mercredi 2 août 2017

Quel est ce château qui embaumait sur la place ?


Photographie Ratel
in "La maison du Chasteau d'argent à Valenciennes" par Henri Lemaître

Parmi mes ancêtres figure un épicier : Jules Giard, établi à l’enseigne du Château d’Argent, au décrochement que formait la Place d’Armes avec la rue de Lille avant le grand incendie de 1940. Epicier, il faut entendre ce mot au sens littéral, c’est-à-dire vendeur d’épices et autres produits exotiques et rares. Dans ses « Vagabondages », parus en novembre 2009, l’historienne Yvette Marécaille-Stievenard, née en 1920, partage ses souvenirs de la boutique (qu’elle a dû fréquenter du temps des petits-fils de Jules) : « Je revois l’intérieur en forme de nef haute et profonde, charpenté de poutres énormes qui craquaient au moindre coup de vent… je revois le long du comptoir l’alignement des sacs de jute aux bords retroussés emplis de café vert ou grillé, d’un choix de légumes secs qu’on servait au détail […]. Contre les vitres à petits carreaux, tout un lot de fruits exotiques séchés, de chocolat « Delespaul-Havez » et de miel du Gâtinais. Pas de gaspillage de flacon. On faisait remplir sa bouteille d’huile ou de vinaigre au fût et son pot de moutarde au tonnelet à pression posé près de la caisse enregistreuse… et je respire encore cette odeur sur fond miellé de ranci et de paille humide qui flottait dans la boutique… ». D’autres témoignages parlent aussi des odeurs du magasin, tantôt café, tantôt savon, des odeurs qui sautaient au nez dès la porte franchie.

Jules Giard tenait ce négoce de son père Alfred, qui lui-même l’avait reçu en 1866 de son cousin Amédée, lequel y était entré sous la houlette des frères Hippolyte et Elie Defrance, dont la famille était propriétaire de la droguerie du Château d’Argent depuis 1787. De curieux personnages : à leur époque, les clients appelaient la boutique « la maison des noirs hommes », ou « des sales pattes », ou « des crasses marones » - à ce que raconte Henri Lemaitre en 1904 dans l’opuscule qu’il a consacré à la vénérable maison – comme si leur commerce de droguerie était particulièrement salissant. Mon propre grand-père, René, racontait pour sa part en 1937 que « ce négoce s’appliqua à ravitailler en produits chimiques de toutes sortes les nombreuses usines et notamment les fabriques de sucre qui surgissaient dans tous les villages du Hainaut français. » Puis les Giard ont fait « un commerce intense d’épiceries sèches et en particulier de cafés très appréciés de la clientèle hennuyère. »

L'entrée de la rue de Lille, avec l'épicerie à gauche
(photo extraite de la page Facebook de Richard Lemoine)
Le grand incendie de mai 1940 a réduit en cendres les bâtiments de la Place d’Armes. Ne restent que les cartes postales, qui tentent de restituer la merveille architecturale de ce Château d’Argent et de ses voisines, ce qu’on appelle ici les « maisons espagnoles » qui n’ont pourtant rien à voir avec l’Espagne (on les appelle aussi « maisons scaldiennes », du nom de l’Escaut). Façades à pignon, étages en colombage, toits très pointus, ces maisons en bois étaient courantes autrefois tout le long du fleuve. Valenciennes en a gardé trois[1], sur les sept qui subsisteraient entre Cambrai et Anvers. Le Château d’Argent et son voisin le Café Modeste se dressaient face à la grande Epicerie Parisienne et ce qui est aujourd’hui le restaurant L’Escargot. Ces maisons sont apparues à partir du XIIIe siècle, quand la ville a interdit l’utilisation du chaume pour couvrir les toitures. Elles se caractérisent par des façades assez étroites, tout en hauteur, des étages en encorbellement qui empêchent la pluie de ruisseler sur la maison en bois, et une toiture formant auvent, couverte d’ardoises ou de tuiles. Pour supporter le poids de la construction, on creuse des caves, on bâtit des fondations en dur. Et du coup on n’hésite pas à monter un deuxième étage sur le premier – ce qui ne se faisait pas du temps des toits de chaume – la maison loge plus de monde, et la cave peut accueillir un métier à tisser par exemple. Comme les trois petits cochons, les Valenciennois constatent que plus on construit en dur, mieux on est protégé des dangers extérieurs. L’architecture valenciennoise s’est mise à faire la part belle à la brique, à la pierre calcaire, au grès – celui-ci étant utilisé pour les soubassements parce qu’il protège les murs de l’humidité – tous matériaux trouvés sur place, les carrières étant nombreuses dans les alentours proches.

Maisons en vis-à-vis du Château d'argent
(photo extraite de la page Facebook de Richard Lemoine)
Lorsqu’elles ont disparu, les jolies maisons en bois de la Place d’Armes étaient des antiquités, sans doute peu confortables. Jules n’habitait pas au-dessus de la boutique, il logeait avec sa femme Caroline et leurs nombreux enfants dans une grande maison rue des Foulons. Mort en 1936[2], il n’a pas connu l’incendie qui a dévasté la place et remisé le décor de sa vie quotidienne au rayon des cartes postales.




[1] Elles se situent : 12 rue de Famars (actuellement boutique de prêt-à-porter féminin), 94 rue de Paris (en cours de restauration par le Comité de Sauvegarde du Patrimoine), et 1 rue Askièvre (siège de l’office de tourisme, maison déplacée de la rue de Mons).
[2] Je précise pour les Valenciennois de souche que les Giard libraires et les Giard épiciers étaient apparentés, l’ancêtre commun ayant vécu à Valenciennes au XVIIIe siècle.

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