samedi 9 septembre 2017

Que sont donc venus faire les Mozart à Valenciennes ?

Leopold Mozart est, dans son genre, un génie. Non seulement il a donné le jour à une fille virtuose (Nannerl) et à un fils prodigieux (Wolfgang), non seulement il s’est mué en manager très efficace pour faire connaître le talent de ses enfants en organisant de grandes tournées internationales, mais de plus il écrivait beaucoup. Ses lettres, quasi quotidiennes, à son logeur et ami resté à Salzbourg, sont une mine de renseignements sur ses voyages. En outre il a noté jour par jour, à la main, les noms de tous ceux qu’il rencontrait et de tous les lieux qu’il visitait. Et ces notes sont un trésor !

On sait ainsi qu’au cours de l’un de ses déplacements, il s’est arrêté une nuit à Valenciennes. Il l’écrit à son ami de Salzbourg, dans une lettre datée du 16 mai 1766[1] :
Monsieur !
… Nous sommes passés par Malines (depuis Anvers) où nous avons rendu visite à notre vieil ami monseigneur l’Archevêque, puis par Bruxelles où nous n’avons fait halte qu’une journée (du 8 au 9 mai 1766) et en sommes repartis le matin à 9 heures par la poste, pour arriver à Valenciennes le soir à 7 heures et demie. A Bruxelles nous avons acheté quelques dentelles pour notre usage personnel, et à Valenciennes un peu de batiste ou de toile de Cambrai, une pièce unie et une pièce à fleurs. A Valenciennes, j’ai admiré l’horloge artistique de l’hôtel de ville, et à Cambrai le monument funéraire du grand Fénelon et son buste de marbre ; … Nous sommes ensuite partis pour Paris sans nous arrêter …

Voici donc la famille Mozart à Valenciennes pour la nuit du 9 au 10 mai 1766. Leopold note sur son carnet :
Autographe de Leopold Mozart, Reiseaufzeichnungen 1763-1771
sur le site zeno.org
Il note qu’il a rencontré Mr Graeb, maître de la Chapelle Royale (que l’éditeur de la Correspondance ne sait pas identifier[2]), et une dame que l’éditeur identifie comme Madame de Geoffrin, qui tenait salon rue Saint-Honoré à Paris. Voilà qui mérite quelques explications et remises en ordre.

Monsieur Graeb, c’est Emmanuel Graeb, né à Valenciennes le 22 juin 1714. Il est le fils d’un « musicien de l’évêque de Liège », et musicien lui-même. A vrai dire, sur tous les actes de naissance de ses nombreux enfants, il est qualifié de « marchand », résidant « rue sur la place ». Mais à partir de 1762 on le trouve mentionné en tant que musicien. En 1762 il est maître de musique de la chapelle Saint-Pierre et tente de vendre dix messes de sa composition « dans le goût moderne ». En 1774, le chapitre de la cathédrale de Cambrai lui commande six messes en sa qualité de « phonascus », c’est-à-dire maître de musique. En 1791, son compte pour son travail en tant que « maître de musique et contrôleur de la chapelle St-Pierre » s’élève à 147 livres[3]. Bref, pas de doute, Emmanuel Graeb était une personnalité du monde musical de cette époque : la chapelle Saint-Pierre était une institution dépendant directement du magistrat, c’est-à-dire du conseil municipal.
De là à avancer, comme Philippe Perlot[4], que « ce fut Graëb qui reçut Léopold et Wolfgang Amadeus Mozart à Valenciennes » et que « la vie musicale à Valenciennes présentait assez d’intérêt pour attirer des talents venus d’ailleurs », il y a un pas que j’hésite à franchir.

Car les Mozart sont venus plusieurs fois à Valenciennes, sans s’y arrêter : c’était juste une ville-étape entre Bruxelles et Paris, un trajet qu’ils ont effectué à plusieurs reprises. Leopold raconte tout cela dans sa correspondance, en entrant dans des détails cocasses, par exemple en octobre 1763[5] :
A Cologne et Bonn … commençaient les stüber, busch et mark d’Aix, et généralement les Reichsthaler et patagons, puis les schillings, etc. A Liège s’y ajoutèrent les sous. Et ici, tout ceci ne vaut rien. Il faut avoir d’autres sous, les escalins, les florins brabançons et les plaquettes dont une vaut 3 escalins et demi, etc. Il est impossible de dire combien on perd ici et là. Et dès que nous passons Valenciennes, on change encore de monnaie ; on n’utilise plus que des louis d’or, Federthaler et sous français, de sorte que je ne sais pas parfois comment noter mes dépenses.

Ou bien, en décembre 1763[6] :
La route de Bruxelles à Paris est étonnamment chère. De Bruxelles à Valenciennes, les postes sont brabançonnes et l’on paye pour chaque cheval 3 escalins ou 45 kr allemands. Par contre, elles ne sont guère de plus de 2 heures. Dès qu’on est à Valenciennes, il faut prendre 6 chevaux, il n’y a pas à discuter.
D’ailleurs, soit dit au passage, toute la correspondance de Leopold Mozart est très amusante à lire, on apprend quantité de choses non seulement sur les voyages mais sur la vie quotidienne au XVIIIe siècle, c’est étonnant.

Dans sa lettre à son ami de Salzbourg citée plus haut (lettre n° 45), Leopold ne parle pas de Monsieur Graeb. Il l’aurait cité si la famille avait logé chez lui, ou s’ils avaient joué de la musique ensemble. Il parle juste de l’horloge astronomique qui se trouvait sur la halle au blé de la maison échevinale, sur la place d’Armes. Et s’ils ont voyagé « par la poste », les Mozart ont sans doute passé la nuit au relais de poste, tout simplement.
N’oublions pas non plus que, si Mozart est aujourd’hui célébrissime, en 1766 il n’était qu’un jeune garçon de dix ans, talentueux certes, mais à la recherche d’appuis financiers auprès de la noblesse – c’est à cela que servaient les tournées organisées par son père. Il ne s’agissait pas de s’intéresser aux compositeurs locaux.

Leopold parle aussi des tissus de batiste qu’il a achetés à Valenciennes. Et ceci m’amène à « Madame de Geoffrin ». Plusieurs auteurs expliquent que les Mozart ont dû la rencontrer alors qu’elle se rendait en Pologne pour saluer le nouveau roi, son cher ami Stanislas Poniatowski. Cette dame, qui tenait donc salon à Paris, était aussi une amie du baron von Grimm, lequel appréciait les Mozart et leur avait justement trouvé un logement à Paris quand ils y arrivèrent le 10 mai 1766. Pour boucler la boucle, cette Madame de Geoffrin devait, en 1768, adresser une lettre de recommandation pour « le petit Mozart » à un prince autrichien. Seulement, à propos de son voyage à Varsovie, cette dame a laissé une note manuscrite qui dit expressément :

data.bnf.fr
« je suis partie pour la pologne un mercredy 21 may 1766 à 3 heures après midy, arrivée à Strasbourg le dimanche matin 25 mai, j’en suis repartie le mercredy 28, … » etc. C’est raté pour le séjour à Valenciennes les 9 et 10 mai.
Car il ne s’agit pas de Madame de Geoffrin, mais de « Madame de Jeofrion » comme l’écrit Léopold. Et devinez la meilleure : les Geoffrion sont, à Valenciennes, « marchands de toilettes, linons et batistes ».

Donc, à la question « Que sont venus faire les Mozart à Valenciennes ? », je réponds : rien de particulier. Ils y ont passé la nuit, effectué deux emplettes, et sont partis pour Paris, leur destination annoncée. C’est une réponse qui m’aura donné du fil à retordre, mais les recherches pour la trouver m’ont appris tellement de choses que je remercie Mozart d’être passé par ici, même subrepticement.

PS – Je voudrais ajouter, pour éventuellement consoler les musiciens valenciennois du silence de Leopold à leur sujet, que la famille Mozart s’est rendue la même année à Dijon, en juillet, où un concert a été donné avec des musiciens locaux. Commentaires de Leopold sur chacun d’eux : « très médiocre », « un misérable italien détestable », « un racleur »… On l’a peut-être échappé belle.




[1] W.A. Mozart, Correspondance tome 1, édition de la Fondation Mozarteum Salzbourg, traduction Geneviève Geffray – lettre n° 45
[2] ibid. tome 7 – note de voyage n° 992
[3] Sur le site philidor.cmbv.fr
[4] Valentiana n° 30, décembre 2002
[5] W.A. Mozart, Correspondance tome 1, op. cit. – lettre n° 20
[6] Ibid. – lettre n° 22

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire