vendredi 25 juillet 2025

Quel est ce poète qui parcourt l'Europe à cheval ?

 « Relater la vie de Jean Froissart, c’est entreprendre de longs voyages à travers l’Europe occidentale du XIVsiècle. » Ainsi s’exprime Jean Trotin, auteur d’un intéressant article intitulé « Vie et œuvre de Jean Froissart » paru en décembre 1989 dans la revue Valentiana, une phrase qu’il place en ouverture de son propos. Et ces “longs voyages“ ne sont pas une métaphore : Froissart, au fil des ans, a effectivement parcouru des centaines de kilomètres, à une époque – le Moyen Age – où voyager n’était vraiment pas une partie de plaisir. 

Sur cette carte contemporaine j'ai tracé les voyages de Froissart "en France",
et j'ai posé en regard la carte du royaume de France à l'époque de l'écrivain

Chacun sait que Froissart était né à Valenciennes, vers l’an 1337. Son premier protecteur fut Jean de Hainaut, frère de notre comte Guillaume, qui avait guerroyé en Ecosse et en France aux côtés du roi d’Angleterre Edouard III avant de retourner sa veste en 1345 et de choisir le camp français. 

 

Jean de Hainaut (1288-1356) par Jacques de Boucq
(image extraite de Wikipedia)

Pourquoi protecteur ? Parce que quelqu’un comme Froissart, qui veut vivre de ses écrits, doit se faire “adopter“ par un noble et fréquenter sa cour, sa mission étant de charmer son auditoire par ses créations littéraires. Froissart fut en effet d’abord connu pour ses dons poétiques, et non pour son travail de chroniqueur.

Philippa de Hainaut (fille de notre comte Guillaume, donc nièce de Jean de Hainaut, et épouse du roi Edouard III) reçut Froissart à sa cour en 1362. « Il fut admis, écrit Jean Trotin, parmi les clercs de la chambre de la reine, charge qui faisait de lui un secrétaire et même un poète officiel. » La reine était friande de poésie courtoise, Froissart lui dédia quantité d’œuvres rimées.


En 1362 Froissart séjourne à Windsor, Westminster et Eltham, résidences royales, et à Berkhampstead, résidence du Prince de Galles, toutes localités proches de Londres

Dès cette époque il nourrissait le projet d’écrire les beaux faits d’armes de son temps en se basant sur les témoignages directs de leurs auteurs. A la cour d’Angleterre, il rencontra, raconte Jean Trotin, les grands chefs de guerre anglais mais aussi les grands seigneurs français prisonniers ou otages « qui menaient grand train à Londres ». Leurs témoignages furent un précieux matériau pour ses futures Chroniques. « De 1362 à 1366, précise Jean Trotin, il accumula les enquêtes et les témoignages sur les guerres du temps, au cours de voyages qu’il effectuait à cheval. »

 

Oui, comment voyageait-on au Moyen Age ? Pour 95 % de la population, tout simplement à pied. La marche est le premier mode de déplacement médiéval, même pour de très longues distances. Pas de carrosses, pas de diligences, et les chariots sont réservés au transport des marchandises. Reste le voyage à cheval, adopté surtout par les aristocrates et les gens qui “ont les moyens“. 

 

Au Moyen Age, on voyage à pied ou à cheval
(image extraite de Nota Bene sur Youtube)

On ne voyage donc que si on a une bonne raison de le faire, et après avoir rédigé son testament tant l’aventure est dangereuse. Pour ce qui concerne Froissart, Jean Trotin précise qu’il parcourait en moyenne quarante kilomètres par jour, à cheval donc, « ce qui suppose une heureuse constitution » — d’ailleurs selon ses contemporains, ajoute-t-il, Froissart avait un bon coup de fourchette. Les routes ne sont pas telles que nous les connaissons, ce sont plutôt des sentiers qui relient une localité à une autre, ou des chemins qui permettent le passage d’une charrette ; ils sont mal entretenus et « infestés de criminels », notamment les voies qui traversent les forêts, propices aux embuscades. Par ailleurs, lorsqu’il pleut, non seulement ni votre cheval ni vos pieds ne vous protègent de la pluie, mais les chemins deviennent boueux, glissants, parfois bloqués par des débordements de rivières. Or vous n’avez pas de carte pour trouver un “itinéraire bis“. 

Jean Trotin précise encore : « Grâce aux lettres de recommandation de ses protecteurs, il voyageait à peu de frais et recevait partout un accueil favorable. » Entendons par là que Froissart ne fréquentait sans doute pas les auberges, très peu nombreuses sur le territoire et considérées comme des coupe-gorges. Comme la plupart des voyageurs de l’époque, il devait loger chez des particuliers, « un parent, un ami, un confrère, un contact, voire un inconnu », c’était l’usage d’héberger les pèlerins et les “étrangers“.

 

Une solution pratique était de dormir chez l'habitant
(image extraite de Nota Bene sur Youtube)

Mais surtout, étant donné le nombre de dangers rencontrés, le voyageur ne se déplace jamais seul. Lorsque Froissart se rend quelque part, c’est parce qu’il suit le déplacement d’un roi, d’une cour, ou parce qu’il accompagne un chevalier dans un but précis. Au Moyen Age, le voyageur se doit d’être opportuniste.

C’est ainsi que, en 1365, « Froissart séjourna plusieurs mois en Ecosse auprès du roi David II Bruce (1324-1371) et l’accompagna dans son circuit à travers le pays, » écrit Jean Trotin qui donne le détail des trajets : 

 


 « David II est à Perth le 24 juillet, à Lindores Abbey dans le comté de Fife les 3 et 7 août, à Edimbourg le 13 août, de nouveau à Perth le 25 août, d’où il se dirige vers le nord car il est à Kildrummy (à l’ouest d’Aberdeen) le 9 septembre, à Dundee le 20 septembre. Il est de retour à Edimbourg le 2 octobre et y séjourne le reste de l’année. » On n’a pas tort de déclarer que, à cette époque, le trône est souvent une selle !

Froissart profite de ce voyage pour “interviewer“ le comte de Douglas « chez qui il demeura quinze jours au château de Dalkeith, à cinq lieues d’Edimbourg. Au retour, il passa par Carlisle. » (Longueur totale du trajet : environ 640 kilomètres).

 

"David II, roi d'Ecosse, reconnaît Edouard III, roi d'Angleterre, comme son suzerain féodal"
(image extraite de Wikipedia, Chroniques de Jean Froissart)

A Pâques 1366, il embarque à Sandwich (Angleterre) pour se rendre à Bruxelles, où il réside « dans le luxueux palais de Coudenberg, à la cour de son futur protecteur Wenceslas de Luxembourg (1337-1383), duc de Brabant ». A la fin de la même année il partit pour Bordeaux dans la suite du Prince de Galles (le « Prince Noir ») qui se rendait en Espagne pour y guerroyer contre un allié des Français, en passant par Nantes et La Rochelle. Il assiste au baptême du fils du Prince le 6 janvier 1367 à Bordeaux, ville que le Prince quitte en février 1367. Froissart l’accompagne jusqu’à Dax où, raconte Jean Trotin, « il reçut l’ordre de rentrer en Angleterre ».

 

Edouard III accorde la Guyenne à son fils le Prince Noir en 1362
(image extraite de Wikipedia)

Lionel d'Anvers, duc de Clarence (1338-1368)
(image extraite du site unofficialroyalty.com)

En avril 1368, il fait partie de la suite du duc de Clarence, fils cadet d’Edouard III, qui se rend à Milan pour s’y marier. Le roi de France Charles V accueillit tout ce petit monde à Paris du 16 au 20 avril. Puis le comte Amédée VI de Savoie les reçut dans ses résidences de Bourg-en-Bresse et de Chambéry, avant de les accompagner jusqu’à Milan. (Paris-Milan : 855 kilomètres)

 


Poursuivant son chemin, Froissart se rendit à Bologne, à Ferrare, et enfin à Rome, mais « la ville éternelle, alors à l’état d’abandon, le laissa apparemment indifférent, » regrette Jean Trotin. On ignore son itinéraire de retour. On sait qu’il était à Bruxelles lorsqu’il apprit la mort de la reine Philippa, le 15 août 1369, une nouvelle qui l’affecta beaucoup.

 

Il faut garder à l’esprit qu’au cours de tous ces déplacements, Froissart rencontre les grands de ce monde, ceux qui ont écrit l’Histoire avec leurs armées au long d’incessantes guerres. Ses notes s’amoncelant, fin 1369 Froissart commence la rédaction du premier livre de ses Chroniques, à la demande de Robert de Namur (1320-1392), ancien combattant de Calais en 1346 et veuf d’une sœur de Philippa. Son nouveau protecteur est Wenceslas de Luxembourg (chez qui, souvenez-vous, il a logé en 1366), pour qui il écrit son roman Meliador. « Sans doute ordonné prêtre à son retour d’Angleterre, poursuit Jean Trotin, Froissart devint en 1373, grâce à Wenceslas, curé d’Estinnes-au-Mont, près de Binches, jusqu’en 1384. » Selon A. Fourrier, cité par J. Trotin, « cette cure comptait parmi les dix plus importantes de cette circonscription du diocèse de Cambrai et rapportait à son titulaire un revenu de quarante livres tournois. »

 

Wenceslas de Luxembourg (1337-1383)
(image extraite de Wikipedia)

Le 4 novembre 1380, il accompagne Wenceslas à Reims pour assister au sacre de Charles VI (Bruxelles-Reims : 195 kilomètres). Mais son protecteur, atteint de la peste, meurt le 8 décembre 1383.

 

Froissart bénéficia alors de la protection de Guy de Châtillon (1346-1397), seigneur de Chimay et de Beaumont, comte de Blois, qui avait épousé une nièce de Robert de Namur et était lui-même un petit-fils de Jean de Hainaut, le premier protecteur de l’écrivain. Froissart abandonne la cure d’Estinnes et devient chapelain de Beaumont, trésorier du chapitre de Sainte-Monegonde (Chimay), au diocèse de Liège. Durant l’hiver 1385 il se rend à Cambrai pour assister à divers mariages, en mars 1386 il assiste à Blois aux fiançailles du fils de son protecteur, et à son mariage en août à Bourges. Il rentre avec le duc de Berry, amateur d’art, mécène (les Très Riches Heures du Duc de Berry, c’est lui) et accessoirement père de la mariée. Il passe peut-être par Valenciennes (tente Jean Trotin sans grande conviction), se rend à L’Ecluse puis, en 1387, à Gand.

 

Jean de France, duc de Berry (1340-1416)
(image extraite du site bourges-cathedrale.fr)

Et nous voici en 1388, une année à marquer d’une pierre blanche dans la succession des voyages de Froissart. Il a alors 50 ou 51 ans et vient d’achever le deuxième livre de ses Chroniques. Il s’ennuie un peu dans les Flandres, où la paix règne trop tranquillement à son goût. Il voudrait se rendre dans le sud et rencontrer le comte de Foix, le célèbre Gaston Fébus (1331-1391), pour lui faire raconter ses faits d’armes et entendre les chevaliers du sud apporter leurs connaissances sur les guerres méridionales.

 

Gaston Fébus à la chasse
(image extraite de Wikipedia)

Après avoir baguenaudé le long de la Loire à la suite de son protecteur (Blois, Château-Renault, Angers…), il obtient de Guy de Châtillon son congé et des lettres de recommandation pour le comte de Foix. Le voyage et le séjour vont durer cinq mois et donner lieu à la rédaction du Livre III des Chroniques, un récit qui régale encore aujourd’hui tous les curieux de l’art de vivre au Moyen Age.

 

Itinéraire de Froissart, de Carcassonne à Orthez en 1388.
Carte dressée par Claudie Arin dans son livre
"Voyage dans les Pyrénées à la rencontre de Fébus"

La première mission de Froissart est d’aller chercher près de Montpellier quatre lévriers (nommés Brun, Roland, Hector et Tristan), cadeau du comte de Blois au comte de Foix car le lévrier est alors l’animal préféré des grands de ce monde. Il traverse donc le Berry, l’Auvergne, atteint le Languedoc puis rejoint Carcassonne. Bizarrement, aucune indication n’est donnée sur qui l’accompagne dans cette longue traversée. Plus tard, Froissart parti de Carcassonne et arrivé à Pamiers, avoue : « Je m’y arrêtais quelque temps (à Pamiers), en espérant rencontrer quelqu’un qui irait en pays de Béarn où résidait le comte de Foix, et qui pourrait m’y accompagner, » car, précise-t-il, « j’hésitais quelque peu sur la route à prendre. » Souvenez-vous, au Moyen Age, pour bien des raisons, on ne voyage pas seul. Froissart a de la chance : « Alors que j’étais depuis trois jours dans cette ville (à Pamiers), se présenta par hasard devant moi un chevalier du comte de Foix qui revenait d’Avignon. Il s’agissait d’un homme nommé Espaing du Lyon, vaillant et sage, et très beau chevalier, qui devait avoir cinquante ans. Je me mis en sa compagnie, et il en fut très heureux, pour connaître grâce à moi les nouvelles de France. Nous fîmes ainsi dix jours de route ensemble pour arriver à Orthez. »

 

De ville en ville et de lieue en lieue, les deux compagnons déjeunent et logent dans des châteaux appartenant à Gaston Fébus – chaque étape étant l’occasion de raconter une anecdote édifiante sur l’histoire des lieux. Les récits d’assauts, d’escarmouches, de pillages, de prises d’otages, de rançonnages, se succèdent, à cheval entre les deux hommes, puis sous la plume de Froissart.

L’écrivain partage aussi ses effrois : « Nous pensions passer le pont sur la Garonne […] mais nous ne pûmes car la veille il était tombé des pluies diluviennes qui avaient mis en crue une autre rivière […] Elle avait tant grossi qu’elle avait gonflé les eaux de la Garonne à tel point qu’une grosse arche du pont de bois n’avait pas résisté et s’était rompue. […] Le lendemain le chevalier décida de passer la rivière en bateau. […] Nous avons fini par pouvoir passer de l’autre côté avec nos chevaux. Mais je vous assure que nous avons traversé la Garonne à grand peine et à grand péril. Le bateau qui nous a fait passer n’était pas très grand, et il ne pouvait y entrer que deux chevaux à la fois avec ceux qui les tenaient et les hommes qui conduisaient le bateau. » 

 

Les voyages en bateau étaient encore plus dangereux que les voyages à cheval
(image extraite de Nota Bene sur Youtube)

La sérénité retrouvée, les récits de batailles et de combats reprennent. « Les récits d’Espaing du Lyon me divertissaient beaucoup, avoue Froissart, je les écoutais avec un immense plaisir, et du coup le voyage me paraissait bien plus court. » Mais il n’oublie pas pourquoi il est venu : « dès que nous descendions dans une auberge (qui ont fini par succéder aux châteaux), tout au long de la route que nous avons faite ensemble, je les notais par écrit (les récits) pour en avoir un meilleur souvenir plus tard. Car pour garder un souvenir exact des choses, il n’y a rien de tel que de le mettre par écrit. »

 

Enfin les deux compères arrivent à Orthez, « au moment du soleil couchant ». Froissart descend « à l’auberge de la Lune, chez un écuyer du comte, Ernauton du Pin, qui me reçut avec joie parce que j’étais Français. » En pleine nuit Gaston Fébus le fait appeler : « Quand il me vit il me fit bon accueil et me retint en son hôtel, où je suis resté plus de douze semaines, mes chevaux bien nourris, et pris en charge pour tout le reste. » Et c’est pour entendre ses poésies, toujours, que le comte retient l’écrivain, notamment Meliador  dont il lui fait la lecture.

 

Froissart rencontre Gaston Fébus à Orthez
(image extraite de Wikipedia, Chroniques de Jean Froissart)

C’est peu dire que notre Froissart s’est plu à la cour du comte de Foix : il ne tarit pas d’éloges à son égard. « C’est là que j’ai appris le plus de choses sur les faits d’armes qui s’étaient produits en Espagne, au Portugal, en Navarre, en Aragon, en Angleterre, en Ecosse et aux frontières du Languedoc. » Avouez qu’on le voit se frotter les mains lorsqu’il se réjouit de la sorte !

 

Riche de mille histoires et renseignements historiques, Froissart quitte Orthez début mars 1389, avec une délégation qui part pour Avignon. Elle accompagne Jeanne de Boulogne rencontrer le pape Clément VII avant de la conduire à son futur époux, Jean duc de Berry (oui, nous avons déjà croisé ce duc en 1386, au mariage de sa fille). C’est à nouveau Jean Trotin qui raconte : « On passa par Tarbes, Toulouse et Villeneuve-les-Avignon, » où Froissart arriva le 21 mai. Il parvint à Orange et, par Lyon et la région du Forez, arriva à Riom où le mariage fut célébré le 6 juin 1389. Il remonta à Paris avec le premier chambellan de Charles VI, et assista le 22 août à l’entrée solennelle d’Isabeau de Bavière et aux fêtes données en son honneur.

Après trois jours à Crèvecoeur-sur-Escaut, puis quinze jours à Valenciennes, Froissart rejoint Guy de Blois à Schoonhoven en Hollande, avant de revenir à Valenciennes en 1390 pour rédiger son fameux Livre III des Chroniques. Le quatrième Livre suivra de 1390 à 1400.

 

Juin 1793 : Froissart est à Abbeville ; 1394 : il est à Valenciennes ; juillet 1395 : dernier voyage en Angleterre. 

 


Il est cette fois muni des lettres de recommandation d’un nouveau et ultime protecteur, Aubert de Bavière (1358-1404), comte de Hainaut. Il est présenté au roi Richard II, fils du « Prince Noir », au baptème de qui il avait assisté à Bordeaux en 1367. Il séjourne dans les différentes résidences royales anglaises (Eltham, Chertsey, Kingston, Windsor), puis au château de Pleshey chez le duc de Gloucester. Il rentre en France à la mi-octobre 1395.

Un an plus tard il se trouve à Saint-Omer, puis se retire, semble-t-il, à l’abbaye de Cantimpré, aux portes de Cambrai. La date et le lieu de sa mort ne sont pas connus. On a coutume de parler de Chimay, et d’une date entre 1404 et 1410. Je n’ai pas d’opinion sur la question.

 

Son portrait non plus, n’est pas très connu. On pense que le plus “véridique“ est celui de Jacques de Boucq, gardé à la Bibliothèque d’Arras, sur lequel Froissart aurait environ 60 ans :

 

(image extraite de Wikipedia)

Une miniature figurant dans ses Chroniques le représente travaillant à sa table « dans sa forge » comme il dit :

 

(image extraite de Wikipedia, Chroniques de Jean Froissart)

Plus fantaisistes, existent aussi deux représentations du poète pleines de romantisme :

 


(image extraite du livre "Archives historiques et littéraires du nord de la France
et du midi de la Belgique" d'Arthur Dinaux)

La poste belge, en 1977, s’est inspirée de la miniature pour rendre hommage au grand homme.

(image Association Philatélique Senlisienne)

A Valenciennes, Henri Lemaire s’est plutôt rapproché du portrait d’Arras pour sa statue inaugurée en 1856 :

 

Le Monument à Froissart, à Valenciennes
(photo personnelle)

Pour autant, aucune de ces représentations ne rend hommage à la conscience professionnelle de notre écrivain : les milliers de kilomètres qu’il a parcourus à dos de cheval pour interviewer ses contemporains auraient dû lui valoir une statue équestre, vous ne trouvez pas ?

 

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Mes sources :

« Vie et Œuvre de Jean Froissart » par Jean Trotin in Valentiana n°4, décembre 1989.

Jean Froissart, Voyage dans les Pyrénées à la rencontre de Fébus par Claudie Arin, 2006.

« Comment voyage-t-on au Moyen Age ? » et « Pourquoi voyage-t-on au Moyen Age ? » par Nota Bene sur Youtube.

lundi 7 juillet 2025

Qui eut le front d'affronter La Madeleine ?

 Lorsque vous évoquez à Valenciennes le nom du sculpteur Henri Lemaire, viennent immédiatement à l'esprit trois statues de bonne taille installées en ville, dont il est l'auteur : les figures de l'Escaut et de la Rhonelle au sommet de l'Hôtel de Ville, et l'évocation de Jean Froissart trônant au centre de son joli monument inauguré en 1856.

L'Escaut et la Rhonelle
(photos personnelles)

Le monument à Froissart
(carte postale non datée, sur le site valenciennes.fr)

Mais l'oeuvre de Lemaire est beaucoup plus vaste, et sa vie, commencée petitement, fut celle d'une des personnalités les plus en vue de son temps.

Henri Lemaire est né à Valenciennes, rue Pissotte (aujourd'hui rue des Déportés du Train de Loos), le vingt Nivose Sixième année républicaine (soit le 9 janvier 1798), fils de Christophe, "tailleur de profession", et de Rosalie Wargnies, "son épouse en légitime mariage".


(Archives départementales du Nord)

Sur le registre du recensement de l'An 7, on voit que Rosalie était dentellière, et que Henri avait déjà deux frères plus âgés, Casimir et Léandre, tous deux nés d'un premier mariage du papa.

(Archives municipales de Valenciennes)

Le site geneanet.fr apporte quelques explications : Christophe Lemaire avait d'abord épousé Marie-Françoise Wargnies, une soeur aînée de Rosalie. Par ailleurs, ces deux soeurs avaient aussi un frère, Pierre Wargnies. Celui-ci était le père d'Adèle Wargnies épouse de Joseph Carpeaux, donc le grand-père de notre Jean-Baptiste Carpeaux. Les deux célèbres artistes sculpteurs étaient proches cousins !


Si Christophe Lemaire, comme on le voit sur l'acte de naissance de son fils, ne savait ni lire ni écrire ("j'ai rédigé le présent acte que Lemaire père de l'enfant n'a pu signer pour ne savoir écrire", précise l'officier municipal), il envoie cependant son fils Henri à l'école. L'école est gratuite, comme le sont aussi les cours des Académies que le jeune garçon commence à fréquenter à l'âge de dix ans. Mais ce premier apprentissage va être malmené, et même interrompu, par les circonstances : le besoin d'argent de la famille, le décès de Christophe en 1813, l'occupation de Valenciennes par les Anglais en 1815. Henri doit travailler, il devient expéditionnaire chez le notaire Dupire, puis commis dans un bureau de loterie, puis "peintre en équipages" (les voitures à cheval).

De retour aux Académies, il entre dans la classe du peintre Momal et du sculpteur Léonce de Fieuzal et remporte plusieurs médailles, dont la médaille d'honneur de sculpture en 1816.

Délibération du 13 juillet 1816 : Hommage fait par le Jeune LeMaire du buste de François 1er au Conseil Municipal.
Le Conseil a accueilli l'hommage qui lui a été fait par le Sieur Lemaire fils âgé de 18 ans élève à l'académie, du buste de François 1er Roi de France. Il a délibéré qu'il serait offert audit Lemaire par forme d'encouragement une somme de Deux cents francs sur les fonds dit, Caisse des Alliés.
(Archives municipales de Valenciennes)

La municipalité lui octroie fin 1816 une pension pour s'inscrire à l'Ecole des Beaux-arts de Paris, dans l'atelier de Pierre Cartellier. Sa formation va le conduire à se présenter au concours du Prix de Rome, qu'il remporte en 1821. Il devient ainsi pensionnaire de la Villa Médicis de 1822 à 1827. La première oeuvre qu'il envoya est un "Titan foudroyé" qui fit grande impression, par sa force et ses dimensions colossales. "Il nous fait peur !", aurait commenté le sculpteur Pradier.

La tête du Titan foudroyée, photographiée dans les réserves du musée de Valenciennes
(image extraite du site webmuseo.com)

De retour à Paris, Henri Lemaire commence les expositions et "débute au Salon". Dès 1828 il se crée une bonne réputation avec son bas-relief "La mort du général Marceau" destiné à l'Arc de Triomphe. Et c'est l'année suivante qu'il atteint la consécration, lorsqu'il remporte le concours ouvert pour l'exécution du fronton de l'église de La Madeleine à Paris.

(image extraite du site paris1900.lartnouveau.com)

Vingt-deux sculpteurs (y compris Pradier) prirent part à ce concours, dont le thème était laissé au libre choix des artistes mais devait évoquer "un trait de la vie de sainte Madeleine ou tout autre sujet propre à rappeler la pieuse destination de l'édifice". Lemaire a choisi de représenter le Jugement Dernier, Madeleine implorant le pardon du Christ qui sépare les bons et les méchants.

La presse valenciennoise s'intéresse de près au concours dès qu'il apparaît que le candidat "local" en prend la tête. Ainsi "Le Courrier du Nord" fait paraître cet entrefilet dès le 27 avril 1830 :

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Tandis que le 8 mai suivant, ce même journal fait retentir les trompettes de la renommée :

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Dès son installation, dès même sa conception, le fronton monumental imaginé par Henri Lemaire va faire l'objet d'une multitude de commentaires éblouis, célébrant le génie de l'artiste et le savoir-faire du sculpteur — certains se permettant cependant d'indiquer que dans ce coin-ci ou dans cette perspective-là, il aurait pu faire mieux : "M. Lemaire nous permettra d'ajouter que les parties aiguës du fronton laissent à désirer sous le rapport de l'ensemble" ("La Gazette" citée par "Le Courrier du Nord" du 1er mai 1830) ; "dans quelque partie on remarque un peu de rondeur et de mollesse […]. La position de la Madeleine à genoux […] est peu favorable à la sculpture en bas-relief" ("Le Journal des Débats" du 9 mars 1834, cité par Arthur Dhinaux dans les "Archives du Nord de la France et du Midi de la Belgique"). Tous les autres sont dithyrambiques, quand ils ne se lancent pas dans de fines analyses des messages métaphoriques cachés derrière les personnages représentés, Madeleine à genoux signifiant par exemple "le repentir de la nation".

(image extraite du site paris1900.lartnouveau.com)

J'ouvre une parenthèse à propos de ce concours, ayant lu dans "Le Courrier du Nord" du 29 avril 1830 cette petite info :

(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

L'historien Jacques de Caso, dans son livre "David d'Angers : l'avenir de la mémoire", nous apprend de quoi il s'agissait : "La décision la plus remarquable fut celle de l'étonnant sculpteur Bra qui s'arrêta à une composition ambitieuse dont l'idée était de montrer Louis XVI s'offrant, avec sa famille, en holocauste près d'un billot et d'une hache qu'il représentait, comme le remarquèrent certains, "encore fumante"." (Théophile Bra est l'auteur de la Déesse perchée sur sa colonne, sur la Grand Place de Lille.)

Le 4 février 1834, les échafaudages permettant la réalisation du travail de sculpture furent enlevés — et dans la foulée, Henri Lemaire fut fait chevalier de la Légion d'honneur (il sera promu officier en 1843).

"L'Echo de la Frontière", 20 février 1834
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

A Valenciennes, l'enthousiasme frise le délire. "L'Echo de la Frontière" suit pas à pas les faits et gestes de l'artiste revenu quelques jours dans sa ville natale, et soumis à tous les honneurs possibles et imaginables, fêtes, discours, réceptions, chansons, visites officielles (des Académies, du musée), et bien sûr banquet :

"L'Echo de la Frontière", 20 mars 1834
(Bibliothèque municipale de Valenciennes)

L'édition du 25 mars 1834 du journal donne absolument tous les détails de cette somptueuse réception qui a dû, sans aucun doute, durer plusieurs heures !

Cependant, Henri Lemaire continue bien sûr de travailler. Ses oeuvres sont visibles tant à Valenciennes que dans d'autres villes, mon propos n'étant pas d'en présenter le catalogue. J'en ai choisi quelques-unes qui montrent les diverses facettes du talent de l'artiste, par exemple :

 

Jeune fille effrayée par une vipère, 1831, musée de Valenciennes
(image extraite du site webmuseo.com)

L'Envie, 1834, musée de Valenciennes
(image extraite du site art.rmngp.fr)

Jacques-Edouard Quecq, sans date, musée de Cambrai
(image extraite du site webmuseo.com)

Léonce de Fieuzal, 1845, musée de Valenciennes
(image extraite du site webmuseo.com)

Ville de Strasbourg, 1849, Gare de l'Est à Paris
(image extraite du site paris1900.lartnouveau.com)

Napoléon 1er, 1854. Originellement placée dans la cour de la Vieille Bourse, la statue se trouve au Musée des Beaux-arts de Lille depuis 1997.
(image extraite du site napoleon.org)

Villes de Calais et de Valenciennes, 1867, Gare du Nord à Paris
(photo personnelle)

A l'international aussi, l'artiste est très demandé. Le tsar Nicolas 1er l'appelle en Russie en 1838 pour travailler sur l'église Saint-Isaac à Saint-Pétersbourg. Le travail sera terminé en 1840 mais Lemaire refusera de rester sur place malgré les ponts d'or qui lui furent proposés par le tsar. En 1851, c'est la reine Victoria qui fait appel à ses talents en lui commandant une tête de Christ.

Honneurs et distinctions ont récompensé la carrière de Lemaire. En 1845, il entre à l'Académie des Beaux-arts et est nommé membre de l'Institut. En 1856, il devient professeur à l'école des Beaux-arts de Paris. Et par-dessus le marché, il est élu député dans la 3e circonscription du Nord en 1852. Il était ce qu'on appelle un "candidat officiel", on attendait de ces députés qu'ils s'associent à l'établissement du régime impérial de Napoléon III. Elu à une écrasante majorité (21.170 voix sur 24.027 votants) et réélu en 1857 dans les mêmes conditions (21.015 voix sur 21.148 votants), Henri Lemaire a toujours voté avec la majorité dynastique. Il a quitté l'Assemblée nationale en 1863.

Portrait non daté
(image extraite du site gallica.bnf.fr)

Henri Lemaire est mort chez lui, à Paris, le 2 août 1880, dans sa maison du 3 rue Jean Bart où se trouvait son atelier et où il vivait depuis quelque quarante ans. Resté célibataire, cet homme couvert d'honneurs n'en était pas moins généreux. L'historien d'art Jean-Claude Poinsignon, dans son livre "Sortir de sa réserve", le souligne : sa générosité se manifesta "tant envers sa ville natale, à laquelle il laissait de nombreuses oeuvres, qu'envers les jeunes artistes pour lesquels il fit instituer une bourse d'étude à Valenciennes et un prix de Sculpture à Paris par deux legs importants." (page 357)

(image extraite du site Wikipédia)

A sa demande, il a été inhumé au cimetière Saint-Roch de Valenciennes. Son monument funéraire est dû au ciseau de Gustave Crauk.

lundi 5 mai 2025

Comment faire face à cette série noire de peur bleue ?

(image Gallica, BnF)
 

Valenciennes a subi au XIXe siècle (1832, 1849, 1854, 1866) quatre épidémies de choléra, contre lesquelles la ville n’a jamais réussi à se défendre correctement. Et pour cause : on ignorait, avant 1884, l’existence puis la détermination de la bactérie qui transmettait la maladie. 


Ce graphique montre le nombre de décès enregistrés à l’état-civil de Valenciennes au cours des quatre années concernées, mois par mois. En 1832 (ligne noire), le pic de décès se produit en mai ; en 1854 (ligne bleue), en août et septembre ; en 1866 (ligne verte), en septembre et octobre ; en 1849 (ligne rouge), on ne distingue pas vraiment de pic, les décès restent très nombreux de mars à septembre. Les actes d’état-civil ne donnent pas la cause du décès, bien sûr, mais il semble évident que le surnombre des actes soit dû au choléra. 

« La peur bleue », l’expression vient de ces attaques du « choléra morbus » dont les symptômes sont de fortes diarrhées, des vomissements, des crampes musculaires, et le bleuissement de la peau. En 1832, on ignore les causes de la contagion. On soupçonne les vêtements et textiles venus d’Angleterre (Londres fut touchée avant Paris) et on interdit leur importation dès août 1831. On soupçonne aussi les courriers qui circulent dans tout le pays, on ordonne de les “purifier“ (« Les lettres seront purifiées ou par l’immersion dans le vinaigre, ou par des fumigations (1) »). On soupçonne encore la consommation excessive d’alcool : « Cette terrible maladie n’a attaqué, jusqu’à présent, que des individus adonnés à l’usage de liqueurs fortes (2) ». D’ailleurs, sur un document intitulé « Etat des habitants de la ville de Valenciennes qui ont été atteints du choléra… », une des colonnes de renseignements, à côté du nom, de la profession, etc., demande ces précisions : 

Dire si cet individu était maladif, s’il était adonné à la boisson et dans quelle classe de la société il se trouvait. (Archives municipales de Valenciennes.) 

« Dans quelle classe de la société il se trouvait » parce qu’il apparaît de plus en plus clairement que l’état sanitaire du logement entre pour une bonne part dans la contagion. En 1846, le docteur Abel Stievenart s’offusque, dans sa « Topographie historique et médicale de Valenciennes (3) », du manque de salubrité de la ville. Il cite les rues « les plus peuplées, les plus sales, les plus insalubres » (pp. 197-198). Il dénonce la piètre construction et la mauvaise situation des lieux d’aisance avec leurs « exhalaisons fétides » (pp. 201-202). Il s’inquiète de la qualité de l’eau : « On attribue à raison une foule de maladies à la viciation des eaux potables » (p. 269). Il regrette les plantations d’arbres, qui procurent trop d’ombre et empêchent l’air de circuler : « L’autorité rendrait donc un grand service à la ville en faisant abattre tous les arbres qui avoisinent les habitations » (p. 283). Il décrit ces habitations misérables (« Allons frapper à la porte du pauvre », c’est sa formule page 289), et il conclut page 301 : « La basse classe est celle qui fournit le contingent le plus élevé de malades car c’est sur elle que pèsent les principales causes morbides : habitation resserrée et humide, nourriture malsaine ou insuffisante, défaut de vêtements ou de propreté, excès de travail ou de débauche. » 

De ce point de vue, les chiffres parlent en effet. J’ai choisi deux quartiers ouvriers, Saint-Waast là-haut et l’Ecorchoir, situés à deux points opposés de la ville, et j’ai compté le nombre de décès mois par mois. Sautent aux yeux les pics de mai 1832, août 1854, octobre 1866, et l’hécatombe de 1849, notamment parmi les mineurs (mais pas seulement) de Saint-Waast là-haut. Frappant aussi, le nombre de bateliers dont, en 1832, le décès est déclaré à Valenciennes parce que leur bateau s’y trouvait, « arrivé sur le Canal de l’Escaut ». 

La presse relate les réactions de colère de cette classe ouvrière, qui accuse “les riches“ d’empoisonner “les pauvres“ : « C’était le gouvernement qui payait les médecins pour empoisonner les malades, les riches accaparaient tous les médicaments, le vin des marchands et l’eau de fontaine étaient empoisonnés, » font partie des accusations rapportées par L’Echo de la Frontière du 4 avril 1832 en parlant d’émeutes déclenchées à Paris. 

Pourtant, le pays pensait s’être préparé. Dès l’été 1831, le gouvernement a pris des mesures pour « organiser le service sanitaire ». C’est le ministre du Commerce et des Travaux publics (en 1832 il s’agit du Comte d’Argout) qui est chargé de ce lourd dossier, relayé “sur le terrain“ par les préfets et les sous-préfets. 

Antoine, comte d'Argout (1782-1858)
Il contractera le choléra en avril 1832, mais en réchappera.
(image appl-lachaise.net)
Baron Alexandre Méchin (1772-1849), Préfet du Nord en 1832.
(image Wikipédia)

Ainsi, en août 1831, il est décidé de former des Intendances sanitaires dans tous les départements frontaliers et des Commissions sanitaires dans les chefs-lieux de ces départements, de dresser dans chaque ville des tableaux des médecins, chirurgiens, pharmaciens et officiers de santé, de prévoir de pouvoir transformer un local en lazaret, de repérer un site pouvant servir de cimetière. L’ordonnance est signée de Louis-Philippe en personne. La mise en place de ces mesures nous vaut une abondante correspondance entre le maire (Jean-Baptiste Flamme) et le sous-préfet (Jules Waymel), conservée aux Archives de Valenciennes, ainsi que des documents qui répondent aux questions ci-dessus, par exemple les noms des médecins : 

Les locaux pouvant être transformés en lazarets, par quartier : « le Pavillon Chinois, le Pavillon St-Michel, l’usine de Mr Orban, la maison de Mad. la veuve Lalaine » ; les lieux qui pourraient être destinés aux sépultures communes : le Bastion de la Place verte, le Bastion Ferrand, le Bastion de la Porte du Quesnoy, et un site “près le Magasin“. Par ailleurs, les membres de la Commission sanitaire de l’arrondissement de Valenciennes sont nommés : Messieurs Charpentier, médecin à Valenciennes, Legrand idem, Thiebaut idem, Lachèze idem, Hamoir Jean-Edmond, ingénieur à Valenciennes, De Mathieu, propriétaire, Hazard Jean-Baptiste négociant, et Charpentier Benoît propriétaire.
Bref, dès l’été 1831, la ville est prête à combattre « le terrible fléau ». 

Les pauvres gens, les « indigents » comme les appelle la municipalité, font l’objet de tous les soins organisés à l’échelon local. Leurs maisons sont « blanchies à l’eau de chaux », censée les prévenir de toute humidité malsaine. On repave les rues les plus insalubres, on réorganise le service de l’enlèvement des boues, on empêche la formation des fumiers, « ordre a été donné de faire disparaître des habitations tous les animaux immondes et inutiles ». « L’administration des Hospices fournira de nouvelles paillasses aux indigents. Ceux-ci pourront avec un billet de leur médecin se procurer du chlorure de chaux à la pharmacie des Hospices ».
Le Courrier du Nord offre d’éditer à l’intention « des familles indigentes de notre ville » un livret « d’instructions pour se garantir du choléra morbus » (avril 1832). Monsieur Auguste Pochez (par ailleurs membre du Conseil municipal) offre à la ville, « pour la classe indigente seulement », 110 litres de chlorure de chaux en expliquant que « le chlorure a la propriété de décomposer l’air et de le purger de ses miasmes putrides et fétides ». Pareillement, Monsieur Tancrède Lenquet, de Marly, offre à Valenciennes « un tonneau contenant cent livres de chlorure de chaux. » (avril 1832).
Enfin, fin avril 1832, le ministre du Commerce et des travaux publics ouvre « un crédit additionnel de douze mille francs au budget de [la] commune » pour faire face aux dépenses causées par les mesures à prendre contre le choléra. 

Cela n’aura pas suffi. Dès le 1er mai 1832, la presse annonce que « le choléra a éclaté parmi nous. […] Samedi dernier, un jardinier a succombé à l’Hôtel-Dieu, après avoir laissé apercevoir tous les symptômes du choléra. (4) » On cherche à comprendre comment s’est propagée la maladie. Le Courrier du Nord se lance dans des explications (1er mai 1832) : « Dans un air humide et infect, il se crée souvent des insectes imperceptibles que le courant entraîne, qui se mêlent à notre respiration, et qui peuvent produire […] cette désorganisation de la vie dont le choléra offre l’affreux phénomène. »
Autre cause envisagée : la bière de mauvaise qualité. Or à Valenciennes, il vaut mieux boire de la bière que de l’eau, alors une société savante déclare que la bière est « une boisson très saine et très convenable quand elle est bien préparée » (L’Echo de la Frontière, 5 mai 1832).
L’académie de médecine réfléchit elle aussi, et constate que « le tabac n’est pas un préservatif du choléra : 27 ouvriers de la manufacture de Paris ont succombé à l’épidémie. » L’aliénation mentale, en revanche, ferait rempart à la contagion : « Dans la maison de Charenton, aucun fou n’a été atteint de l’épidémie. » Un Monsieur Touzet fait état de ses expériences scientifiques : « il a recueilli l’air expiré par les cholériques, et il a constaté que le sang, pendant l’attaque du choléra, perd peu à peu la propriété d’exhaler l’acide carbonique et d’absorber l’oxygène de l’air. (5) »
Enfin, Le Courrier du Nord rapporte le conseil d’une « dame de Marseille », qui « assure que pour bien connaître la cause et la nature de l’épidémie régnante, il serait à désirer qu’on consultât le somnambulisme magnétique » (5 mai 1832). 

A défaut de comprendre la cause de la maladie, on comprend pourquoi elle entraîne autant de décès : les malades attendent trop longtemps avant d’appeler les secours. Dès le 25 avril, L’Echo de la Frontière conseille de « ne pas perdre un seul instant pour appeler le médecin lorsque les premiers symptômes se déclarent, car du moindre retard peut dépendre le sort de l’individu attaqué » ; le même journal déplore le 12 mai suivant : « On ne transporte encore à l’Hôtel-Dieu que des cholériques parvenus au plus haut période de leur maladie, qui n’ont plus pour la plupart que quelques heures d’existence. Ceci explique la grande mortalité qui existe dans cet établissement. »
En effet, lorsque je compare le nombre de décès survenus à l’Hôtel-Dieu (qui est un hôpital), à l’Hospice général (qui n’est pas un hôpital mais un hébergement pour personnes âgées) et à l’Hôpital militaire, le premier est certainement celui qui accueille le plus de patients atteints du choléra. En 1832, je note aussi le nombre élevé de décès à l’hôpital militaire, une hécatombe qui ne se produit pas les autres années étudiées, mais je n’ai pas d’explication… 

De nombreuses personnes, bien sûr, décèdent chez elles. C’est pourquoi on demande aux « médecins et chirurgiens de la ville qui auront traité des cholériques » de transmettre chaque jour aux autorités les “bulletins“ des personnes soignées, unique moyen de « constater exactement le nombre des malades ». Les Archives municipales ont conservé quelques-uns de ces “bulletins“, plus ou moins laconiques. 

Une jeune fille de 13 ans, tombée malade le 3 mai 1832.
Symptômes caractéristiques du Choléra, observés sur l’individu :
Vendredi – diarrhée blanche, crémeuse, continuelle ; vomissement fréquent ; absence du pouls radial ; extrémités froides, livides, nez froid, œil cholérique, cerné, porté en haut.
Traitement – infusion de thé, athérée (bouillie), très chaude, laudanisée ; synapismes athérés, aux mains, aux pieds, sur le corps, sur tout le ventre ; frictions sur les membres avec teinture de cantharide et essence de térébenthine ; lavement excitant. Le pouls reparait. 10 sangsues à l’épigastre.
Samedi de grand matin réaction fébrile, inflammatoire, violente. 

Une ouvrière de 55 ans, tombée malade le 11 mai 1832 « à 8h du matin ».
Symptômes caractéristiques du Choléra, observés sur l’individu :
Tous. Signé Delaunay. 

On ignore si la jeune fille de 13 ans a survécu à son traitement. En 1832, les remèdes sont terriblement empiriques. Du moins, ceux qu’administrent les médecins gardent quelque chose de médical, mais ceux qu’on lit dans les journaux sont parfois encore plus inquiétants. Voici un exemple trouvé dans Le Courrier du Nord du 2 novembre 1848 : 

En 1832, L’Echo de la Frontière rapporte une information parue en Belgique – pays qui a instauré une quarantaine de six jours à sa frontière avec la France – indiquant « un moyen expéditif pour purger la quarantaine : il consiste à être plongé dans un bain de vinaigre dit des quatre voleurs. » C’est un vinaigre dans lequel ont macéré des plantes et des épices. 

(L'Echo de la Frontière, 4 avril 1832 - Bibliothèque municipale de Valenciennes)

En 1854, c’est Le Courrier du Nord qui s’astreint à diffuser l’information selon laquelle l’utilisation de “l’Esprit de camphre“ « opère la guérison certaine des premiers symptômes du choléra. » Cependant, l’usage de ce remède (composé « d’une partie de camphre dissoute dans 19 parties d’alcool à 32 degrés ») n’est pas si simple. « On en verse une première fois trois gouttes dans une petite cuillère ; on les recueille avec la langue ; puis, mais avec deux gouttes seulement, on recommence et continue de cinq minutes en cinq minutes pendant une demi-heure et quelquefois plus… Le jour où l’on s’est guéri par ce traitement, il faut faire diète absolue. »

En 1866, Monsieur Corriez, pharmacien-médecin à Montières-les-Amiens, fait paraître un petit opuscule d’une quinzaine de pages, intitulé « Notice sur l’épidémie actuelle ». Il écrit en couverture « Si l’on meurt encore du choléra / c’est qu’on le voudra. » et il termine son propos par ce Nota Bene : « Venez à Montières, vous verrez qu’en suivant mon traitement on ne meurt pas du choléra. »
En 1866 encore, les sieurs Desespringalle et Moreau, fabricants de produits chimiques à Lille, font savoir aux maires qu’ils ont créé une préparation qui « annihile complètement les miasmes », qu’ils l’ont appelée Le Fluide sanitaire, et que la ville de Valenciennes peut se la procurer chez Mr Persignat.
En 1866 toujours, Monsieur Léopold Ghisbain, pharmacien à Rouveroy (Hainaut, en Belgique), informe notre maire qu’il met à sa disposition un « élixir composé d’après une recette spéciale pour prévenir et guérir le Choléra. » Prix : 1 franc le flacon.
Bref, il semble que les affaires marchent bien pour les pharmaciens. 

Et comme l’argent reste toujours le nerf de la guerre, quêtes et dons se multiplient pour faire face aux dépenses dues à ces épidémies qui se répètent. A Valenciennes, tout le monde est mis à contribution et Monsieur Hazard, caissier de la Commission sanitaire en 1832, tient scrupuleusement ses comptes. 

Etat général des fonds versés depuis le 27 avril 1832 jusqu’au 31 décembre inclusivement, par divers, à la commission sanitaire de la ville de Valenciennes provenant d’une souscription en faveur des pauvres de la dite ville, pour leur délivrer des aliments, chaussures, couvertures etc. à l’effet de les préserver du Choléra Morbus. (Archives municipales de Valenciennes). 

On retrouve parmi les donateurs les deux journaux L’Echo de la Frontière et Le Courrier du Nord qui ont lancé des souscriptions dès le déclenchement de l’épidémie en 1832, la loge des francs-maçons La Parfaite Union, la Société des Incas (société charitable valenciennoise) et bien sûr beaucoup de personnes “anonymes“. Toutes les dépenses sont expliquées : achat de pain, de viande, de riz, « en faveur des pauvres ».
Si les journaux ont organisé des souscriptions, ils se sont également crus autorisés, en 1832, à mentionner dans leurs pages, non seulement le nombre de cas déclarés et de décès (à la une dès avril 1832), mais aussi les noms et professions des personnes atteintes. 

(Le Courrier du Nord, 3 mai 1832 - Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Il est vite mis un terme à cette pratique qui ne peut qu’affoler la population : 

(Le Courrier du Nord, 8 mai 1832 - Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Et même, dès le 7 mai, les journaux annonceront que le choléra régresse à Valenciennes, que les cas sont de moins en moins nombreux, que bientôt on n’en parlera plus… Balivernes bien sûr, mais il faut comprendre qu’on cherche à ne pas inquiéter les familles. 

Lorsque les épidémies seront terminées, tant en 1832 qu’en 1849, 1854 et 1866, le gouvernement cherchera à connaître les personnes les plus méritantes pour les récompenser. A Valenciennes, en 1832, il s’agit de Monsieur Hirsch, aide major du 2e régiment de Hussards, qui recevra la Croix de la Légion d’honneur, et du médecin Adolphe Lachèze (mais je n’ai pas trouvé la teneur de sa récompense). En 1849 – époque où les relations entre le maire et le sous-préfet sont beaucoup moins cordiales qu’en 1832 – la municipalité déclare que « tous les médecins ainsi que les personnes chargées de donner des soins aux cholériques, ont fait leur devoir ; tous indistinctement ont des droits à notre reconnaissance. » En 1866, en revanche, les distinctions pleuvent : 4 médailles de bronze, 5 médailles d’argent (dont une à une femme, sœur Gabriel, supérieure de l’Hôtel-Dieu) et 2 médailles d’or, sont décernées à des médecins, officiers de santé, infirmiers, membres du conseil municipal, et même au greffier de l’état-civil, par le ministre de l’Agriculture, du commerce et des travaux publics, pour les remercier de leur dévouement pendant « l’épidémie cholérique ». 

(image jetons-medailles.com)

Les nombreuses semaines que j’ai passées à “dépioter“ les actes de décès de Valenciennes en vue d’écrire cet article n’ont pas manqué d’éveiller ma compassion pour les familles touchées par « l’invasion régnante ». Un père qui vient déclarer la mort de son enfant tel jour, revient le lendemain pour un second enfant, et encore deux jours après pour sa femme, la famille est détruite. Certaines rues sont décimées de voisin en voisin : rue Basse du Rempart, rue des Canonniers, les adresses se succèdent dramatiquement. En temps normal, l’état civil reçoit 2 ou 3 déclarations de décès par jour : en octobre 1866, le chiffre dépasse les 35, et monte même jusqu’à 40 ! La mortalité infantile est épouvantable, les enfants qui ne voient pas leur cinquième anniversaire forment un épais socle à la pyramide des âges au décès. Et, en 1832, l’hécatombe des jeunes militaires, tous âgés de 20 à 25 ans, est impressionnante. Je n’oublierai pas que c’est aussi cela, la réalité du choléra.

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(1) 30 juillet 1831. Archives municipales de Valenciennes.
(2) Le Courrier du Nord, 1er mai 1832. Bibliothèque municipale de Valenciennes.
(3) Merci à Patrick Giard de m'avoir prêté son exemplaire.
(4) Le Courrier du Nord, 1er mai 1832. BMV.
(5) Le Courrier du Nord, 15 mai 1832. BMV.