vendredi 27 janvier 2023

Comment ont-ils fait pour raser les murs ?

Ou : Le démantèlement de Valenciennes, chapitre 2 – Les travaux

  

Nous sommes en 1890. Le démantèlement des fortifications de Valenciennes va démarrer sa phase concrète, avec l’entrée en scène de Georges Veilhan, ingénieur des Ponts-et-Chaussées de la ville. 

Georges Théodore Bernard Veilhan est né le 22 février 1860 à Paris. Il est le fils d’un colonel du Génie qui décède en 1868, et le laisse orphelin très jeune ainsi que ses frères et soeurs. Il est élève au Lycée Henri IV, puis entre à l’Ecole Polytechnique où il opte pour les Ponts-et-Chaussées en 1882. Il est nommé “ingénieur ordinaire de 3eclasse“ le 1er juillet 1885. Je n’ai pas trouvé sa photo, mais je dispose de sa description militaire[1] : « Cheveux châtains. Front ordinaire. Nez ordinaire. Yeux gris. Bouche moyenne. Menton rond. Visage ovale. Taille 166 [cm] ». Le Courrier du Nord annonce son arrivée à Valenciennes dans son édition du 10 juillet 1886 :

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)


Il est, par statut, « ingénieur de l’Etat, apportant à la Ville son concours[2]. » En ville, on le retrouve aussi membre de la Société d’Agriculture, des sciences et des arts de Valenciennes. Son grand chantier sera bien sûr celui du démantèlement, pour lequel il recevra, des deniers de la ville, 4.000 francs par an. Il loge au 40 rue Saint-Géry.

Il quittera ses fonctions le 15 janvier 1893, pour rejoindre à Paris la Compagnie Générale des Eaux en qualité d’Ingénieur en chef. En 1894, selon l’annuaire de Paris, il loge au 16 boulevard de la Tour-Maubourg. En 1907 il est nommé Chevalier de la Légion d’honneur ; le 18 avril 1912, il entre au conseil d’administration de la Société des Eaux du Nord, à la création de laquelle il a participé. Il figure en 1913 dans l’Annuaire complet, commercial, administratif et mondain, avec « Mme née Savalle » (qui reçoit le mardi), au 215 faubourg Saint-Honoré (il s’est marié le 14 mai 1889 à Boulogne-sur-Seine avec Gabrielle Savalle). En mars 1925 il est admis comme membre permanent du Cercle de l’Union artistique à Paris. Il prend sa retraite le 1er janvier 1935 et touche une pension de 25.200 francs. Il est décédé le 27 juin 1947 à Saint-Jean-de-Luz.

 

Le 19 septembre 1890, donc, Georges Veilhan présente au conseil municipal de Valenciennes le cahier des charges des travaux du démantèlement, qu’il a divisés en quatre lots :

 

Les quatre lots (Archives municipales de Valenciennes)


Lot 1 : entre la Rhonelle et le vieil Escaut, par les portes du Quesnoy et de Mons (prévision de dépense : 800.000 francs) ; à ce lot il ajoute la construction d’un aqueduc de décharge de la Rhonelle (260.000 francs) ;

Lot 2 : entre la Rhonelle et l’Escaut navigable, par les portes de Famars et de Paris, y compris la citadelle (510.000 fr) ;

Lot 3 : lunette Dampierre et ouvrages sur la rive gauche de l’Escaut (275.000 fr) ;

Lot 4 : entre la citadelle et le vieil Escaut, par les portes Ferrand et de Lille (208.000 fr).

 

Les adjudications ont lieu dès janvier 1891, et les lots sont attribués :

 

Le 1er lot est adjugé au sieur Briffaud de Passy ; le 2e aux sieurs Convert et Rangeard de Paris ;
le 3e au sieur Murat de Lille ; le 4e au sieur Violette de Damville
(Archives municipales de Valenciennes)

J’ai constaté, parmi les documents gardés par les Archives de Valenciennes, que Georges Veilhan avait mené son enquête avant d’accorder sa confiance aux entreprises retenues. J’ai trouvé ainsi plusieurs lettres de recommandation envoyées à Monsieur l’Ingénieur de Valenciennes en réponse à ses demandes de renseignements. Par exemple, le 24 décembre 1890, l’ingénieur en chef des Voies Navigables, basé à Douai, lui écrit :

 

Extrait de courrier (Archives municipales de Valenciennes). Cet entrepreneur n'a pas été retenu.

Ces précautions n’empêcheront pas les procès, les entrepreneurs tombant sur des difficultés imprévues et s’estimant au final mal rémunérés pour la tâche. Par exemple, Madame Violette, qui a repris en juin 1891 les activités de son mari décédé inopinément, s’est jointe à l’action intentée par les autres entrepreneurs pour faire augmenter le prix du mètre cube de « déblais de terre de toutes natures » (0,40 fr) et du mètre cube de « démolition de maçonnerie de toutes natures » (2 fr).

 

(Archives municipales de Valenciennes)

Mais la ville restera sourde à ces réclamations et Madame Veuve Violette ne touchera pas un centime de plus que la somme prévue au devis.

 

Car, en quoi consistent les travaux ? En démolition, bien sûr. Mais il ne s’agit pas de démolir de simples murs de briques comme ceux que l’on trouve en ville pour séparer deux jardins. Les murs de l’enceinte sont des fortifications. Ils ont une base en grès – des grès que l’on va récupérer autant que possible pour leur trouver un autre usage ; mais on tombe parfois sur des difficultés : derrière la caserne Ronzier, les grès « étaient sous l’eau et les ouvriers trouvant le prix d’extraction insuffisant ont arrêté le travail », au fort Dampierre « la fortification, étant de construction relativement récente, est fort difficile à entamer, le ciment ne cède pas, la brique est très dure et le grès éclate plutôt que de se détacher[3]. » Sur ces grés montent les murs en maçonnerie, constitués de briques en “parement“, si je puis dire, et de caillasses (les “briquaillons“) maçonnées ou non, à l’intérieur du mur. Le travail est dur, et non sans danger :

 

L'Echo de la Frontière, 10 décembre 1892
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)


 

Les rudes conditions de travail des ouvriers. Photographies de Léon Poulain.
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Ajoutons que tout ce qui est cassé doit être déblayé, afin que les terrains puissent ensuite être nivelés.

 

Dans des carnets paraphés remis aux entrepreneurs, se succèdent les plans et croquis des ouvrages à démolir.

 


Croquis : premier pont de la porte de Mons
(Archives municipales de Valenciennes)

Photo Léon Poulain : pont de la porte de Mons
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

On peine aujourd’hui à réellement saisir l’aspect titanesque du chantier. Quelques photographes (Léon Poulain, Jules Delsart) ont fait œuvre d’historiens et d’archivistes en prenant des vues impressionnantes des fortifications existantes et des démolitions en cours.

 

Léon Poulain : démolition du bastion n° 49
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Emplacement du bastion n° 49 sur le plan des fortifications d'Edouard Mariage
(document personnel)

Porte et pont de la courtine de l'ouvrage à cornes n° 50, dit de Cambrai ou de Famars
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

 

Le même endroit pendant la démolition
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Le même endroit sur le plan des fortifications d'Edouard Mariage
(document personnel)

A noter, au passage, que dans ce quartier du faubourg Ste-Catherine se trouve un vestige des fortifications, comme un petit morceau oublié, qui semble soutenir l’avenue Pompidou et regarde passer, non pas les trains pour Maubeuge, mais les tramways de la ligne 1.

 

Rue du Faubourg Sainte-Catherine (photo personnelle)


Coup de tonnerre le 8 décembre 1892 ! Le démantèlement perd son guide, son chef, son “agent de propulsion“ : Amédée Bultot, maire de la ville depuis 1871, décède chez lui, « succombant au mal qui le minait depuis longtemps déjà » écrit Le Courrier du Nord.


Amédée Bultot par Auguste Moreau-Deschanvres
(image extraite du site Webmuseo)

Amédée Louis Bultot était né à Valenciennes le 31 juillet 1818, fils de Jacques Bultot, pharmacien. Il fait des études de droit et devient notaire, puis président de la Chambre des notaires. Marié en juin 1854, il aura plusieurs fils : Louis Amédée en avril 1855, Jules en mars 1857, à nouveau Jules en novembre 1862 (sans doute le premier Jules est-il mort enfant), et Paul en avril 1859 – ce Paul épousera une Louise Mathieu, de la famille des mines d’Anzin, et sera administrateur des mines de Courrières et de Douchy.

L’historien Philippe Guignet décrit Amédée Bultot comme « un maire fermement républicain » dans le nouveau contexte politique de la naissance “aux forceps“ de la IIIe République. Nommé maire par intérim en 1871, il gardera ce siège jusqu’à sa mort. Il sera également membre du Conseil général du Nord dès 1873.

Amédée Bultot a laissé son nom dans l’histoire de Valenciennes non seulement parce qu’il a mené à bien le démantèlement des fortifications, mais aussi parce qu’ « il a pris l’initiative des importantes créations scolaires de Valenciennes » ainsi que le soulignent les motifs qui lui valent d’être nommé chevalier de la Légion d’Honneur en juillet 1880. De même, ajoute Le Courrier du Nord, « son concours éclairé à notre académie des Beaux-Arts lui avait valu les palmes d’officier d’académie[4]. » Sa tombe se trouve au cimetière Saint-Roch.

 

Mais la vie continue, Paul Sautteau, premier adjoint, succède à Amédée Bultot sur le siège du maire. Né en 1846, Paul Sautteau est avocat. Il décédera le 19 juin 1899 « des suites d’une broncho pneumonie » précise le site Geneanet. Il est l’archétype du notable du XIXe siècle. Son acte de décès mentionne qu’il était : Avocat, ancien batonnier, chevalier de la Légion d’honneur. Officier de l’instruction publique. Maire de la ville de Valenciennes. Conseiller d’arrondissement, ancien suppléant de justice de paix. Il avait épousé une fille de l’avocat Foucart. 

 

Paul Sautteau par Félix Desruelles.
Ce buste se trouve à l'Hôtel de ville, malheureusement en plein contrejour !
(photo personnelle)

Alors que les pioches s’activent en ville, la municipalité négocie toujours avec les Ponts et chaussées (pour une rectification de route), le Service de la navigation (pour le redressement de l’Escaut) et la Compagnie du chemin de fer (pour l’agrandissement de la gare), chacun espérant faire payer l’autre pour les travaux qui le concernent. Parallèlement, elle prépare aussi son nouveau “plan de ville“. Elle prévoit que les remparts seront remplacés par un boulevard circulaire, comptant dans un premier temps cinq tronçons (seule la partie est de la ville peut être planifiée, la partie ouest étant, donc, en négociation, occupée par l’Escaut et le chemin de fer) :

Le premier tronçon, “boulevard de Paris“, s’étend de la porte de Paris à celle de Famars, sur 636 m de long et 24 m de large.

Le deuxième, “boulevard de la Rhonelle“, entre la place de Famars et le rond-point du Quesnoy, fait 504 m de long et 26 m de large.

Le troisième est “le Mail“, de 456 m de long et 40 m de large, qui court du rond-point du Quesnoy jusqu’à l’entrée sud-ouest du nouveau terrain de manœuvres.

Le quatrième, “boulevard du Champ de Manœuvres“, entre l’extrémité sud-ouest du champ de manœuvres et la place de la porte de Mons, mesure 280 m de long et 26 m de large.

Le cinquième enfin, “boulevard Saint-Roch“, sur 268 m de long et 24 m de large, circule entre la place de la porte de Mons et le Vieil Escaut.

Tous les détails sont discutés et rediscutés pendant les conseils municipaux, depuis la largeur des trottoirs jusqu’à l’espacement des plantations d’arbres.

Au passage, on évoque la création d’un jardin public et celle d’un musée des beaux-arts, les deux équipements manquent et sont ressentis comme de première nécessité. On évoque aussi l’établissement « d’un tramway, au milieu de la chaussée, sur tout le pourtour des boulevards ». On insiste enfin, encore et encore, sur l’importance de favoriser « l’installation avantageuse d’une foule de grandes industries » : personne n’oublie que c’est aussi pour permettre le développement économique de la ville qu’il fallait abattre les remparts.

 

Cette « installation avantageuse », non seulement des industries mais également des particuliers qui voudraient se faire construire une belle villa neuve, passe par l’aménagement des terrains récupérés sur ce qui fut les fortifications. Ce travail, comme celui de la nouvelle voirie (construction des ponts, rues et boulevards), est confié à Monsieur Lefebvre, « ingénieur-directeur », successeur de Georges Veilhan. Fin 1893 il présente au conseil municipal son plan d’action : “tout roule“ sur la partie est, mais sur la partie ouest « ces études délicates seront fort longues à faire aboutir définitivement à cause de l’enchevêtrement des administrations intéressées et ne seront vraisemblablement pas terminées avant la fin de l’année 1894[5]. » Au total, le terrain récupéré par la ville sur ses fortifications avoisine les cent hectares. Et pour faire avancer les dossiers, les sénateurs Henri Wallon et Alfred Girard continuent à s’activer à Paris auprès des ministères.

 

L’enthousiasme des acheteurs pour les parcelles prêtes se manifeste dès janvier 1894. Les frères Falcot, constructeurs à Lyon, souhaitent acquérir trois hectares « le plus près possible de la gare aux marchandises, afin de pouvoir relier leurs ateliers à la voie ferrée. » Messieurs Boucheron et Cie, industriels à Lille, désirent une parcelle pour y établir une fabrique de tôles perforées et de tôles ondulées. Alfred Richez, architecte à Valenciennes, demande une parcelle aux abords de l’ancienne porte de Lille. Monsieur Guillez, marchand de porcs, désire acheter le terrain contigu à son habitation, du côté de l’ancienne place Poterne. Louis Campion, fabricant de margarine à Béthune, désire acquérir le terrain situé en face de l’abattoir. Emile et Charles Fally, marchands brasseurs à Condé, souhaitent acheter quatre parcelles de 150 mètres carrés chacune. Monsieur Theillier-Boulan, industriel rue de Mons, propose d’acheter un terrain contigu à sa propriété, de 900 mètres carrés environ. Etc., etc. Les terrains partent comme des petits pains, le prix de vente (ou plutôt d’achat) étant chaque fois âprement discuté en conseil municipal.

Petit à petit, ce sont les notaires qui négocient avec la municipalité pour leurs clients, qui restent anonymes ; puis le conseil municipal décide de mettre les terrains en adjudication, pour éviter les allers-retours de discussions avec les acheteurs. J’avoue que j’ai arrêté ma lecture des délibérations municipales à ce sujet en mars 1894…

 

Le rond-point du Quesnoy, devenu place Cardon, et le mail, devenu boulevard Watteau
(image extraite de la page Facebook de Richard Lemoine)


A l’évidence, Valenciennes sans ses murs s’est sentie respirer, à pleins poumons ! La fin du XIXe siècle a été une période de croissance pour la ville, malheureusement brutalement arrêtée par la Grande Guerre. Mais cette expansion, pour de plus en plus de monde aujourd’hui, s’est aussi faite au prix de la disparition de notre patrimoine, notamment les portes de la ville et la citadelle. Etait-ce évitable ?




[1] Description fournie par André Garric sur le site Geneanet.

[2] Conseil municipal du 20 mars 1889. Toutes les délibérations des conseils municipaux sont consultables en ligne, sur le site archives-en-ligne.valenciennes.fr.

[3] Conseil municipal du 14 février 1891.

[4] Le Courrier du Nord, 10 décembre 1892. Bibliothèque municipale de Valenciennes.

[5] Conseil municipal du 27 octobre 1893.





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