mardi 3 septembre 2024

Que faire du vieux manoir des moines ?

Ils sont nombreux les Valenciennois qui connaissent la “Maison du Prévôt“, de vue ou de nom, curieuse bâtisse posée au coin de la rue Notre-Dame et de la rue des Déportés-du-train-de-Loos, précédemment rue de Paris, ou même rue Pissotte si l’on remonte aux origines.

Le bâtiment en septembre 2024
(photo personnelle)

Elle n’a pas toujours été aussi pimpante ! Ci-dessous, la voici photographiée au début du XXe siècle (le cachet de la poste semble dire 1903) sans sa tourelle qui fut reconstituée en 1988 lors d’un grand chantier de rénovation mené par Etienne Poncelet, alors architecte en chef et inspecteur général des monuments historiques :

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Monument historique, oui, la “Maison du Prévôt“ l’est depuis 1923, classée pour ses façades et ses toitures. Voici une autre vue, non datée, qui fait frémir devant l’état, précisément, des façades et des toitures :

 

(image extraite du site Monumentum)

Un auteur a fait remarquer au passage que l’un des pignons à redents – celui du coin de la rue – avait dû être arasé tout à la fin du XIXe siècle : c’est ici bien visible. Il a lui aussi été reconstitué.

 

L’image la plus ancienne est celle qu’en donne Simon Leboucq dans son Histoire ecclésiastique de Valenciennes, dans le chapitre qu’il consacre aux Sœurs grises ou “Sœurs pénitentes de Saint-François“. Celles-ci, en 1462, s’installent en face de l’église Notre-Dame-la-Grande[1] dans une demeure qui appartenait à leur supérieure. En 1650 (date de son manuscrit), lorsque Simon Leboucq dessine la demeure en question, il dessine aussi la maison voisine : la Maison du Prévôt. Il précise bien que ces bâtiments sont séparés : petit a, monastère des sœurs pénitentes de St-François ; petit b, « maison appartenant à la Prévosté de Nostre-Dame la Grande » (il trace même un pointillé entre les deux).

 

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Pourquoi l’appelle-t-on “Maison du Prévôt“ ? Apparemment, par erreur. Ou plutôt, par confusion d’usage. Je m’explique : dès sa construction, l’église Notre-Dame-la-Grande a été confiée aux moines de l’abbaye Saint-Pierre d’Hasnon, qui logeaient dans un bâtiment attenant, devenu depuis notre Sous-Préfecture. Comme toutes les abbayes, celle d’Hasnon était dirigée par un abbé, qui déléguait ses pouvoirs à un prévôt “régnant“ sur les moines, les bâtiments, les terres, bref la prévôté de Valenciennes. On connaît les noms de ces prévôts successifs, Dom Machin, Dom Chose, c’était de véritables seigneurs qui n’allaient sûrement pas habiter la misérable bicoque dont nous parlons aujourd’hui. Or ils employaient aussi du personnel laïc, notamment un trésorier (un “receveur“), et c’est ce personnage qui, pense-t-on désormais, habitait ce logement. On peut même considérer qu’il s’agissait d’un logement de fonction, car on en connaît deux occupants à deux dates éloignées : Jean Dusart, receveur en 1518, et Mathieu Le Josne, receveur en 1657.

 

D’autres “explications historiques“ ont été fournies par les uns et les autres. Nombreux sont ceux qui, sans doute à cause du dessin de Leboucq, ont dit que la maison faisait partie du couvent des Sœurs Grises, ce qui n’est pas le cas ; en 1858, un Kervyn de Lettenhove y voit l’habitation de Froissart, sans aucune preuve ; jusqu’à un abbé Jules Dewez qui, en 1890, dans son « Histoire de l’abbaye Saint-Pierre d’Hasnon », écrit : « Primitivement, le prélat d’Hasnon était seigneur du neufbourg. Comme tel, il avait droit de haute, moyenne et basse justice. Il a exercé ce droit par un prévôt et des échevins dont le siège était au fond du grand-bruile ; les ruines de ce bâtiment étaient encore visibles du temps de S. Leboucq. » Et en note : « Ne serait-ce pas un reste de ce bâtiment, que ce vieux manoir qui existe encore, au coin des rues de Paris et de Notre-Dame, et qui porte le nom de maison du Prévôt de Notre-Dame-la-Grande ? »

 

Les historiens ont tenté, les uns après les autres, de fixer la date de construction de cette maison à partir de ses caractéristiques architecturales. 

Louis Serbat, en 1906[2], la décrit : « Située à l’angle de deux rues, elle est bâtie de brique et de pierre. […]. La tourelle d’escalier, suivant un procédé vraisemblablement importé de Bourgogne, mais rare dans la région, repose sur un cul-de-lampe formant de côté une sorte d’auvent à la porte du rez-de-chaussée… » Il conclut : « On date parfois du XIIIe siècle cette habitation qui est manifestement de la fin du XVe. »

 

Le "cul-de-lampe" de la tourelle et les "encorbellements"
Ce dernier terme me paraît exagéré pour une simple décoration en relief
(photo personnelle)

En 1992, Robert Duée[3] apporte des précisions : « il s’agit d’une structure en bois habillée de maçonnerie où se mêlent harmonieusement la brique, le grès et la pierre blanche. » Il cite quelques particularités, comme « son étage en encorbellement, réminiscence des constructions à pans de bois », et il s’interroge : les moines étant présents à Notre-Dame-la-Grande depuis 1202, ne se trouvait-il pas là une construction en bois antérieure ? Question sans réponse.

Robert Duée note encore « la présence sur sa façade d’une Croix de Saint-André en briques vernissées […] croix répétée au haut du pignon droit où elle somme une grande clef verticale stylisée, également de briques vernissées… » La croix de Saint-André c’est la Bourgogne, la clef c’est celle de Saint-Pierre. Aujourd’hui ces briques vernissées ont bien pâli et on les distingue à peine, mais Robert Duée voit dans les motifs qu’elles représentent une datation possible au temps de notre « période bourguignonne », comme il dit, soit entre 1433 et 1502, avec la présence à la tête de la prévoté de « deux abbés bourguignons influents » entre 1439 et 1485.

 

On devine plus qu'on ne voit les briques vernissées en haut du pignon
(photo personnelle)

Saint Pierre et ses clefs ont été ajoutés sur des vitraux posés au XIXe siècle, hommage aux armes de l’abbaye d’Hasnon et à son saint patron :

 

(photos personnelles)

Quant à la niche en pierre, au coin du bâtiment, elle reste tristement vide et l’écu qui la portait a été rendu illisible :

 

(photo personnelle)


Dans un article paru dans « L’Echo de la Frontière » le 4 septembre 1832, Arthur Dhinaux évoque cette niche. Il écrit : « L’angle du logis porte encore, au milieu d’enjolivements gothiques usés par les ans, une de ces niches destinées à recevoir une madone, au pied de laquelle brillait tous les soirs une lanterne ; ces pieuses illuminations, qui se représentaient à chaque carrefour, étaient le seul mode d’éclairage des villes de Flandre pendant les XVIe et XVIIe siècles. »

 

Confisquée et vendue à la Révolution française, occupée par divers habitants au fil des ans (notamment par la famille d’Edmond Membrée, 1820-1882, compositeur, auteur de plusieurs opéras – une plaque le rappelle sur la façade), la maison finit par être achetée par la municipalité au XXe siècle. En juillet 2024, l’adjoint au maire chargé de la culture et de la valorisation du patrimoine (Daniel Cappelle) m’a autorisée à y entrer et à la photographier. Après ma visite j’ai dessiné ce petit plan, qui n’est sans doute pas exact dans les dimensions mais qui ne cherche qu’à donner une idée de l’agencement des lieux. L’agencement est identique à l’étage. Comme disent les agents immobiliers : travaux à prévoir ! 

 

(toutes photos personnelles)

Que faire aujourd’hui de ce bâtiment ? Robert Duée dit avec ironie que la municipalité se pose la question depuis 1912… C’est la date à laquelle un comité s’est créé pour la sauvegarde de la maison. 

« L’Echo de la Frontière », en 1888, lui trouvait une utilisation qui a toujours ses adeptes de nos jours, celle d’en faire un “musée spécial“ : « Ce Musée, qui n’aurait pas besoin d’être grand, est tout trouvé : c’est la vieille maison de la rue de Paris, … que la ville aurait dû acheter depuis longtemps, … et où nous pourrions transporter tout ce qui rappelle Carpeaux et loger les toiles de Colier, etc. » Un musée d’accord, mais plutôt de “curiosités valenciennoises“ suggère « Le Courrier du Nord », qui estime que seul « notre grand Musée » peut accueillir les œuvres de Carpeaux. Bref, suggestions sans suite.

Pourtant, le 13 août 1943, le Conseil municipal décide d’acheter un terrain contigu à la maison (désormais classée), car « cette maison est destinée à l’aménagement d’un petit Musée d’art local ». Sans doute peut-on penser que la période était mal choisie.

La question reste donc posée : quels sont désormais les projets de la ville de Valenciennes pour garder en bon état l’une des plus anciennes maisons de la cité ? Une réponse est proposée par Daniel Cappelle, une idée qui est juste née et n’a pas encore été creusée : faire de la “Maison dite du Prévôt“ une résidence d’artistes, avec ateliers au rez-de-chaussée et logements à l’étage. C’est une perspective intéressante, que nous serons nombreux à suivre.



[1] Voir dans ce blog mon article « Quelle était cette église “grande“ sur si petite paroisse ? », publié le 7 novembre 2023.

[2] Louis Serbat, « L’église Notre-Dame-la-Grande à Valenciennes » in « Revue de l’art chrétien », 1906 (sur gallica.fr)

[3] Robert Duée, alors président du Cercle archéologique et historique de Valenciennes, « La maison dite “du prévôt de Notre-Dame“ à Valenciennes » in « Valentiana » n°9. Voir aussi le résumé qu’il en fait dans « Valentiana » n° 25-26 daté de juin 2000.