mercredi 27 mai 2020

Qui sont ces sœurs qui périrent en chantant ?

Le 13 juin 1920, onze religieuses Ursulines de Valenciennes sont déclarées « Bienheureuses » par le Pape Benoît XV. La procédure de béatification avait été entamée en 1894 par le chanoine Jules Loridan, qui était alors l’aumônier de la communauté et dont les travaux de recherches historiques donneront un ouvrage irremplaçable : « Les Ursulines de Valenciennes avant et pendant la Terreur », publié en 1901. 
Ce mois de juin 2020, les Ursulines de Valenciennes (désormais basées à Saint-Saulve) – à défaut de l’église catholique tout entière – célèbrent le centenaire de la béatification, l’occasion de rappeler au monde les circonstances de la mort dramatique de ces pacifiques religieuses [1].

La Terreur, c’est cette période sanglante de la Révolution Française durant laquelle l’invention de Guillotin montra sa désastreuse efficacité. On la situe entre début septembre 1793 et fin juillet 1794. La mort de Robespierre (28 juillet 1794) mit fin aux décapitations à tout va – sauf à Valenciennes, où au contraire l’activité de la guillotine s’emballa. La ville, en effet, avait été en quelque sorte mise à l’abri des tribunaux révolutionnaires français grâce à son occupation par les Autrichiens. Quand les Français sont de retour, en septembre 1794, ils se déchaînent au nom de la justice, de la laïcité, de la fidélité à la République. Ils procèdent à l’arrestation de tous les ecclésiastiques qui se trouvent en ville, de toutes les religieuses, mais aussi de tous ceux qui avaient rempli des fonctions civiles, judiciaires ou militaires sous le régime autrichien et qui n’avaient pas pu émigrer, fuir cette folie de nettoyage par le vide. Arrestation, simulacre de jugement ou pas de jugement du tout, et c’était la mort sur l’échafaud. Entre le 24 septembre et le 16 novembre 1794, 53 personnes ont été guillotinées à Valenciennes – tous religieux, à quelques exceptions près.

Extrait du jugement du 2 Brumaire An 3, tel qu'il fut placardé sur les murs de la ville.
Les condamnés à mort seront exécutés le lendemain.
(image extraite du blog duboischoulik.free.fr)
Cinq Ursulines seront tuées le 17 octobre 1794, les six autres le 23 octobre. Pourquoi se souvient-on particulièrement de leur exécution ? Parce qu’elles étaient éminemment innocentes des faux crimes dont on les accusait ; parce qu’elles sont restées humblement fidèles, sans reniement, à la foi qui a toujours guidé leur vie ; parce qu’elles sont montées vers la mort en chantant des psaumes, littéralement. En 2019, le 23 octobre exactement (c’était le 225anniversaire de l’événement), dans notre église Saint-Géry, devant une assistance nombreuse, attentive et impressionnée, Marie-Christine Joassart-Delatte a retracé lors d’une conférence très documentée le parcours de ces religieuses, et leurs derniers instants. Je me souviens du silence total qui régnait dans l’église alors que la conférencière abordait l’exécution de la dernière Ursuline, qui était aussi leur Supérieure, Mère Clotilde. 

Mère Clotilde était native de Bavay, fille dEtienne Paillot et Marie-Barbe Hiolle. La famille était originaire de Lessines, en Belgique. Elle avait un frère, Louis Paillot, qui sera échevin de Condé-sur-l’Escaut, mais surtout qui aura une très nombreuse descendance – dont je fais partie, ainsi que Marie-Christine Joassart-Delatte, ainsi que les deux frères Leroy, Onésyme et Aimé, ainsi que Marc Theillier dont nous parlerons plus loin, ainsi que Pauline Boulan, deuxième épouse d’Henri Wallon… On retrouve dans toutes ces familles, à toutes les générations, des filles qui portent le prénom de Clotilde, en hommage à notre Ursuline.
Mère Clotilde avait pris le voile le 23 octobre 1756, à l’âge de 17 ans. Les Ursulines étaient présentes à Valenciennes depuis 1654, leur mission étant d’enseigner aux filles le catéchisme mais aussi la lecture, l’écriture, la couture, etc. Clotilde a donc connu le grand couvent de la rue Cardon, aujourd’hui rue du Quesnoy, dans le bâtiment qu’on appelle encore « hôtel Lallaing » mais qui n’est plus celui où les religieuses ont vécu. Loridan en donne un plan, qui montre que tout le pâté de maisons était occupé par des religieux : Ursulines, Brigittines, et Augustins.
L'ancien "hôtel de Lallaing" aux portes monumentales
"Photographie Henri Guillaume, Collection J.P. Leroy"
(image extraite de la page Facebook de Richard Lemoine)

Plan du couvent présenté par Jules Loridan dans son livre sur les Ursulines
(image page 117)

Le 13 février 1790, Clotilde est élue Mère Supérieure par ses sœurs, pour trois ans. Le jour même de son élection, un décret supprime tous les ordres et congrégations religieux et invite « les individus » à déclarer devant la municipalité leur « sortie » de leurs vœux. Les Ursulines, y compris leur Mère Supérieure, déclarent toutes « vouloir finir leurs jours dans l’état et la maison qu’elles ont choisis ». Le décret suivant interdit le port des habits religieux. A nouveau, les Ursulines refusent de s’y soumettre. Enfin, le 1er octobre 1792, un énième décret décide que toutes les maisons occupées par des religieux doivent être évacuées et mises en vente.
Mère Clotilde décide alors d’emmener sa communauté à Mons, en Belgique. Les Ursulines de Mons sont en effet le « pied-souche » du couvent de Valenciennes, c’est de Mons que sont venues les religieuses fondatrices en 1654. Pourtant, à peine arrivées chez leurs sœurs, elles sont rattrapées par les Révolutionnaires après la victoire de Dumouriez à Jemappes, le 6 novembre. Mère Clotilde envisage de pousser son retrait jusqu’à Liège, mais le 18 mars suivant les Autrichiens repoussent les Français hors de Mons, puis de Valenciennes. Les Ursulines rentrent donc chez elles, et retrouvent leur couvent qui, entre-temps, a été transformé en caserne.
Le 26 novembre 1793, Mère Clotilde est à nouveau élue Supérieure pour trois nouvelles années – au vrai, pour onze mois seulement. En septembre 1794 les Autrichiens quittent Valenciennes, qui redevient définitivement ville française. Le seul aller-retour à Mons fera des Ursulines des « émigrées », crime qui s’ajoute à celui d’être des religieuses. La messe est dite (si j’ose dire), leur sort est scellé.

Extrait du tableau réalisé par Diogène Maillart en 1908. En réalité,
les Ursulines montèrent à l'échafaud sans leur habit religieux.
(image extraite de l'affiche annonçant le 225e anniversaire de l'exécution)
Guillotinée le jour anniversaire de sa prise d’habit, la Bienheureuse Mère « Marie-Clotilde-Angèle de Saint-François-Borgia » (dans l’entièreté de son nom religieux) est montée la dernière vers le supplice fatal. Marie-Christine Joassart-Delatte rapportait lors de sa conférence ce commentaire d’un témoin oculaire : « Je la vois encore à l’échafaud, à genoux, la dernière, je crois entendre encore cette femme intrépide, encourageant ses sœurs et chantant avec elles les louanges de Dieu jusqu’au moment où l’on n’entendit plus, dans toute la ville, qu’un silence de consternation. »

En 1923, un vitrail racontant l'histoire des Ursulines de Valenciennes
est installé dans la chapelle Saint-Vincent-de-Paul de la basilique Notre-Dame du Saint-Cordon.
(photo personnelle)
Au cimetière Saint-Roch de Valenciennes, une tombe entourée d’une chaîne indique l’emplacement où des ossements de femmes ont été retrouvés en 1925. Plusieurs indices ont laissé penser qu’il s’agissait des Ursulines. En 2013, un « généreux donateur » resté anonyme a fait poser une pierre tombale sur cette sépulture.

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Un petit mystère accompagne la disparition de Mère Clotilde, raconté par Marc Theillier en annexe de son livre « Les Ursulines sous la Terreur » qu’il a lui-même édité en 1986. Avant de couper la tête de la religieuse, le bourreau lui arrache une petite croix qu’elle porte au cou et la jette dans la foule. Ensuite… qu’est devenue cette petite croix ?
Marc Theillier indique que la première preuve indiscutable de la présence de cet objet dans la famille est signée Henri Wallon. Dans son livre « Les représentants du peuple en mission et la justice révolutionnaire » publié en 1890, il indique en note, page 166 du tome 5 : « je possède la petite croix d’argent qu’elle portait au moment d’aller à l’échafaud. »

(image Gallica)
En 1923, Marc Theillier a douze ans dit-il, il se souvient avoir entendu le prêtre de Notre-Dame du Saint-Cordon s’adresser aux fidèles en ces termes : « Lorsque vous participez à l’offrande lors d’une messe de funérailles et que le prêtre présente à vos lèvres l’image du Christ, c’est la croix de la Bienheureuse Mère Clotilde que vous vénérez ; car la croix qu’elle portait en montant à l’échafaud, je l’ai fait sertir sur cette patène dont on se sert aux enterrements » (page 114 de son livre). Marc Theillier est intrigué. En 1985, lorsqu’il écrit son ouvrage, il cherche cette patène à Notre-Dame : rien. Puis il contacte les Ursulines (à Saint-Saulve), demande à consulter leurs archives et, tout surpris, découvre une petite boîte contenant une croix en argent et un billet jauni qui dit : « cette petite croix que l’on dit avoir appartenu à une religieuse Ursuline guillotinée à Valenciennes a été offerte par Madame Guiroux (née Leroy) à sa domestique », sans signature ni date (page 116). Caroline Guiroux (1797-1882) est une sœur d’Aimé et Onésyme Leroy, une petite-nièce de Mère Clotilde. Il s’agirait donc bien de la petite croix de la Bienheureuse ? Selon Marc Theillier, Henri Wallon se serait ému de ce don à « une étrangère » (étrangère à la famille, s’entend) et aurait récupéré le bijou. On n’en sait rien ! On ne sait pas non plus s’il s’agissait de la croix de la Mère Supérieure ou de l’une des dix autres religieuses.
Henri Wallon revient dans ce feuilleton, en qualité de témoin : il écrit – dit Marc Theillier page 117 – dans le dossier du procès de béatification, « j’ai donné à ma fille la petite croix de Mère Clotilde ». Et là, Marc Theillier part dans une curieuse élucubration, imaginant que Etienne Wallon, fils d’Henri, aurait persuadé sa sœur de donner l’objet à Notre-Dame du Saint-Cordon, puis que le prêtre de Notre-Dame aurait « desserti » cette croix (qui se trouvait donc sur la patène de 1923) pour la donner aux Ursulines de Saint-Saulve, lesquelles la rangent dans une boîte avec le petit billet jauni qui raconte une tout autre histoire… C’est sans queue ni tête ! 
(image des Ursulines de Saint-Saulve)
J’ai une autre version à vous proposer, racontée par mon cousin François Schombourger dans ses notes généalogiques (voir le site antoine.schombourger.free.fr). Il dit que « cette relique familiale devait être transmise de filles aînées mariées en filles aînées mariées. » La fille d’Henri Wallon, à qui il a donné la petite croix, s’appelle Marguerite, elle a épousé Charles Rabut et vit à Paris. François Schombourger poursuit : « Bonne maman Rabut [donc Marguerite] la portait sur son lit de mort le 17 octobre 1936. Sa fille Thérèse, ma mère, en hérita. » Thérèse est décédée en 1973. Ensuite, faute de « fille aînée mariée », François Schombourger, dépositaire de l’objet, a décidé de le confier aux Ursulines de Valenciennes à l’occasion du bicentenaire de l’exécution, en 1994. Je peux en témoigner, car j’y étais !
Onze Ursulines guillotinées, cela fait onze petites croix (qu’elles recevaient à leur prise d’habit) jetées à la foule. Elles ont toutes pu devenir objets de vénération, et se retrouver l’une sertie sur une patène, une autre entre les mains de la domestique de Caroline Guiroux, une autre encore pieusement conservée par Henri Wallon. Qui saura jamais ?


[1] A cause du Coronavirus, les célébrations prévues à l’église St-Géry ont été repoussées à 2021.

2 commentaires:

  1. Dans un mail du 30 mai 2020, Marie-Christine Joassart-Delatte précise :
    La procédure de béatification comporte une série de procès ecclésiastiques successifs dont le premier, le procès informatif diocésain, se tient dans le diocèse d’origine de la ou des personnes concernées et les autres, en Cour de Rome. Le procès informatif diocésain s'ouvre en octobre 1898, à l'initiative de Mgr Sonnois, archevêque de Cambrai et se clôturera le 5 avril 1900. Mais, c’est est bien le chanoine Jules Loridan qui a rassemblé toute la documentation sur les ursulines de Valenciennes, reprenant les recherches entreprises par son prédécesseur comme aumônier, l’abbé Maurois. Loridan qui a fait toutes ses démarches par correspondance et parfois grâce aux transports en commun a réussi à lui seul, à mettre en branle cette énorme machine des divers procès canoniques à Cambrai et à Rome et à obtenir la béatification !

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  2. Une autre précision apportée par Marie-Christine Joassart-Delatte :
    La prise d’habit d’une religieuse et se profession sont deux célébrations différentes qui correspondent à deux étapes différentes de la vie religieuse. Après un postulat ( stage d’essai), a lieu le noviciat ( période de formation de deux ans) et c’est à l’entrée au noviciat qu’a lieu la prise d’habit. Au terme du noviciat, la novice prononce ses vœux solennels (pauvreté, obéissance, chasteté ), lors de la Profession. C’est un engagement à vie dans la vie religieuse, qu’on peut comparer au sacrement de mariage (et le noviciat, aux fiançailles). Mère Clotilde a fait profession le 23 octobre 1756 et est donc décédée le jour anniversaire de sa profession religieuse.
    (mail personnel du 30 mai 2020)

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