mercredi 12 août 2020

Quel est ce rosier qui planta son épine dans le pied du maire ?

En janvier 1932, sort sur les écrans un film intitulé Le Rosier de Madame Husson, adaptation de la nouvelle de Guy de Maupassant (parue en 1887), qui reçoit de la critique un accueil très favorable : le film est amusant, « plein de tact », il met en scène des acteurs célèbres comme Françoise Rosay et surtout Fernandel, dont c’est le premier grand rôle, le rôle principal, au cinéma. C’est aussi le premier film parlant de son réalisateur, Bernard Deschamps, auteur de plusieurs œuvres au temps du muet et qui signe là son retour parmi les gens du métier. C’est enfin l’un des premiers films distribués par une toute nouvelle société, le Comptoir Cinématographique français.

Bernard Deschamps
(photo extraite du blog cinephilazr.pageperso-orange.fr)


Mais, dès sa sortie, ce film est mis à l’index (Index Filmorum Prohibitorum !) par les ligues bien-pensantes – ce qui lui donne, bien sûr, une réputation délicieusement sulfureuse. C’est que, dans l’histoire, Madame Husson qui peine à trouver dans son village une jeune fille digne d’être nommée « rosière » (c’est-à-dire vierge et vertueuse) finit par jeter son dévolu sur un garçon un peu naïf, Isidore, qui sera sacré « rosier » mais qui se révélera loin de posséder toutes les qualités dont on a voulu l’affubler. D’où la colère des moralistes, qui n’ont vu dans la bluette qu’une charge contre la vertu !

 

L'affiche du film
(image extraite du site notrecinema.com)


A la tête des anti-Rosier se trouve l’abbé Louis Bethléem, qui n’est pas le premier venu. Surnommé par la presse de l’époque le « Père Fouettard de la littérature », ce prêtre s’est rendu célèbre par la publication en 1904 de son livre Romans à lire et romans à proscrire. Emile Zola et Le Journal de Mickey sont ses bêtes noires. Il est plusieurs fois arrêté en flagrant délit de destruction de magazines qu’il juge licencieux.

 

L'abbé Bethléem lacérant des journaux licencieux, à Paris, à la fin des années 20.
(photo Keystone-France publiée par Le Figaro le 27 février 2014)


L’abbé Bethléem peut compter, dans ses croisades, sur l’appui actif d’associations catholiques, comme l’Association des Pères de Famille, l’association « La Plus Grande Famille », etc. Ces ligues ont des « antennes » dans la plupart des villes de province, et c’est dans ces villes que l’abbé porte d’abord l’estocade.

Ainsi à Valenciennes ! Le film passe au cinéma Le Colisée, auréolé de sa réputation cousue sur mesures. L’Union des Pères de familles nombreuses et la Fédération catholique menacent alors de créer des incidents en ville si le maire n’interdit pas la projection du film. Le maire, Léon Millot, l’interdit illico. Mais le cinéma, qui a besoin de vivre, continue ses projections – sans susciter d’ailleurs le moindre incident – ce qui lui vaut onze contraventions successives, qu’il conteste.

 

Léon Millot en 1931. Il fut maire de Valenciennes de 1927 à 1940-41.
(photo extraite du site Wikipédia)


 En 1932, Valenciennes compte peu de salles de cinéma. C’est justement dans les années 30, que Monsieur Choquet décide l’ouverture d’une salle qui prend le nom de Pathé, puis de Colisée, rue Tholozé. Le Cinéma Populaire, rue du Quesnoy, existe depuis le début du siècle, et prendra plus tard le nom de Gaumont-Palace. L’Eden et le Novéac n’existent pas, ces salles ne verront le jour qu’à partir de 1937. 

On comprend que Monsieur Choquet décide de passer outre l’interdiction municipale et poursuive la diffusion du Rosier, puisqu’il vient d’ouvrir son établissement. Il pose d’ailleurs une pancarte à l’intention de sa clientèle, interdisant sans doute l’entrée aux moins de vingt ans car les rapports des agents de police qui ont dressé les contraventions en font état : « Malgré une pancarte posée par l’exploitant, les jeunes gens de moins de vingt ans sont nombreux dans la salle, mais sont le plus souvent accompagnés par leurs parents. »

 

Le premier café-cinéma de Monsieur Choquet.
(photo extraite du film "Cinémas d'autrefois", sur youtube.com)


L’affaire est appelée le 6 juillet 1932 à l’audience du tribunal de simple police de Valenciennes. Les ligues bien-pensantes sont représentées par Me Delcourt, du barreau de Valenciennes. Le directeur du cinéma, Monsieur Choquet, est défendu par Me Henry Torrès.

Le juge, Monsieur Favreau, décide d’emmener tout son monde – moralistes compris – visionner le film incriminé. Bernard Deschamps, présent, rit de bon cœur devant les scènes comiques, mais admet qu’il changerait deux-trois détails s’il devait refaire le film…

Après cette séance gratuite, retour au tribunal pour les plaidoiries.  Me Delcourt parle le premier : le cinéma ne doit pas devenir une école d’immoralité, dit-il ; ce film immoral a par ailleurs permis au Colisée de combler un manque de recettes causé par le passage de films « moraux », ce qui est parfaitement immoral ! Il demande cinq mille francs de dommages et intérêts.

 

Me Torrès se place sur un autre débat : le film n’a pas été censuré par l’Etat, il a reçu tous les visas et autorisations de diffusion nécessaires ; l’ordre en ville n’a jamais été menacé, surtout pas par des « braves gens » pères de famille nombreuse ; d’autres films sont bien plus irresponsables, ceux qui montrent des gangsters, des bandits, des pillards de trains ; ici c’est bien l’arrêté du maire de Valenciennes qui est illégal.

 

L'avocat Henry Torrès en 1921.
Dans les années 30, il se fait connaître en défendant des célébrités.
(photo extraite du site Wikipédia)

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Cette affaire, qui nous paraît bien innocente, a fait grand bruit à l’époque. La presse qui s’en fait l’écho y voit autre chose qu’un simple procès en moralité. Valenciennes n’était pas la première ville à interdire l’exploitation du film : Aix, Dijon, Agen, Troyes, Poitiers, Versailles s’étaient elles aussi pliées aux protestations des ligues de vertu locales. Le milieu cinématographique en a conclu que la cabale ne visait peut-être pas uniquement le film, mais aussi la toute nouvelle société qui le diffusait – le Comptoir Cinématographique français. Dans le journal La Liberté daté du 28 juillet 1932, le journaliste Raoul d’Ast écrit : « Il ne faut pas que la morale ou les initiatives qui se réclament d’elle, deviennent un moyen d’action entre les mains de concurrents fâchés de voir d’autres réussir là où ils ont échoué » … « pour tenter d’interdire à une production aussi remarquable que celle du Comptoir Cinématographique français, l’accès à nos écrans. »

 

Le procès s’est bien terminé pour les supporters du Rosier. Le 19 juillet 1932, le tribunal rendait son verdict : « Le tribunal de première instance de Valenciennes a rendu hier son jugement dans l’affaire du Rosier de Madame Husson : l’Association des familles nombreuses et la Fédération catholique, qui s’étaient portées partie civile au nom de la morale publique, ont été déboutées de leur demande. » (L’Œuvre, 20 juillet 1932).

Peut-être se sont-elles consolées auprès de Mademoiselle Louise Laplace, authentique Rosière de Valenciennes à l’époque.

 

(photo publiée par René Ribeaucourt sur la page Facebook de Richard Lemoine)


Bernard Deschamps avait donné, dans L’Intransigeant du 9 avril 1932, sa propre opinion sur son film : « Je crois avoir traduit à l’écran l’esprit de Maupassant : Le Rosier de Madame Husson n’est pas un film comique. L’impression qui s’en dégage, à la fin, ne manque pas d’amertume. L’histoire de ce pauvre garçon dont on trouble la vie paisible sous prétexte de récompenser sa soi-disant vertu est assez pitoyable et le pittoresque des personnes n’empêche pas que nous les jugions. »

A l’issue du procès, il annonça son intention d’aller un dimanche déposer des fleurs à Gisors sur la tombe de Madame Husson qui exista et couronna un rosier, comme Maupassant l’a raconté.


Il vous reste à vous faire votre propre opinion, en visionnant l’œuvre incriminée (d’une durée d’un peu plus d’une heure). Et je pense que, comme moi, vous vous étonnerez : « tout ça pour ça ! »

https://www.youtube.com/watch?v=UvS-83gE3Ew

 

1 commentaire:

  1. La date de création du cinéma de Monsieur Choquet est douteuse. La photo du "café-Pathé" semble plutôt dater des années 20 que des années 30. J'ai lu que le nom avait été changé en "Colisée" après la deuxième guerre mondiale. Mais en 1932 tous les journalistes qui relatent notre affaire parlent du Colisée, jamais du Pathé.

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