurs, si vous le vouliez », mais ces Messieurs ne le veulent pas. Le 27 janvier 1893, la délibération indique : « M. Doutriaux dit qu’il s’est trouvé seul, en Commission, pour défendre la porte Cardon contre les démolisseurs, » que « cette vieille porte présente beaucoup d’intérêt » aux dires de la Commission archéologique, et que (savourez cette phrase, s’il vous plaît) « rien n’oblige la municipalité à hâter sa démolition ; il sera toujours temps, plus tard, si nos descendants ne partagent pas notre manière de voir, de la faire disparaître. » Mais la délibération se termine par ces mots : « Par 10 voix contre 9, le Conseil vote la démolition. »

Le 18 mars 1893, tout espoir s’évanouit. « M. Binet demande que, conformément aux délibérations prises, on procède à la démolition de la porte Cardon et du Châtelet. M. le Maire (Paul Sautteau) lui répond que la porte Cardon doit disparaître ; quant au Châtelet il sera conservé jusqu’au moment où le prolongement de la rue du Quesnoy imposera la destruction de cette vieille ruine. »


Restes du Châtelet de l'ancienne porte Cardon
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

 



[1] Séance du 6 août 1890.

[2] Ibidem.

[3] Les deux titres sont à la bibliothèque de Valenciennes.

[4] Sur le site Gallica.

[5] Conseil municipal du 5 février 1892. Toutes les délibérations des conseils municipaux sont consultables en ligne, sur le site archives-en-ligne.valenciennes.fr.

[6] Revue agricole, industrielle et littéraire du Nord, février 1891

[7] idem.

[8] Revue agricole, industrielle et littéraire du Nord, septembre 1890.

[9] Ibidem.

[10] Conseil municipal du 5 février 1892.

[11] Rapport à la municipalité, le 2 mars 1892 (archives municipales de Valenciennes)

[12] Courrier du 28 juin 1892 (archives municipales de Valenciennes)

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