dimanche 8 août 2021

Quel est cet art arachnéen qui est resté sur le carreau ?

Le 2 septembre 1777, en la paroisse Saint-Nicolas de Valenciennes (l’église dont on devine les ruines derrière le musée, pas celle des Jésuites), le maître perruquier Etienne Caffiaux, 31 ans, prend pour épouse la toute jeune Jeanne Cheval, qui vient d’avoir 17 ans. Elle n’avait pas 2 ans quand elle a perdu son père, qui tenait un cabaret rue de Hesques, établissement tenu dès lors par sa mère. En sa qualité d’orpheline (si j’ose parler de qualité), Jeanne a probablement fréquenté l’un de ces établissements tenus par les nombreux couvents de l’époque, où les jeunes enfants apprenaient un métier en même temps que l’écriture et le calcul. La dentelle faisant partie des apprentissages, Jeanne est devenue dentellière.

 

A Valenciennes, au XVIIIsiècle, pratiquer l’art de la dentelle n’était pas anodin. « La valenciennes », fabriquée aux fuseaux avec un fil de lin très fin, était réputée urbi et orbi pour son élégance et sa solidité. Elle a connu son apogée sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI, la ville comptant à l’époque des milliers de femmes et filles cliquetant leurs bloquelets (les fuseaux) sur leurs carreaux (les coussins). La dentelle « garnit les jupes, les corsets, les tabliers, les souliers, les gants, on la porte en jabots, en barbes pleines, en coiffes, surtout en manchettes, objet de parure devenu indispensable, » note l’Abbé Cappliez dans son « Histoire des métiers de Valenciennes et de leurs saints patrons » en 1893.

 

Philippine d'Orléans (1714-1734) par Nattier (image extraite de Wikimedia)
Elle porte un "tablier" en dentelle de Valenciennes

Les messieurs aussi portaient la dentelle avec abondance
(costume du XVIIe siècle, image extraite du site aubalmasque.fr)

 

Les historiens peinent à situer un point de départ, une époque, une date, à la fabrication de la valenciennes. Ils s’accordent à dire que la dentelle est née, d’une part de la broderie et de ces travaux d’aiguille qui peu à peu ornementèrent de jours les tissus et les draps, d’autre part de la passementerie dont l’art consistait à entremêler et lacer des fils plus ou moins fins, plus ou moins serrés – deux activités très présentes à Valenciennes. L’Anglaise Fanny Bury-Palliser, qui fait figure de référence en la matière[1], explique que « en France, le mot dentelle n’existe pas dans les anciens vocabulaires ; il faut, pour l’y voir figurer, que la mode ait produit des passements dentelés », ce qui nous conduit aux années 1550.

Parallèlement, on sait que Valenciennes a de tout temps aimé les peintres et les sculpteurs, qu’elle accueillait à bras ouverts quand ils ne naissaient pas dans ses murs. Ces artistes sont aussi des dessinateurs, indispensables à la création des « patrons » : « Un dessinateur artiste, explique l’Abbé Cappliez (op. cit.), peignait sur une feuille de parchemin léger un dessin. Le vélin était remis à une piqueuse ; celle-ci piquait la carte en suivant le tracé de l’artiste, le parchemin piqué était remis au fabricant de dentelle, qui le prêtait à ses ouvrières. » La période dont on parle, 1550, est notamment celle où s’est rendu célèbre chez nous le miniaturiste Hubert Cailleau (1526-1579).

Par ailleurs n’oublions pas, toujours à cette époque, le nombre faramineux de couvents qui se trouvaient en ville[2], qui étaient entre autres chargés d’apprendre un métier aux enfants pauvres, orphelins ou abandonnés. Les « ouvroirs » de ces couvents ont beaucoup contribué à l’essor des arts de l’aiguille dans notre ville.

Dernier argument pour décrire le terreau favorable sur lequel a poussé la petite graine de la dentelle chez nous : la situation géographique de Valenciennes. Avant sa prise par Louis XIV, la ville fait partie du Hainaut français, donc des Flandres, donc des provinces des Pays-Bas régies par les Espagnols. Dès le XVIesiècle, Bruges, Gand, Malines, Anvers, Binche, produisent de la dentelle, donc « évidemment » Valenciennes aussi.

 

"La dentellière", de Vermeer, tableau peint vers 1670
(image extraite du site Artisan Gallery)

Les historiens « sérieux » récusent d’une pichenette l’assertion non prouvée qui attribue la paternité de la valenciennes à deux fabricants valenciennois, Pierre Chauvin et Ignace Herent. Si ces deux personnages ont bien existé, ils sont « trop verts » : ils vivaient au XVIIIsiècle seulement.

C’est Françoise Badar qui est reconnue comme la fondatrice de la première école de dentelle à Valenciennes. Née en 1624, elle se serait formée à Anvers, dans un couvent, vers 1640. Sa biographie posthume[3] indique : « Dieu me fit la grâce d’avoir de la disposition pour le travail auquel elles (les sœurs) s’occupaient, et comme … je le faisais assez bien sans l’avoir jamais appris, cela engagea plusieurs personnes à nous amener leurs filles pour être enseignées à faire toutes sortes de dentelles ».

Cette phrase, « sans l’avoir jamais appris », a fait tiquer Edmond Membré qui, en 1930, veut tirer l’affaire au clair. Il a ouvert la fameuse « Histoire ecclésiastique de Valenciennes » de Simon Leboucq, où il a lu que les Filles de Sainte-Agnès (qu’on appelle aussi les Sémériennes ou les Jésuitesses) avaient fondé en 1611 une « Ecole de Notre-Dame des Anges » rue Capron, où elles instruisaient la jeunesse gratuitement. En échange de cette gratuité, les religieuses demandaient régulièrement – mais en vain – à être exemptées de certaines taxes par le Conseil particulier de la ville. Et Edmond Membré cite cette phrase, que cite Simon Leboucq dans son travail d’historien, à propos d’une nouvelle requête des Sémériennes en 1617 : « vu le fruit qu’elles faisaient d’enseigner les filles à lire, écrire, faire dentelles et autres œuvres pieuses et chrétiennes… ». Oui, le mot dentelle est utilisé. En 1617, insiste Edmond Membré, soit sept ans avant la naissance de Françoise Badar, on enseignait la dentelle aux petites filles à Valenciennes. « Il y a tout lieu de croire, ajoute-t-il, que cette dernière (F. Badar) avait appris le maniement des fuseaux dans sa ville natale avant d’entreprendre son voyage à Anvers.[4] »

 

L'unique portrait de Françoise Badar, présenté dans sa biographie posthume

 

Si donc Françoise Badar n’a pas inventé la dentelle à Valenciennes, elle a cependant bien créé « la valenciennes ». En 1646 elle a installé son premier atelier en ville, rue de Tournai (aujourd’hui rue de Lille). Deux ans plus tard, succès aidant, elle ouvrait un établissement plus vaste à la Croix de la Tannerie (rue de l’Intendance, vers le Royal Hainaut), où elle logeait ses jeunes dentellières tout en en faisant travailler d’autres en ville. Enfin, dans les années 1660, elle fonda rue Capron son propre « couvent », une communauté qui prit le nom de Sainte-Famille puis celui de Badariennes.

 

 

Plan de Valenciennes en 1767, indiquant l'emplacement des deux couvents rue Capron,
Sumériennes (en haut du dessin) et Badariennes (à droite), près de l'église ND la Grande
(document personnel)


Je ne m’aventurerai pas, ignare que je suis, à tenter d’expliquer ce qui « fait » la valenciennes par rapport aux autres dentelles de la même époque. Antoine Cardier, dans son livre « Les valenciennes » publié en 1902, présente deux images qui montrent assez bien l’apport de Françoise Badar dans cet artisanat :


Une valenciennes du XVIIe siècle

Une valenciennes de l'école Badar
(photos extraites du livre d'Antoine Cardier)


Lui-même fabricant de dentelles, Antoine Cardier présente également toute une série de figures utilisées par les ouvrières, et baptisées par elles de noms évocateurs… ou faisant référence à leur vie quotidienne (et très chrétienne) :

 

Lorsque Françoise Badar meurt, en 1677, Valenciennes vient d’être prise par les Français. Et les sujets de sa gracieuse majesté Louis XIV s’avèrent très gourmands de la valenciennes ! Ils en achètent des quantités, ce qui, se félicite Malotet, « nous autorise à croire qu’elles se distinguaient déjà des dentelles de Flandre et de Brabant, qu’elles présentaient une certaine originalité. » 

Après le décès de Françoise Badar, tous les couvents de Valenciennes se mirent à faire de la dentelle, puis tous les couvents de la région : à Ath, Ypres, Avesnes, Le Quesnoy… Mais abondance de biens peut nuire, et les marchands de valenciennes virent bientôt leurs ventes diminuer. Colbert avait mis des taxes sur les « importations » des anciens Pays-Bas en France, ce qui bouchait ce marché ; il avait au contraire soutenu les entreprises françaises, comme la dentelle d’Alençon, ce qui faussait la concurrence ; et la « vraie valenciennes » peinait à se démarquer de la « fausse valenciennes » (celle qu’on fabriquait ailleurs qu’à l’intérieur des remparts) et à justifier son prix beaucoup plus élevé.

 

La valenciennes, c’est son défaut (un comble !), est très solide. Elle est faite d’un fil de lin, une plante cultivée, récoltée, filée dans la région. Ce fil, blanchi en Hollande, est très fin et très solide. Les dentelles sont donc « éternelles » – et on en vend moins. Deuxième défaut (toujours un comble !), la valenciennes étant très fine nécessite beaucoup de temps pour sa réalisation. Des centaines d’heures de travail sont nécessaires pour réaliser le moindre poignet de chemise, ce qui met l’objet hors de prix. Seuls les aristocrates et le haut clergé peuvent s’offrir des ornements vestimentaires en valenciennes vraie ; les autres se tournent vers des réalisations moins fines, moins solides, moins soignées, mais plus à la portée de leur bourse.

 

Ma Jeanne – car oui, Jeanne Cheval et Etienne Caffiaux font partie de mes ancêtres – a la chance de naître au moment où la valenciennes connaît ses meilleures années. Cette dentelle est portée jusqu’au-delà de nos frontières, la demande est forte et les dentellières sont très nombreuses en ville (on parle de trois à quatre mille). Plusieurs auteurs les font travailler dans les caves, eu égard à l’humidité nécessaire au travail du fil de lin ; j’avoue que j’ai des doutes. S’il est un travail qui nécessite d’y voir clair, c’est bien celui de la dentelle aux fuseaux. Et toutes les « cartes postales » qui illustrent ce métier montrent les dentellières installées sur le pas de leur porte, plutôt qu’à la cave…


Deux représentations de dentellières par Lucien Jonas

(images extraites de la réédition du Malotet par Guy Cattiaux)

 

Le port de la dentelle va disparaître avec la Révolution française, la fuite des aristocrates à l’étranger, l’absence de « froufrous » dans les costumes désormais, et l’appauvrissement considérable des populations dans les années qui ont suivi.

Après son veuvage (Etienne est mort en 1811), Jeanne Caffiaux-Cheval est indiquée dans les recensements de Valenciennes comme « Marchande de modes » : elle vendait peut-être des dentelles, mais elle ne les fabriquait plus.

Aujourd’hui quelques dames réunies dans des clubs perpétuent le savoir-faire de leurs aïeules valenciennoises. Mais ce sont désormais les machines de Calais et de Caudry qui attirent sur elles les projecteurs de la renommée – surtout depuis qu’une certaine Kate Middleton a choisi la dentelle cambrésienne pour le mariage du siècle !

(photo extraite du journal "Elle")


[1] Son « Histoire de la dentelle » est abondamment citée par la plupart des auteurs sur le sujet. J’ai consulté la version traduite par Madame de Clermont-Tonnerre, publiée à Paris en 1869.

[2] Arthur Malotet cite les Béguines, les Dames de Beaumont, les Brigittines, les Carmélites, les Clarisses ou Urbanistes, les Récollettines, les Ursulines, les sœurs de Sainte-Agnès ou Sémériennes (in « La dentelle à Valenciennes », 1927, réédité par Guy Cattiaux, 2017).

[3] « Histoire de la vie de Mademoiselle Françoise Badar », composée en 1689 d’après les mémoires qu’elle avait laissés, et imprimée à Liège en 1726.

[4] Cercle Archéologique et Historique de Valenciennes, Mémoires, vol. I. 1930. 

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